Les perspectives de l'économie libanaise

Le modèle économique du Liban, fondé sur une hypertrophie du secteur bancaire et l’attraction de capitaux étrangers, s’est effondré en 2019, provoquant l’une des pires crises au monde. Paradoxalement, ce modèle rentier n’a pas été profondément remis en cause, mais s’est replié sur sa dépendance à la diaspora (transferts de fonds et secteur touristique). Une partie de la classe dirigeante semble considérer que ce système, pourtant très dégradé et vulnérable, pourra tenir jusqu’à ce que de nouvelles rentes se matérialisent (notamment le gaz offshore), ce qui n’apparaît ni réaliste ni souhaitable. Dans un contexte global promouvant le nearshoring, le Liban possède en effet des atouts, en particulier son capital humain, pour évoluer vers une économie productive qui serait notamment fondée sur : (i) le numérique et les services aux entreprises, (ii) l’agriculture et l’agroalimentaire ; (iii) l’industrie légère. La mise en place d’un nouveau modèle économique pérenne nécessitera toutefois de nombreux prérequis : la préservation du secteur éducatif, une stabilisation du cadre macroéconomique et financier, l’amélioration de l’environnement des affaires et le redressement des infrastructures, en particulier énergétiques.

1/  L’économie réelle libanaise s’est ajustée à la crise, en se repliant sur le secteur touristique.

Le modèle économique libanais s’est fondé historiquement sur une logique de hub puis sur des rentes insoutenables. Dans les années 1950-1960, le Liban jouait un rôle de hub moyen-oriental financier (banques), énergétique (raffineries de pétrole) et de transport (port et aéroport de Beyrouth). Ce modèle s’est essoufflé avec le développement des pays du Golfe et la guerre civile libanaise. A partir des années 1990, l’élite politico-financière a cherché à recréer ce modèle, mais l’a in fine recentré sur son volet bancaire et sur l’attraction de capitaux étrangers destinés à la reconstruction (principalement immobilière) et non à l’investissement productif. Cette stratégie a généré un phénomène de surconsommation, tandis que le secteur privé s’est concentré sur des rentes (construction, tourisme, importations). De plus, la doctrine d’un taux de change LBP/USD fixe et la hausse consécutive des taux d’intérêts ont créé une situation défavorable à l’investissement productif : le Liban a ainsi souffert de la maladie hollandaise, sans pour autant disposer de ressources primaires. L’avènement de la crise en 2019 témoigne d’un échec profond de ce modèle.

L’économie s’est désormais recentrée sur la rente diasporique (remises de fond, retours saisonniers). Les indicateurs macroéconomiques indiquent que le Liban connait une crise d’une extrême gravité ; pour autant, une approche plus microéconomique semble montrer que l’activité se redresse depuis l’été 2022. D’une part, les flux financiers issus de la diaspora via les transferts de fonds (6-7 Md$, 30% du PIB) et les recettes touristiques liées aux retours saisonniers (4-5 Md$, 20% du PIB) se sont maintenus dans un contexte de forte émigration (200 000 à 300 000 personnes, majoritairement qualifiées, auraient quitté le Liban depuis 2019). D’autre part, le secteur informel semble s’être développé, en particulier la contrebande avec la Syrie et le trafic de drogue. En conséquence, la consommation continue de contribuer pour une part écrasante à l’économie, qui connaît par ailleurs une forte dollarisation et une progression des transactions en cash. En parallèle, l’effondrement de l’Etat implique un sous-investissement dans les infrastructures et les services publics et risque de piéger le Liban dans une trappe à pauvreté.

La majorité de la classe dirigeante est persuadée que le modèle libanais a démontré sa résilience et pourra tenir jusqu’à l’apparition de nouvelles rentes, qui n’apparaissent pourtant ni soutenables ni réalistes :

1/ Le secteur touristique, en reprise suite à plusieurs années de crise et de pandémie, est perçu comme une manne de devises assurée par les retours saisonniers de la diaspora. Cette rente reste toutefois cyclique et vulnérable à des paramètres extérieurs (situation économique des pays tiers, situation sanitaire, etc.).

2/ L’exploration gazière est parfois présentée comme le meilleur moyen de surmonter la crise. Néanmoins, même en cas de découverte majeure, les recettes seraient limitées et ne se matérialiseraient qu’à moyen terme. En outre, les conséquences d’une découverte de gaz ne seraient pas nécessairement positives : le risque d’une mauvaise gestion de la rente apparaît très élevé et pourrait décourager tout effort d’investissement dans les secteurs productifs et soutenables.

3/ La reconstruction de la Syrie est aussi perçue comme une manne future, dans la mesure où le Liban pourrait devenir un point d’entrée pour les matériaux et marchandises. Néanmoins, le niveau de trafic qui pourra être capté par les ports libanais demeure incertain et dépendra du degré de concurrence des ports turcs (aujourd’hui saturés, notamment Mersin) et du port d’Aqaba, ainsi que de la vitesse de reconstruction des ports syriens (Tartous et Lattaquié). De fait, l’effet global sur l’économie libanaise devrait être limité.

2/ Le Liban possède pourtant des atouts pour évoluer vers une économie productive et soutenable.

Le capital humain libanais peut devenir l’un des moteurs de l’économie libanaise, en particulier via la relance de l’écosystème tech et des services aux entreprises. Avant la crise, le Liban figurait parmi les pays les plus en pointe de la région sur le secteur numérique (2% du PIB). Les startups libanaises, qui étaient avant tout tournées vers le marché domestique, ont massivement quitté le Liban en 2020-2021 (notamment pour Dubaï). Toutefois, le Liban semble depuis émerger comme un centre de ressources humaines (« outsourcing »). La forte baisse du coût du travail résultant de la dépréciation de la livre a permis au pays de gagner en compétitivité sur l’ensemble du spectre tertiaire, des centres d’appel aux activités numériques avancées. Ce positionnement se traduit par des activités de sous-traitance d’entreprises libanaises pour des groupes étrangers mais aussi par des recrutements directs d’entreprises étrangères et notamment françaises. Il est ainsi possible d’espérer une relance de l’écosystème tech, qui pourrait notamment s’appuyer sur un avantage comparatif libanais dans le développement de logiciels.

La diversité agro-climatique et les ressources en eau du Liban pourraient contribuer à la montée en puissance du secteur agricole et agroalimentaire. L’enjeu est de renforcer la sécurité alimentaire (80% d’importations), de développer les exportations mais aussi de créer des emplois formels. Alors que la crise a entraîné une baisse de la production à la suite de la hausse du prix des intrants, de nombreux freins au développement des filières doivent encore être levés. En aval, le secteur agroalimentaire possède un fort potentiel, étant d’ores et déjà le segment le plus actif de l’industrie libanaise (60 usines répertoriées, notamment de boissons, boulangerie-pâtisserie et transformation de fruits et légumes).

Le développement ciblé de certains segments exportateurs de l’industrie pourrait permettre d’améliorer la balance commerciale et de diversifier les chaines de valeur. La montée en puissance de l’industrie légère locale, aujourd’hui embryonnaire mais diversifiée, permettrait de rééquilibrer le commerce extérieur via une substitution partielle des importations et une hausse des exportations. Historiquement désavantagée par les taux d’intérêts élevés et un taux de change réel surévalué, l’industrie libanaise n’est pas parvenue à réorienter significativement sa production à l’export dans le contexte de la crise (les exportations étant passées de 3,7 Md$ en 2019 à 3 Md$ en 2023). Pour autant, certaines entreprises font preuve de dynamisme (e.g. la société Matelec qui fabrique des transformateurs électriques, la dizaine d’entreprises pharmaceutiques produisant des médicaments génériques, les PME des filières bois-ameublement...).

3/ L’émergence de cette nouvelle économie nécessite de préserver le capital humain, de stabiliser le cadre macroéconomique et d’améliorer l’environnement des affaires et les infrastructures.

La préservation du capital humain libanais, premier avantage comparatif du Liban, est une priorité absolue. Depuis 2019, l’effondrement du secteur éducatif public fait craindre une détérioration des compétences de la génération montante, tandis que la perte de prestige et d’efficacité du système universitaire libanais accentue le phénomène de fuite des cerveaux.

Un nouveau modèle ne pourra émerger sans une stabilisation du cadre macroéconomique et financier, dans le cadre d’un programme FMI, qui conditionne le retour des financements étrangers et domestiques. L’absence d’accès au crédit, couplé à un environnement macroéconomique complexe (dollarisation et cashification), constitue l’un des principaux freins au développement des entreprises. Point névralgique de la crise, le secteur bancaire doit être restructuré afin de retrouver son rôle de financement de l’économie.

L’Etat libanais aura un rôle à jouer pour améliorer l’environnement des affaires. Compte-tenu de la taille réduite du marché local (5,5 M d’habitants, avec de fortes disparités de richesse), les exportations devront être favorisées pour générer des économies d’échelle, ce qui nécessite la préservation des fonctions étatiques de mise en place de standards et normes. C’est particulièrement le cas pour le secteur agricole exportateur, en matière d’inspection vétérinaire-phytosanitaire. La création de zones industrielles, comme la potentielle zone économique spéciale à Tripoli, est à ce titre envisagée depuis plusieurs années. Par ailleurs, la politique commerciale devra être modernisée : le Liban n’est toujours pas membre de l’OMC.

Enfin, le redressement des infrastructures, en mobilisant les partenariats public-privé (PPP), sera incontournable pour inscrire le Liban dans un schéma d’industrialisation :

1/ Le redressement du secteur énergétique doit être une priorité absolue pour le redressement de l’économie. La production limitée et instable d’électricité entraîne une dépendance aux groupes électrogènes privés, coûteux et inefficaces, et détériore les réseaux d’eau et de télécommunications. Le déploiement des énergies renouvelables devra être encouragé, compte tenu du potentiel du pays.

2/ L’amélioration de la gestion de l’eau est un enjeu majeur pour le développement agricole. Alors que le Liban est l’un des pays les plus riches en eau du Moyen-Orient, le pays demeure sous le seuil de stress hydrique car les inefficacités du secteur sont nombreuses.

3/ La préservation des infrastructures de télécommunications est un prérequis au redéveloppement du secteur numérique. Le déploiement de la fibre a été stoppé depuis le début de la crise, tandis que les difficultés financières du fournisseur public d’internet fixe Ogero entraînent des perturbations récurrentes.

4/ Enfin, les infrastructures de transports seront amenées à jouer un rôle déterminant dans ce nouveau modèle de croissance. La reconstruction du port de Beyrouth, l’agrandissement du port de Tripoli et la modernisation de l’aéroport de Beyrouth sont des chantiers essentiels au développement d’une économie productive, tout comme l’entretien et la mise en conformité des infrastructures routières.

 

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Notes d'analyse détaillées :

1/ Secteur agricole

2/ Secteur de l'électricité

3/ Le commerce extérieur du Liban

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