Le statut de la mer Caspienne, plus large étendue d’eau salée enclavée au monde, a longtemps été gouverné par une série d’accords bilatéraux entre les deux puissances riveraines, l’URSS et l’Iran. La dissolution de l’Union soviétique et l’émergence de quatre nouveaux Etats en 1991 a toutefois créé un vide juridique qui perdure à ce jour.

Si tous les Etats conviennent que seul la signature d’un nouveau traité pourrait permettre de sortir de l’impasse, les partis concernés peinent toujours à s’accorder sur la délimitation des frontières maritimes. Les négociations se déroulant à intervalles réguliers depuis une trentaine d’années butent principalement sur la question du régime juridique à appliquer à la mer Caspienne, nécessitant au préalable de trancher la question du statut de la Caspienne (mer ou lac). Compte tenu de l’importance fondamentale de ce point pour la répartition des ressources énergétiques présentes dans les zones contestées et de l’absence de base juridique claire, chaque Etat fait évoluer ses positions en fonction de ses intérêts, empêchant jusqu’à présent toute avancée significative.

 

1. Un régime juridique contesté : mer ou lac ?

Les traités soviéto-iraniens de 1921 et 1940, ainsi que l’arrangement administratif bilatéral de 1954 faisaient de la mer Caspienne une « mer soviétique et iranienne », exploitée en commun par les deux puissances riveraines. Dans les faits, cette dernière était principalement sous contrôle soviétique, l’Iran ne disposant que d’une portion réduite (13,8%) située le long de sa façade maritime nord, délimitée par la ligne Astara-Hasankuli. Par la suite, au début des années 70 le secteur soviétique de la mer Caspienne a été lui-même divisé par le ministère soviétique du pétrole et du gaz en quatre secteurs régionaux, attribués aux républiques soviétiques de Russie, d’Azerbaïdjan, du Turkménistan et du Kazakhstan. L’Union soviétique restant dans ce cadre l’unique propriétaire de l’ensemble des ressources naturelles, cet arrangement n’avait alors qu’une portée purement administrative. La dissolution de l’URSS en 1991 et l’émergence de nouveaux Etats a alors radicalement changé la donne.

S’appuyant sur la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982, le Turkménistan a en 1993 adopté une loi proclamant sa souveraineté sur une portion de la mer Caspienne. Egalement partisan de l’application de la Convention de 1982 au cas de la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan est allé plus loin en 1994 en inscrivant dans la constitution du pays la propriété d’une portion de la mer. Le Kazakhstan est également sur la même ligne, en considérant que la Caspienne entre dans le champ d’application de la Convention de 1982 sur le droit de la mer.

mer caspienne

La Russie, s’appuyant sur les traités soviéto-iraniens et l’acte fondateur de la CEI garantissant le respect des accords passés par l’URSS, défend pour sa part la thèse du lac. De ce fait, Moscou proposait initialement l’exploitation en commun des ressources de la Caspienne via un consortium international. Avec la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures, la position russe a depuis évolué et le pays soutient actuellement la division du sous-sol de la Caspienne en cinq secteurs nationaux, tandis que les eaux de surface resteraient exploitées en commun.

La position de l’Iran rejoint en partie celle de la Russie, Téhéran s’inscrivant dans la continuité des traités soviéto-iraniens définissant la Caspienne comme une mer fermée devant être exploitée à parts égales (20%). L’Iran insiste en outre particulièrement sur l’impossibilité d’exploiter les ressources contestées tant qu’un nouveau traité global n’a pas été ratifié. Le pays rejette ainsi l’ensemble des accords bilatéraux noués entre Etats riverains en l’absence de solution collective.

 

2. L’enjeu de la répartition des gisements contestés

tableau

Outre l’absence de base juridique claire pouvant permettre de trancher la  question du statut de la Caspienne, la découverte de nombreux gisements d’hydrocarbures en zones contestées a entraîné un durcissement des positions nationales, les gisements situés en lisière des zones revendiquées focalisant les tensions entre les Etats riverains. En effet, en fonction du régime juridique appliqué à la Caspienne (mer ou lac), la répartition des réserves d’hydrocarbures entre Etats connaît d’importantes variations.

Source : Sohbet Karbuz, the legal status of the Caspian sea

A l’heure actuelle, deux gisements contestés concentrent l’essentiel des tensions. Le premier conflit concerne la propriété du gisement de Kapaz (Serdar pour l’Azerbaïdjan), revendiqué par l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. En 1997, la compagnie pétrolière d’Etat azerbaïdjanaise SOCAR s’est associée aux russes Lukoil et Rosneft pour assurer l’exploration et l’exploitation du gisement. Le Turkménistan a très fortement réagi, le président Niazov déclarant que la zone appartenait au Turkménistan, entraînant une détérioration durable des relations entre les deux pays. L’accession en 2006 à la présidence du Turkménistan de G. Berdimuhammedov n’a pas permis de sortir de l’impasse. Au contraire, les tensions se sont accrues en 2008, l’Azerbaïdjan dépêchant à deux reprises des navires militaires pour empêcher des activités de prospection dans le secteur du gisement contesté de Kapaz/Serdar. Pour sa part, le président turkmène a fait part en 2009 de son intention de porter l’affaire devant la Cours internationale d’arbitrage.

Le Turkménistan conteste toujours par ailleurs la propriété par l’Azerbaïdjan d’une portion du gisement ACG (Azeri–Chirag–Gunashli), exploité par l’Azerbaïdjan depuis 1994 après la signature du « contrat du siècle » avec un consortium dirigé par le britannique BP.

Un second conflit oppose par ailleurs l’Azerbaïdjan à l’Iran au sujet de la propriété du gisement d’Alov (Alboz pour les iraniens). En 1998, Bakou a attribué à un consortium international un permis d’exploration de la zone, décision condamnée par l’Iran. Téhéran s’est alors associé à un autre consortium international pour entreprendre des activités de prospection dans la zone contestée. La situation s’est envenimée jusqu’au mois de juillet 2001, l’Iran dépêchant alors plusieurs navires militaires afin de faire cesser les activités d’exploration de BP dans la zone. A la suite de ce coup de force, toutes les activités de prospection ont été suspendues et le développement du champ gelé.

pipelines

L’absence de cadre juridique stable en Caspienne constitue également un frein à la réalisation de plusieurs projets stratégiques d’oléoducs et gazoducs régionaux, à l’étude depuis le milieu des années 1990. La mise en service d’un gazoduc transcaspien entre le port de Turkmenbaschi et le terminal de Sangachal (Bakou) permettrait en particulier d’acheminer le gaz turkmène et kazakh en Europe via le Caucase, en contournant la Russie et les pays de transit traditionnels. Le projet s’inscrirait ainsi dans le prolongement du gazoduc Sud Caucase et de l’oléoduc BTC, acheminant depuis 2006 le pétrole brut des champs offshore azerbaïdjanais vers la Méditerranée.

Dans ce contexte, la Turquie, le Turkménistan, la Géorgie, l’Azerbaïdjan ont signé en 1999 une déclaration intergouvernementale censée ouvrir la voie à réalisation d’un gazoduc transcaspien. Les négociations se sont toutefois rapidement enlisées au cours de l’année 2000, compte tenu de désaccords persistants entre les acteurs du projet. Outre l’opposition de la Russie à la construction en Caspienne (officiellement pour des considérations environnementales), d’un pipeline susceptible d’éroder sa position dominante sur le marché européen du gaz, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ne sont pas parvenus à s’entendre sur la maîtrise d’ouvrage et la répartition des capacités du futur gazoduc.

3. Avancées récentes et perspectives de résolution

Si un règlement définitif de l’ensemble des contentieux reste une perspective lointaine, plusieurs signaux permettent d’espérer des avancées réelles sur la question du statut de la Caspienne. Le Turkménistan en particulier, auparavant inflexible dans ses revendications, a modifié sa position. Confronté à la chute drastique des prix des hydrocarbures ainsi qu’à l’arrêt de ses livraisons de gaz naturel à la Russie et à l’Iran en raison de désaccord sur les termes des contrats, le pays a en effet un besoin vital de trouver de nouveaux débouchés. Dans ce contexte, les contacts entre représentants Azerbaïdjanais et Turkmènes se sont intensifiés en 2017, Achgabat semblant désormais prêt à régler le contentieux sur les gisements contestés et à relancer le projet de gazoduc transcaspien, également soutenu par l’Union européenne.

Par ailleurs, un nouveau round de négociations regroupant les cinq Etats s’est tenu à Moscou en décembre 2017. A l’issue de la rencontre, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a indiqué que les participants avaient validé un projet de convention sur le statut juridique de la Caspienne, ouvrant la voie à une résolution définitive de la question. L’Iran a cependant émis certaines réserves dès le 15 décembre 2017, indiquant que des points clés restaient non-résolus, en particulier le tracé des secteurs nationaux potentiels. Toutefois, le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères a pour sa part indiqué que la démarcation en détail des secteurs de la Caspienne pourrait faire l’objet de protocoles additionnels et n’était donc pas incompatible avec la signature du projet de convention. La possibilité d’une signature imminente a de nouveauté été évoqué début mai 2018, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Grigory Karassine indiquant que cette dernière pourrait intervenir au mois d’août 2018 à Astana, au cours du prochain sommet réunissant les 5 Etats riverains. Si l’annonce se concrétise, il s’agira d’un pas important vers la résolution de ce contentieux aux implications économiques et géopolitiques majeures.