La Thaïlande abrite l’industrie agroalimentaire la plus développée d’Asie du Sud-Est, véritable moteur de son économie. Structuré en oligopole, le secteur est mené par une poignée de géants nationaux. Fortement intégrés verticalement, ces conglomérats ont notamment prospéré grâce au soutien actif de l’État. Aujourd’hui, leur influence dépasse la sphère économique : ils façonnent la gouvernance du secteur agroalimentaire en Thaïlande.

La Thaïlande abrite l’industrie agroalimentaire la plus développée d’Asie du Sud-Est, véritable moteur de son économie. Structuré en oligopole, le secteur est mené par une poignée de géants nationaux, dont Charoen Pokphand (CP) et Thai Beverage (Thai Bev), seuls représentants régionaux dans le top 100 mondial des entreprises du secteur[i]. Fortement intégrés verticalement, ces conglomérats ont notamment prospéré grâce au soutien actif de l’État. Aujourd’hui, leur influence dépasse la sphère économique : ils façonnent la gouvernance du secteur agroalimentaire en Thaïlande.

1. Le paysage agroalimentaire thaïlandais est dominé par une concentration de quelques firmes transnationales qui contrôlent l’innovation, la production, la distribution et l'exportation dans le secteur. Parmi elles, CP se distingue comme la plus influente. En 2024, sa filiale principale, CP Foods, a généré 15,5 Md€ de chiffre d’affaires, dont seulement 37 % proviennent du marché domestique. Fondé en 1921, CP est un leader national incontestable, détenant par exemple 42 % du marché de l’alimentation animale en Thaïlande[ii] ou encore 98 % du marché des plats cuisinés réfrigérés[iii] et désormais également un acteur majeur de l'agroalimentaire mondial, classé 1er producteur mondial de crevettes, 5ème pour l’alimentation animale et 6ème pour la viande de volaille[iv]. Betagro, principal concurrent de CP sur le marché domestique, spécialisé également dans l’élevage et l'alimentation animale, représente 9 % du marché mondial de la volaille[v]. Thai Union est le n°1 mondial du thon en conserve tandis que Mitr Phol, est le premier producteur de sucre en Asie et le 4e mondial[vi]. Enfin, Thai Bev (filiale de TCC Group) domine le marché des boissons alcoolisées, avec plus d'un tiers du marché des bières et près de deux tiers de celui des spiritueux. Ces groupes se caractérisent par un fort degré d'intégration verticale et poursuivent des stratégies de diversification et d’internationalisation marquées.

2. Au cœur de la réussite de ces groupes : la généralisation précoce du « contract farming »[vii] dans un contexte politico-économique favorable. Dès 1977, le groupe CP conclut des contrats avec des éleveurs, leur fournissant intrants, crédits[viii] et appui technique en échange d’une production collectée selon des conditions prédéfinies. Le système se diffuse rapidement : au début des années 2000, plus de 500 000 exploitations y participent. L’État, dans une logique de réduction de la pauvreté rurale, soutient activement cette orientation et encourage dès les années 1980[ix] une agriculture intégrée pilotée par le secteur privé. La combinaison de l’accès à de nouvelles technologies grâce à des partenariats avec des entreprises étrangères - notamment entre CP et l’américain Arbor Acres, ou entre Betagro et le japonais Toshoku - et du « contract farming » (imposant l’achat d’intrants spécifiques, issus de ces technologies) a permis une montée en puissance rapide des producteurs sous contrat. Cette évolution s’est également appuyée sur un tissu agricole facile à convaincre car fragmenté, faiblement syndiqué, et sur un environnement institutionnel favorable aux grandes entreprises familiales (sino-thaï notamment)[x], jugées plus fiables, et faiblement doté en matière d’encadrement de la concurrence. Aujourd’hui, si des associations professionnelles spécialisées[xi] ont émergé parallèlement à cet essor et exercent une influence non négligeable dans le débat public, les grands groupes en sont les principaux acteurs.

3. Un modèle sans équivalent en Asie du Sud-Est, en particulier dans les filières animales : Il se distingue par son caractère systématique (99 % des producteurs de volaille engagés dans le « contract farming »[xii]) et par une très forte intégration verticale. Ainsi les conglomérats sont-ils à la fois moteurs de la recherche génétique et détenteurs de la majorité du marché de la distribution[xiii]. Si ce modèle garantit une certaine stabilité aux agriculteurs, il crée aussi un déséquilibre structurel dans leurs rapports de force avec les conglomérats, que la loi de 2017 sur le « contract farming »[xiv] cherche à réduire. Enfin, bien qu’il soit souvent présenté comme un levier d’amélioration de la productivité des petits producteurs[xv] (historiquement faible en Thaïlande), ses effets varient fortement selon les filières. Les gains de productivité observés dans l’élevage ne se retrouvent pas toujours dans les cultures végétales[xvi].

4. Les liens anciens et institutionnalisés entre sphères économique et politique ont permis aux conglomérats de bénéficier de la bienveillance, voire d’un soutien actif de l’Etat. Leur proximité avec l’administration, certains partis et institutions académiques s’inscrit dans une tradition de clientélisme fortement enracinée dans le monde rural, dans lequel vit encore près de la moitié de la population[xvii]. L’exemple de la trajectoire de Dhanin Chearavanont, ex-PDG de CP Group et sénateur entre 1992 et 1996, incarne cette perméabilité entre intérêts privés et pouvoir public. L’État a activement soutenu l’expansion de ces groupes via des politiques favorables : encouragement à l’adoption de semences hybrides issues de CP par la banque du secteur (la BAAC) dans les années 2000, malgré des critiques sur leur efficacité[xviii] ; ou encore déréglementation des filières volaille et porcine, avec l’autorisation donnée à CP dès 1973 d’ouvrir le premier abattoir 100% destiné à l’export pour contourner les règles complexes nationales[xix].  La loi sur la promotion de l’investissement industriel de 1977[xx] a renforcé cette dynamique en offrant des incitations fiscales (exonérations de taxes sur les intrants et d’impôt sur les sociétés) aux entreprises exportatrices de produits agroalimentaires à forte intensité capitalistique. Les critères d’éligibilité – notamment un fonds de roulement minimum de 2,5 millions de dollars en 1977[xxi] – ont favorisé les grands groupes définissant l’échelle de production du secteur : industrielle et à forte intensité capital/travail.

5. Les conglomérats agroalimentaires ne se contentent pas d’influencer les politiques agricoles et commerciales en Thaïlande : leur consultation au préalable par les autorités semble systématique. Ce rôle structurant dans la conception même des politiques publiques est particulièrement visible dans le domaine sanitaire. Dès ses premières exportations (vers le Japon), CP a collaboré étroitement avec le Département de l’Élevage en matière d’hygiène, d’équipement et de contrôle qualité. En étant à la pointe, le groupe a pu établir les normes pour l’ensemble de l’industrie thaïlandaise de transformation de la volaille. Un important travail de lobbying a par ailleurs été mené avec succès pour que le gouvernement impose l’élevage avicole en bâtiments de type EVAP (ventilation contrôlée), arguant que les petites exploitations familiales étaient la principale source de propagation de la grippe aviaire[xxii]. En matière de durabilité, les groupes cherchent aussi à accroître la crédibilité de la Thaïlande sur la scène internationale, Thai Union a par exemple fortement soutenu la révision de la loi sur la pêche en 2015[xxiii] afin de lever le carton jaune émis par l’UE et renforcer sa compétitivité. Enfin, lorsque l’État adopte des mesures moins favorables, les entreprises peuvent recourir à un lobbying intensif : la loi sur le « contract farming » (cf. supra) aurait ainsi fait l’objet d’une campagne évaluée à 11,5 M€ par les entreprises du secteur, aboutissant à une version moins contraignante du texte initial[xxiv].

Commentaires : Malgré certaines réformes récentes (comme, dans le secteur des boissons par exemple, la hausse de la taxe sur les boissons sucrées[xxv] ou le règlement sur la production de liqueur[xxvi]), qui vont en apparence à l’encontre des intérêts des conglomérats, la capacité d’innovation de ceux-ci et les barrières existantes à l’entrée des marchés visés rendent difficile l’entrée des plus petits acteurs et des importateurs. Ce système semble donc amené à perdurer et le rôle de ces acteurs dans la décision publique doit être pris en compte par les acteurs français, publics ou privés.


[i] Food Engineering, Top 100 des entreprises agroalimentaires dans le monde - 2024 (dans ce classement, Thai Bev est 72ème et CP est 73ème)

[vi] Selon le programme VIVE, en 2025.

[viii] Avec la Banque pour l’agriculture et les coopératives agricoles (BAAC) fondée en 1966.

[xi] La National Fisheries Association of Thailand (NFAT, 1964), la Swine Raisers Association of Thailand (SRAT, 1965) ou encore la Thai Feed Mill Association (TFMA, 1978)

[xiv] La loi sur la promotion et le développement de l'agriculture contractuelle, B.E. 2560 introduit notamment un mécanisme indépendant de règlement des litiges.

[xv] En particulier par les organisations internationales de développement. Global Partnership in Poverty Reduction: Contract Farming and Regional Cooperation

[xvii] Banque mondiale, 2023

[xviii] La fondation BioThai a mené en 2008 une recherche de terrain dans les provinces de Kamphaeng Phet et Uttaradit afin d'étudier les effets d'une variété hybride de riz développée par l'entreprise CP. Elle a constaté que les semences hybrides de CP n’augmentaient le rendement que de 15 %, tandis que leur coût était environ cinq fois supérieur à celui des semences locales.

[xx] Loi sur la promotion des investissements B.E. 2520, 1977, Board of Investment

[xxi] En 1977, le seuil minimal de fonds de roulement requis pour bénéficier des exonérations fiscales et des avantages accordés par le Board of Investment était fixé à 50 millions de bahts (soit environ 2,5 millions de dollars américains en 1977, au taux de change de 1 $ = 20 400 BHT) Transformation of the Thai Broiler Industry by Phunjasit Chokesomritpol, Viroj NaRanong, Adam Kennedy :: SSRN

[xxiii] Ordonnance royale sur la pêche B.E. 2558, 2015 ; Thai Union Fully Supports New Legislation on Fisheries | Thai Union

[xxiv] Les entreprises auraient dépensé environ 400 millions de bahts dans une campagne de lobbying contre la loi, notamment en engageant des universitaires pour contester les conclusions du Thailand Contract Farming Network, à l’origine du texte. Une fois constaté que l’adoption de la loi était inévitable, les entreprises ont réorienté leurs efforts vers les membres de la commission parlementaire, dans l’espoir de contribuer à l’élaboration d’amendements. Thai-CF-Act-Thematic-Study-FEB2022.pdf

[xxv] La loi sur la taxe d'accise (B.E. 2560, 2017) a établi un système progressif de taxation des boissons alcoolisées et des boissons sucrées pour améliorer la santé publique. La taxe est désormais calculée sur le prix de vente au détail. L’industrie des boissons étant principalement orientée vers le marché intérieur, qui absorbe 83,7 % de la production totale, ce texte était surveillé de près par les producteurs, au premier rang desquels Thai Bev. 

[xxvi] Le règlement ministériel sur la production de liqueurs (B.E. 2565, 2022) assouplit les conditions de la production d’alcool en Thaïlande, notamment dans le but de faciliter l’accès au marché pour les petites et moyennes entreprises.