Face aux enjeux environnementaux (réduction des gaz à effet de serre, utilisation effective des ressources), aux enjeux de revitalisation des économies régionales et aux enjeux démographiques, le Ministère de l’Environnement japonais développe depuis 2018, le concept de « Regional Circular and Ecological Spheres ».

Ce concept intègre des aspects environnementaux, sociaux et économiques, pour créer un nouveau modèle promouvant une société bas-carbone, autonome et décentralisée, en harmonie avec la nature. Introduit à diverses reprises auprès de la communauté internationale, ce modèle décentralisé, visant à redynamiser les territoires régionaux et à promouvoir les énergies renouvelables et la circulation des ressources, est désormais l’une des lignes directrices des politiques environnementales japonaises.

1. Le concept de « Circulating and Ecological Economy » (CEE), un prolongement de politiques antérieures

SchémaLa vision de l’établissement d’une société basée sur une « Circulating and Ecological Economy » (CEE) a été formellement inscrite et promue par le Ministère de l’Environnement japonais (MOE) dans le 5ème Plan Fondamental pour l’Environnement en avril 2018. La CEE a été conceptualisée sous l’impulsion de l’Institute for Global Environment Strategies (IGES, institut proche du MOE), avant d’être reprise dans les discours du gouvernement. La CEE prône une société bas-carbone, autonome et décentralisée, basée sur l’harmonie avec la nature et la production locale d’énergie renouvelable. L’objectif est double : préserver les écosystèmes et les ressources tout en revitalisant les régions périphériques actuellement en déclin. Afin de mettre en application ce nouveau modèle, l’IGES promeut la mise en place de « Regional Circular (ou Circulating) Ecological spheres » (Regional CES), qui permettent d’optimiser la circulation des ressources naturelles, économiques et humaines.

La CEE et les Regional CES sont le prolongement de précédents concepts mis en avant par le gouvernement japonais comme la  « Regional Circular Sphere » de 2008, les 3R : Reduce, Reuse, Recycle ou encore la stratégie nationale sur la biodiversité (2012-2020). Selon le Central Environment Council qui a dirigé les discussions sur ces idées, la CEE a été principalement fondée sur la base de deux concepts développés précédemment : la Regional Circular Sphere (Chiiki-Junkan-Ken) et la société en harmonie avec la nature (Shizen Kyousei Shakai).

La Regional Circular Sphere avait été promue par le gouvernement japonais dans son second plan fondamental pour l’établissement d’une société respectueuse du cycle des matières en 2008. De nombreux modèles de recyclage de ressources comme le plastique, les déchets alimentaires, les déchets d’origine animale, le papier avaient été développés. Avec le temps, ce concept s’est surtout appliqué à la nécessité de revitaliser l’économie locale, en établissant des collaborations entre les zones rurales et urbaines et d’utiliser les ressources locales pour atténuer les hémorragies de capitaux et créer des opportunités d’emploi. On est donc passé d’une nécessité de circulation des ressources pour la réduction et le recyclage des déchets organiques, à l’engagement des acteurs locaux pour renforcer la société et l’économie locale.

2. Regional CES et CEE : une tentative d’intégration des différentes dimensions du développement durable

Au cours des dernières années, le Japon a fragmenté ses politiques environnementales en abordant de manière séparée la protection de la biodiversité (Stratégie nationale sur la biodiversité de 2012 à 2020), l’efficacité des ressources (Loi fondamentale sur l’établissement d’une société respectueuse du cycle des matières) et la décarbonisation (Stratégie de long terme pour une société décarbonée soumise en mai 2019 à consultation publique). Le premier objectif du concept de Regional CES est de parvenir à une meilleure intégration de ces différents enjeux environnementaux.

Au-delà des enjeux environnementaux, le Japon souhaite également répondre à l’ensemble des Objectifs de Développement Durable de l’ONU (SDGs), qui sont de plus en plus présents au sein des communications du gouvernement et des entreprises japonaises. Il s’agit donc d’intégrer les dimensions économiques et sociales du développement durable, en promouvant la revitalisation des régions et en luttant contre le déclin économique et démographique des régions les plus fragiles.

Regional CESAfin de parvenir à une Circulating and Ecological Economy, le gouvernement évoque la nécessité pour chaque région de s’appuyer sur ses caractéristiques uniques, de manière à créer par la suite des symbioses et des échanges de ressources entre territoires voisins. Il s’agit de redécouvrir les ressources régionales et de faire d’elles un usage optimal. Ces ressources peuvent être multiples : sources d’énergie, ressources naturelles (forêts, sources naturelles d’eau chaude, etc), infrastructures, conglomérats industriels mais également culture indigène, artisanat, climat, savoir-faire des communautés, etc. Pour préserver la durabilité d’une région, il faut préserver ces ressources locales et empêcher leur altération par les activités socioéconomiques. Réciproquement, l’amélioration de la qualité des ressources peut mener à une amélioration des activités socioéconomiques. Une bonne gestion des ressources locales et une amélioration de leur qualité est donc primordiale. Par ailleurs, il est nécessaire de faire circuler ces ressources (naturelles, mais également économiques et humaines) à l’échelle optimale, et de créer des synergies entre les régions : les besoins pour une ressource donnée ne se trouvent en effet pas nécessairement dans la région qui dispose de cette ressource. Ce concept souligne la nécessité de trouver des solutions fondées sur les écosystèmes, pour s’adapter au changement climatique et parvenir à une société résiliente. 

Ainsi, les concepts de CEE et de Regional CES reprennent certains des principes de base d’autres concepts promouvant la durabilité, comme l’économie circulaire ou la société décarbonée, mais les développent en intégrant les trois dimensions du développement durable, et les croisent avec une logique d’aménagement du territoire.

3. Des initiatives déjà existantes : exemples de production locale d’énergie renouvelable, d’utilisation des ressources forestières et de soutien aux communautés vieillissantes

Il existe déjà de multiples exemples de régions, de villes ou d’initiatives illustrant l’esprit des Regional CES. Ces exemples d’initiatives locales durables sont disséminés sur l’ensemble de l’archipel et ont bien souvent débuté dès les années 90 ou 2000. Ces initiatives locales, non coordonnées, ont contribué à faire émerger le concept de Regional CES, tel qu’il a ensuite été théorisé par l’IGES et promu par le gouvernement national. Ces exemples précurseurs sont également utilisés aujourd’hui comme modèles pour inspirer d’autres régions, villes et villages à s’engager dans des projets de Regional CES.

3.1. Nagano : un modèle de production décentralisée d’énergie renouvelable

La préfecture de Nagano vise une énergie 100% renouvelable et place la décarbonisation au premier plan de sa politique de développement durable. La stratégie de politique énergétique durable pour 2013-2020 (Nagano Sustainable Energy Policy Strategy), vise une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 36% d’ici 2030, dépassant ainsi les objectifs japonais de 26%. Nagano encourage notamment la promotion de projets d’énergie renouvelable communautaires, l’efficacité énergétique des entreprises et des bâtiments, ou encore un système de cartographie solaire. La préfecture a également élaboré un plan ambitieux visant à transformer la relation énergétique entre zones rurales et urbaines. Le bureau des entreprises de Nagano vend de l’hydroélectricité aux zones urbaines, exportant de l'énergie renouvelable vers des villes situées en dehors de la préfecture et générant ainsi des revenus à Nagano.

NaganoLe système de vente d’électricité de Nagano : vente d’électricité aux grandes villes provenant de deux centrales hydroélectriques. Source: Circulating and Ecological Economy — Regional and Local CES: An IGES Proposal.

3.2. Hamamatsu : un partenariat public-privé pour l’indépendance énergétique

Afin d’assurer son autosuffisance énergétique, la ville de Hamamatsu a créé en 2015 une société électrique locale : « Hamamatsu Energy Co., Ltd », grâce aux investissements de 9 entités, dont la ville elle-même et six entreprises locales. La société est la première entreprise locale d’électricité financée grâce à un investissement du gouvernement local. La ville s’est appuyée sur ses atouts : elle reçoit le plus d’heures de soleil du pays et dispose d’importantes ressources forestières ; les principales sources d’énergie sont donc l’énergie solaire et la biomasse. Hamamatsu Energy a fixé un plafond pour les investissements provenant de l’extérieur de la région et a également définit un objectif pour le ratio entre la production d’énergie locale et la consommation locale à au moins 80%. Ce cas illustre bien l’utilisation des ressources locales pour favoriser la résilience énergétique et la revitalisation de l’économie locale en créant une production énergétique et un système de consommation locaux. Hamamatsu Energy est également un exemple de collaboration public-privé fructueuse.

3.3. Shimokawa : l’utilisation des ressources forestières pour la revitalisation

La ville de Shimokawa, située à Hokkaido, a mis en place son propre modèle de développement durable pour faire face à ses problèmes démographiques et économiques de long terme. Si l’agriculture, la foresterie et l’exploitation minière ont propulsé sa croissance jusqu’en 1960, la dégradation des industries principales de la ville et son éloignement de tout centre économique majeur ont mené à une diminution drastique de sa population par la suite. Shimokawa a pleinement embrassé la philosophie de la CEE en s’appuyant sur ses ressources pour trouver des solutions à ses problèmes de long-terme. Au total, 88% de la surface de la ville est couverte par des forêts offrant des possibilités de nouvelles activités économiques. La ville de Shimokawa a exploité ce potentiel et l’industrie de la foresterie joue à nouveau un rôle de premier plan dans l’économie de la ville : les activités forestières traditionnelles ont été ravivées, de nouveaux produits forestiers ont été développés et l’utilisation de biomasse forestière s’est généralisée. Cette renaissance a réduit les émissions de CO2 de 18% et a permis à la ville d’atteindre une autonomie énergétique de 49% en 2016.

Par ailleurs, la ville a construit un Bio Village, Ichi no Hashi, en réponse au vieillissement de la population. Ce village combine le logement (22 unités) avec d’autres services sous une forme compacte. La biomasse forestière fournit de l’énergie à la communauté, minimisant ainsi les émissions de CO2, et une pépinière spécialisée dans les produits forestiers et un centre de recherche génèrent de nouvelles perspectives économiques. Ichi no Hashi est un bel exemple de la mise en œuvre pratique d’une Regional CES : capitalisant sur les principaux atouts de la région, le BioVillage intègre les trois dimensions du développement durable pour répondre à l’un des problèmes les plus urgents du Japon : une société surannée.

Ichi no hashiSystème de gestion de l’énergie du Bio Village Ichi no Hashi. Source : Site internet de Shimokawa.

4. Les perspectives de développement de la CEE et de la Regional CES : appel à projet en cours, communication à l’internationale et limites de l’action locale

Le Ministère de l’Environnement a lancé en 2019 un appel à candidatures pour soutenir une variété de projets portant la philosophie de la CEE. Entre 60 et 70 propositions ont été reçues et sont en cours d’évaluation. Les 20 projets sélectionnés à l’été 2019 bénéficieront d’un soutien budgétaire et de l’expertise d’une équipe consultative envoyée sur place. L’objectif est de faciliter les discussions entre une grande diversité d’acteurs, de manière à maximiser les chances de réussite des projets. Le MOE envisage pour l’instant de suivre l’évolution des initiatives sur trois ans et de tirer un premier bilan de l’impact et des retombées de ce programme de soutien. L’appel à candidature n’était pas restrictif et s’adressait aussi bien aux préfectures, qu’aux villes, ou aux acteurs locaux privés.

Sur la scène internationale, le Japon a déjà fait la promotion des concepts de CEE et de Regional CES au sein de forums ou de groupes de travail consacrés à la durabilité et à la transition écologique, notamment la UN Biodiversity Conference de novembre 2018, la 24ème Conférence des Parties de l’UNFCCC de décembre 2018, la première rencontre du groupe de travail G20 Climate Sustainability de 2019, et le premier symposium africain sur la science durable qui s’est tenu en mars 2019. Le Japon affiche ainsi son désir de diffuser son modèle outre-mer et ambitionne également de collaborer directement avec les gouvernements locaux de pays tiers, notamment en Asie du Sud-Est. L’objectif serait de mettre l’expertise japonaise à disposition, mais aussi de bénéficier des enseignements des pays d’accueil sur des aspects sur lesquels le Japon est en retard, en particulier ce qui concerne l’implication des communautés locales dans les projets.

Cependant, si le concept de Regional CES est bien inscrit dans le 5ème Plan Fondamental pour l’Environnement, les actions concrètes envisagées au niveau national, pour promouvoir et développer la décentralisation, l’autonomie et la résilience au sein des régions demeurent floues, voire inexistantes. Aucun changement législatif n’est prévu pour transférer des compétences aux collectivités et ainsi leur donner plus de marge de manœuvre. Sans réel transfert de compétences et sans stratégie nationale précise définie par le gouvernement central, il apparait difficile pour les gouvernements locaux d’agir. De plus, le budget alloué pour soutenir les initiatives de développement des Regional CES semble restreint et peu défini. Cette tentative du MOE de développer un nouveau cadre intégrant les différentes dimensions du développement durable est prometteur, encore faut-il que la conceptualisation soit suivie d’actions concrètes et ambitieuses de la part du gouvernement japonais. On retrouve ainsi certaines faiblesses identifiées sur une autre politique territoriale du Japon, celle des Compact Cities.

L’intérêt du gouvernement japonais pour les concepts de CEE et Regional CES démontre toutefois une volonté de progressivement décentraliser les politiques liées au développement durable des territoires, dans la lignée des dynamiques déjà engagées en Europe, notamment en France avec les nombreuses mesures de décentralisation des politiques énergie-climat mises en place depuis la fin des années 2000.

Ce mouvement s’accompagnera nécessairement de l’émergence de nouveaux types de services et d’entreprises, plus orientées vers le local, à l’image des opérateurs alternatifs d’électricité comme Shizen Denryoku et Minna Denryoku, qui se spécialisent sur les énergies renouvelables achetées à de petits producteurs indépendants. Bien qu’apparaissant comme une démarche plutôt low-tech, la CEE et la Regional CES pourront donc bénéficier des technologies facilitant la décentralisation, telles que l’internet des objets pour optimiser des services diffus, et la blockchain pour le suivi des flux de ressources de tous types.

Pour aller plus loin :