En mars 2024, les six concerts de Taylor Swift à Singapour, dans le cadre de sa tournée mondiale « Eras Tour », auraient pu rester un épiphénomène si les médias et les politiciens ne s’étaient pas emparés de la question des « Swiftonomics » liés à l’impact de l’évènement. Jusqu'à 400 M USD de retombées sont en effet attendus par les principales banques à Singapour pour le T1 2024, auxquels s’ajoutent des retombées peut-être plus conséquentes à long terme, faisant émerger la cité-État comme le nouveau hub culturel incontournable dans la région, capable d’accueillir des artistes de premier plan. Cette situation a suscité des remous au sein de l'ASEAN, Singapour étant critiqué par ses voisins pour avoir négocié une clause d'exclusivité début 2023, à coup d’incitations financières, et avec la complicité de l'agence nationale en charge du tourisme (Singapore Tourism Board) - une démarche, depuis, avérée. Au-delà de la controverse, cet événement souligne en filigrane certains défis auxquels les économies de la région sont confrontées pour leur attractivité culturelle, créant une émulation bienvenue dans ce secteur.

I. Les « Swiftonomics », entre mythe et réalités

Les tournées des superstars de la pop transcenderaient aujourd'hui le simple cadre culturel pour s'affirmer comme de potentiels chocs exogènes pouvant influencer l’économie. La tournée "Eras Tour" de Taylor Swift en est l’illustration parfaite, se profilant comme l’une des tournées les plus lucratives de l'histoire, devant celle de Beyonce en 2023. Il convient toutefois de relativiser l’affirmation : l'évaluation de l'impact économique global de la tournée "Eras" est délicat, comme le souligne le Financial Times[1] qui met en évidence les fortes disparités des estimations de revenus entre les sources – allant de ~4,1 Mds USD selon le Washington Post, équivalent au PIB de 42 pays, à ~450 M USD d'après Bloomberg. La tendance à surévaluer les retombées, comme c’est le cas pour les Jeux Olympiques ou les Coupes du monde de football, a donné naissance au mythe des « Swiftonomics », présentés comme un levier potentiel pour revigorer des économies en berne.

Dans une analyse récente[2], la banque japonaise Nomura estime que l'impact macroéconomique de la tournée de Taylor Swift serait plus marqué dans les petites économies que dans les grandes. D'après leurs estimations, en effet, bien que la tournée de l'artiste aux États-Unis en 2023 (du 18 octobre au 3 novembre) ait eu un impact notable sur les villes hôtes, son effet a été marginal à l'échelle nationale (0,02% du PIB). De même, l'impact estimé de la tournée au Japon (du 7 au 10 février 2024) est projeté à (seulement) 0,001% du PIB annuel, alors que celui de ses concerts en Australie (du 16 au 23 février 2024) est estimé à 0,01% du PIB. En revanche, l’économie de Singapour pourrait bénéficier d'un impact plus significatif, en raison de sa petite taille (~500 Mds USD en 2023, contre ~27 000 Mds USD pour l'économie américaine), de sa clause d’exclusivité dans l’ASEAN, et de la contribution plus importante du tourisme (11,5% du PIB en 2019, avant Covid, selon le World Travel & Tourism Council, contre 7% pour le Japon par exemple).

II. Une clause d’exclusivité rapportant gros pour Singapour

Les prévisions de l'impact macroéconomique des concerts de Taylor Swift en mars à Singapour s'alignent entre les banques (DBS, Nomura, Maybank), avec un impact autour de 400 M USD, ce qui représente un stimulus de 0,2 à 0,3% du PIB pour le T1 24. Le consensus de Bloomberg établit d’ailleurs la croissance du T1 à 2,9% en glissement annuel (vs +2,2% au T4 23), soit le rythme le plus soutenu en 6 trimestres. Pour Nomura, cette évaluation intègre aussi le concert de Coldplay tenu en janvier. L'analyse repose d’abord sur le volume de billets vendus : environ 330 000 pour Taylor Swift et 300 000 pour Coldplay, avec un prix médian du ticket respectivement à 228 SGD et 183 SGD, ce qui donne un revenu total de 75 M SGD pour Swift et de 55 M SGD pour Coldplay. Une autre hypothèse considère que 85% des recettes reviennent directement aux artistes, le solde de 19 M SGD étant réinjecté dans l'économie. À cela s'ajoute l'impact - le plus grand - des dépenses touristiques : si 40% des spectateurs sont des étrangers qui séjournent en moyenne 4 jours avec un budget quotidien de 400 SGD, cela donne des dépenses de 403 M SGD (~302 M USD), comptées comme des exportations de services par Singapour. Ainsi, l'effet sur l'économie singapourienne atteindrait 423 M SGD, soit près de 0,25% du PIB au T1. Ces chiffres pourraient être revus à la baisse, selon le comportement des consommateurs (effet de substitution[3]), ou à la hausse, si les dépenses excèdent les prévisions – selon les premières données 2023, les dépenses par jour et par tête des touristes s’approcheraient de 500 SGD, portant l'impact à 503 M SGD (377 M USD, 0,3% du PIB). De son côté, l’inflation devrait être peu affectée, du fait du faible poids des transports privatifs et des billets d’avion dans l’IPC (1 à 2%), malgré une nette hausse prévue.

Le choix de Singapour comme unique étape de la tournée de Taylor Swift dans la région a suscité des questions sur la scène politique, notamment de la part du Premier ministre thaïlandais, avant que le Premier ministre de Singapour ne confirme la véracité des offres financières pour attirer la chanteuse. Selon le ministre thaïlandais Srettha, une assistance financière de 2 à 3 M USD par concert aurait été proposée, a minima, soit un total de 18 M USD pour six concerts. Cette démarche a provoqué un débat public sur l'usage des recettes fiscales pour financer de tels événements, et les implications de clauses d’exclusivité sur les relations géopolitiques. Le 28 février, un législateur philippin, Joey Salceda, affirme cette stratégie comme contraire à l'esprit de "bons voisins", et évoqué la possibilité de revoir pour cette raison certains accords commerciaux relatifs aux services. Le 4 mars, le ministre singapourien de la Culture, des Communautés et de la Jeunesse a défendu cette exclusivité en invoquant les bénéfices d'"économies d'échelle", et les retombées de long-terme pour la cité-État. Les recettes de TVA générées (entre 28 et 34 M USD, contre 18 M USD d’aides selon nos calculs) devraient en effet suffire à couvrir le coût des incitations. Par ailleurs, l’Office du tourisme de Singapour (Singapore Tourism Board) estime que l’impact sera d’ériger la ville-État comme un hub culturel pour l'ASEAN.

III. Mise en lumière des lacunes de la région en matière d’attractivité culturelle

Au-delà des remous politiques, les « Swiftonomics » soulignent des défis auxquels les 5 grandes économies de l'ASEAN (hors Singapour) sont confrontées pour attirer des artistes internationaux :

  • En Malaisie, un article local [4] identifie l’absence de stratégie en matière d’attraction culturelle, l’instabilité politique et la société conservatrice – interruption à certains concerts -, comme des freins majeurs.
  • Au Vietnam, un article du journal VNExpress [5] souligne l'incapacité du pays à s'imposer dans le jeu du tourisme culturel et être un lieu rentable pour les producteurs - citant l’exemple du concert du groupe de K-Pop Blackpink en 2023 à Hanoï n'ayant généré que 25 M USD, une somme jugée modeste pour la région.
  • En Thaïlande, où le tourisme représentait ~20% du PIB en 2019, l’accord singapourien a été mal reçu par le Premier ministre, désireux de faire du Royaume une destination attractive pour les artistes célèbres (dits « A-listers »). Pour mémoire, le concert de Taylor Swift en 2014 avait été annulé suite à un coup d'État.
  • Aux Philippines, le manque d'infrastructures est souligné comme un vrai obstacle à l'organisation de grands concerts - la Philippine Arena, la plus grande du pays, se trouvant à près de 25 km au nord de Manille.
  • Enfin, l'Indonésie, présente des lacunes similaires aux autres pays mais fait preuve de pragmatisme, en réagissant à la controverse des « Swiftonomics » avec un fonds d'1 trillion de rupiah (~64 M USD) pour stimuler, à terme, le tourisme culturel et faciliter l'accueil d'artistes internationaux.


[1] « Why is it so hard to work out how much money Taylor Swift is making? » (FT, 2 novembre 2023)

[2] « The economic power of pop : Impact of superstar concerts » (Nomura, 15 février 2024)

[3] L'effet de substitution - théorisé par Alfred Marshall - se produit lorsque le consommateur remplace un bien par un autre en raison de variations de prix. Dans notre cas, les visiteurs étrangers pourraient réduire leurs dépenses non liées au concert de Taylor Swift, sur la période ou plus tard.

[4] « Taylor Swift’s Singapore shows an expensive lesson for Malaysia, say experts » (FMT, 6 mars 2024)

[5] « Will Swiftonomics ever come to Vietnam? » (VNExpress, 5 mars 2024)