Le marché mondial du caoutchouc naturel reste déficitaire en 2025, avec une production en recul en Asie du Sud-Est. Filière stratégique pour la Thaïlande et le Vietnam, l’hévéaculture fait face à des défis structurels majeurs : faiblesse des prix, pénurie de main-d’œuvre, impacts du changement climatique et exigences croissantes de traçabilité imposées par l’Union européenne.

Le marché mondial du caoutchouc naturel reste déficitaire en 2025, avec une production en recul en Asie du Sud-Est. Filière stratégique pour la Thaïlande et le Vietnam, l’hévéaculture fait face à des défis structurels majeurs : faiblesse des prix, pénurie de main-d’œuvre, impacts du changement climatique et exigences croissantes de traçabilité imposées par l’Union européenne. Dans ce contexte, les gouvernements et l’industrie de transformation, engagés dans une montée en gamme, misent sur la conformité à ces nouvelles normes pour accroître leur compétitivité.

1. Le secteur mondial du caoutchouc naturel, dominé par l’Asie du Sud-Est (64 % de la production en 2024), est en tension depuis plusieurs années. Tirée par la demande croissante des secteurs automobile (notamment électrique), médical (gants en latex) et de la construction, la consommation mondiale devrait croître en moyenne de 4,7 % par an entre 2025 et 2030.[i] En 2025, pour la cinquième année consécutive, la production devrait rester inférieure à la consommation. Ce déficit s’explique principalement par des prix peu incitatifs (malgré un rebond en 2024[ii]) qui encouragent les producteurs à se tourner vers des cultures plus rentables. En Asie, la production de 2025 devrait reculer en Indonésie (- 9,8 %) et au Vietnam (- 1,3 %), tandis que la Thaïlande amorce une reprise modérée (+ 1,2 %) après un recul l’an dernier[iii]. L’Afrique de l’Ouest, portée par la Côte d’Ivoire, affiche une dynamique de croissance rapide, mais sa contribution reste insuffisante pour compenser le repli asiatique.

2. Une filière stratégique pour la Thaïlande et le Vietnam, respectivement 1er et 4ème exportateurs mondiaux en 2024. Bénéficiant de leur climat tropical, les deux pays ont établi leurs premières plantations commerciales d’hévéa au début du XXᵉ siècle dans leurs régions méridionales. Soutenus par des politiques publiques favorables et des investissements étrangers, ils se sont rapidement hissés parmi les leaders mondiaux du secteur. Le caoutchouc constitue une source importante de devises, particulièrement pour la Thaïlande dont c’est le 4ème poste d’exportations (17,7 milliards d’euros en 2024, en incluant les ouvrages en caoutchouc, dont les pneus)[iv] avec plus de 3,5 millions d’hectares plantés. Au Vietnam, l’entreprise principale du secteur, Vietnam Rubber Group[v] (VRG, qui représente environ 40 % de la production vietnamienne) a contribué au budget de l’Etat à hauteur de 230 millions d’euros en 2024[vi]. L’hévéaculture est en outre essentiellement familiale : les petits exploitants assurent 90 % de la culture de l’hévéa en Thaïlande[vii] et 60 % au Vietnam[viii]. En Thaïlande, un quart des ménages agricoles tirent des revenus de cette culture, qui assure en outre une rémunération tout au long de l’année (hormis une courte période d’interruption de 2 à 3 mois). Le secteur joue ainsi un rôle important dans la réduction de la pauvreté rurale et la redistribution des revenus.

3. Le Vietnam et la Thaïlande cherchent à monter en gamme en développant leur industrie de transformation, encore largement cantonnée à l’exportation de produits semi-finis. La Thaïlande a ainsi exporté 76,4 % de sa production intermédiaire en 2023 pour être transformée en produits finis à l’étranger[ix]. Pour y remédier, les deux pays déploient des politiques industrielles incitatives. Dans son plan stratégique 2018-2037, l’Autorité thaïlandaise du caoutchouc (RAOT) vise à tripler la valeur de ses exportations, tout en réduisant la surface plantée à moins de trois millions d’hectares[x]. Le plan s’appuie sur une demande domestique en forte progression (+ 18,7 % pour les produits semi-finis en caoutchouc en 2023, dont plus de la moitié sont utilisés pour la fabrication de pneus) atteignant aujourd’hui 25 % du total de la production, avec l’objectif d’atteindre 35% en 2037. Au Vietnam, la dépendance aux exportations de caoutchouc brut ou peu transformé reste marquée. Si les exportations de pneus ont progressé de 136 % en cinq ans, davantage que celles de caoutchouc naturel brut (+ 37 %), le pays dispose d’une importante marge de progression. Les deux pays bénéficient d’un important afflux d’investissements chinois[xi], porté par la croissance du marché des véhicules électriques. La Chine absorbe à elle seule 45,7 % de la consommation mondiale de caoutchouc naturel (contre 9,2 % pour le n°2, l’Inde), ce qui se traduit en une forte dépendance commerciale de la filière.

4. Fortement intensive en main d’œuvre, en particulier pour la saignée, l’hévéaculture rencontre des difficultés croissantes pour mobiliser de la main d’œuvre. Cette activité se caractérise par des conditions de travail difficiles[xii] et intermittentes. Le niveau de prix est le premier facteur de disponibilité de la main d’œuvre, celle-ci étant principalement composée de travailleurs venus d’autres régions du pays pour le Vietnam, et d’autres pays pour la Thaïlande. Or la baisse des prix du caoutchouc naturel (environ au même niveau qu’il y a 20 ans[xiii]) et la hausse des coûts de production au cours de la dernière décennie poussent les exploitations familiales à se tourner vers des cultures plus lucratives comme le palmier à huile.  

5. L’Asie du Sud-Est figure parmi les régions les plus vulnérables aux effets du changement climatique et la filière hévéa doit revoir ses méthodes de production. L’hévéaculture est peu adaptable à court terme[xiv] et repose sur des conditions climatiques spécifiques, en dehors desquelles l’hévéa n’a jamais été cultivé. La hausse des températures, les sécheresses plus fréquentes et les précipitations irrégulières, comme observé en 2024 et projeté par le GIEC, qui facilitent le développement de certaines maladies, constituent des menaces majeures et laissent présager une diminution durable des rendements en caoutchouc naturel. Si Michelin, dont environ 70 % de l’approvisionnement provient de la région, n’envisage pas de déplacer ses sites de production, le groupe déploie néanmoins des plans d’action réguliers pour les adapter aux évolutions climatiques[xv].

6. La Thaïlande et le Vietnam ont fait de la conformité au règlement européen contre la déforestation (RDUE) une priorité, motivés par l’accès à un marché très rémunérateur. Adopté en 2023 et applicable à partir de 2026[xvi], le RDUE interdit l’exportation vers l’Union européenne (UE) de caoutchouc lié à la déforestation (même légale) postérieure à 2020. Il impose aux entreprises une traçabilité précise jusqu’à la parcelle d’origine. L’UE est aujourd’hui le troisième marché pour le caoutchouc vietnamien et thaïlandais, derrière la Chine et les États-Unis.[xvii]. Bien que la Commission européenne ait attribué en mai 2025[xviii] aux deux pays un niveau de risque faible - ce qui limite les contrôles à 1 % des importations - la mise en œuvre du règlement impose une profonde transformation des chaînes d’approvisionnement. Celles-ci sont en effet très fractionnées et complexes, reposant largement sur de petits exploitants peu structurés[xix], souvent sans titre foncier formel et opérant via des circuits informels. Face à ces défis, la Thaïlande se distingue[xx] : près de 95 % de ses producteurs sont désormais enregistrés par la RAOT[xxi] et le lancement en mai 2024 du Thai Rubber Trade System, qui assure la conformité des lots à la vente, a été un succès[xxii]. Le Vietnam progresse également[xxiii] et le VRG affirme être en mesure de fournir l’UE en caoutchouc conforme au règlement[xxiv]. Toutefois, les importations de caoutchouc cambodgien (près de 2/3 des volumes entrants[xxv]), ainsi que l’exigence de conformité aux législations nationales prévue par le règlement[xxvi] freinent les efforts de préparation du Vietnam.

En comparaison, les concurrents régionaux comme l’Indonésie ou le Cambodge, qui ne disposent pas de groupes nationaux comparables à la RAOT ou au VRG, apparaissent nettement moins préparés à se conformer à la réglementation européenne. En Chine, importatrice nette de caoutchouc naturel, la filière du pneu entend s’appuyer sur les efforts déployés par ses fournisseurs, sans engager d’initiative propre notable.

 

La France est engagée dans l’adaptation de la chaîne de production du caoutchouc naturel, notamment via le projet FORSEA[xxvii], qui tenait son séminaire annuel en mai dernier, financé par un FEXTE de l’AFD en Thaïlande, au Vietnam et au Cambodge. Mené par le Cirad, ce projet évalue les risques et réponses liés au changement climatique et à la raréfaction de la main-d’œuvre. La réduction de la fréquence des saignées[xxviii], la culture intercalaire[xxix] et la sélection génétique font partie des solutions envisagées pour concilier ces défis. Expert reconnu en hévéaculture, le Cirad coordonne depuis 2008 la plateforme de recherche HRPP[xxx], en partenariat avec les universités thaïlandaises de Kasetsart et du Prince de Songkla.



[ii] La hausse des prix du caoutchouc naturel en 2024 s’explique principalement par des conditions climatiques défavorables (sécheresse, typhon Yagi, phénomène El Niño) et la forte demande de l’industrie automobile, particulièrement asiatique.

[iv] Trade data Monitor 2024

[v] VRG est une entreprise semi-publique, cotée à la Bourse de Ho Chi Minh-Ville depuis 2017, dont le capital est détenu à hauteur de 96,77 % par l’Etat vietnamien.

[xi] À titre d’exemple, fin 2024, une filiale du fabricant chinois de pneus Guizhou Tyre a lancé le volet final d’un vaste investissement dans la zone industrielle de Long Giang (Sud-Est du Vietnam) et le chinois Welday a inauguré une usine dédiée aux équipements de plomberie dans la zone industrielle de Rayong (Sud-Est de la Thaïlande).

[xii] La saignée de l’hévéa a souvent lieu la nuit, lorsque l’écoulement du latex optimal, et dans des conditions climatiques difficiles (chaleur, humidité, pluie, moustiques). Le métier de saigneur est en outre un travail physique répétitif, peu reconnu et faiblement rémunéré.

[xiv] Il faut attendre environ 6 ans avant de pouvoir saigner un hévéa, puis l’arbre est exploité pendant 20 à 30 ans.

[xv] Entretien du 02/07/2025 avec M. Lefebvre, Directeur technique pour le caoutchouc naturel chez Michelin

[xvi] Initialement prévue pour décembre 2024, l’entrée en vigueur du RDUE a été fixée au 30 décembre 2025 pour les grandes entreprises et au 30 juin 2026 pour les microentreprises et petites entreprises.

[xvii] La Thaïlande et le Vietnam ont respectivement exporté vers l’UE du caoutchouc naturel ainsi que des ouvrages en caoutchouc à hauteur de 1,9 milliards d’euros et 700 millions d’euros en 2024 (Trade Data Monitor).

[xix] En Thaïlande, selon l’Institut européen des forêts, la surface moyenne des exploitations de caoutchouc naturel est de 2,3 hectares et seuls 7% des exploitants appartiennent à une coopérative.

[xx] Le caoutchouc et les ouvrages en caoutchouc représentent en valeur 90 % des exportations thaïlandaises vers l’UE de produits concernés par le RDUE.

[xxiii] Dès août 2023, le ministère de l’Agriculture a adopté un Plan d’action d’adaptation au RDUE.

[xxiv] Annonce faite par le VRG à l’occasion d’une cérémonie organisée en décembre 2024 à Hô Chi Minh-en l’honneur des trois premières entreprises membres du groupe conformes au RDUE (Chu Se Kampong Thom Rubber Joint Stock Company, Dong Nai Rubber Corporation et Dau Tieng Rubber Company Limited).

[xxv] Rubber Industry in Vietnam: Production, Export Situation, Challenges and Prospect - B-Company ; En 2021, le Cambodge a déclaré des exportations de caoutchouc vers le Vietnam d'une valeur de 289 millions de dollars, tandis que le Vietnam a enregistré des importations évaluées à 1,5 milliard de dollars, un écart qui illustre la part informelle de ces échanges et les préoccupations liées à l'efficacité des systèmes de suivi.

[xxvi] Le RDUE impose également aux entreprises de garantir que les produits importés respectent les lois en vigueur dans leur pays d’origine, notamment en matière de droits fonciers, de conditions de travail, de protection de l’environnement et des populations locales.

[xxviii] La réduction de la fréquence des saignées de l’hévéa consiste à espacer les saignées, par exemple en passant d’une saignée tous les deux jours à une tous les trois jours. Cette technique permet de répondre à la pénurie de main-d’œuvre tout en maintenant, voire en améliorant, la productivité du travail.

[xxix] La culture intercalaire consiste dans ce contexte à cultiver d’autres espèces végétales entre les rangées d’hévéa, afin notamment de diversifier les revenus.