Les enjeux des transports urbains en Afrique de l’Est et dans l’Océan Indien (AEOI)

La région se caractérise par une mobilité avant tout piétonne et peu structurée, aucune ville de la région ne dispose actuellement d’un réseau de transport en commun organisé. Par rapport à notre dernière lettre mensuelle dédiée aux transports urbains en août 2021[1], seuls certains pays, traités ci-dessous, ont connu des avancées concrètes en la matière. La mobilité motorisée collective repose sur de nombreux acteurs souvent informels, ce qui contribuent largement à une situation de congestion routière importante. Au regard de la croissance démographique urbaine passée et à venir, la mise en place de réseaux de transports de masse est fondamentale. Les projets se concentrent dans les capitales, les villes secondaires ne réunissant pas, à court terme, les caractéristiques nécessitant la mise en place de tels réseaux : forte densité de population, congestion routière, zones urbaines étendues. Les réseaux qui seront développés à l’avenir comprendront des réseaux  routiers, tels que les Bus Rapid Transit ou ferroviaires (trains urbains, tramways, ou métro léger). D’autres projets en discussion, comme le transport par câble, sont envisagés, selon les spécificités des villes et les choix des autorités. Dans un contexte de gouvernance complexe et souvent déficiente, l’enjeu principal du déploiement de réseaux de transports en commun structuré et multimodal reste principalement financier.

Une mobilité essentiellement piétonne et sans réseaux établis dans la région AEOI

La mobilité des personnes en AEOI est essentiellement non-motorisée, la majorité (plus de 50 % en moyenne) des déplacements urbains s’effectuent à pied. Alors que le revenu moyen reste bas et les villes secondaires de faible ampleur, la marche demeure un mode de transport peu coûteux et essentiel pour la majorité de la population. Aucune ville de la région ne présente un réseau structuré de transports publics, et les quelques infrastructures existantes (ligne de Bus Rapid Transit à Dar es Salaam, Light Rail Tram à Addis Abeba) ne forment pas un réseau mais davantage des lignes isolées, placées sur des axes stratégiques. Les transports en commun sont essentiellement assurés par des acteurs privés informels sans organisation centralisée, représentant environ 30 % des déplacements urbains et une part significative du secteur économique pour les acteurs privés (1,5 MUSD/j à Kampala). Ils utilisent des bus et minibus (Matatus au Kenya et en Ouganda, Dala Dala en Tanzanie, Taxi-bé à Madagascar), dont les itinéraires, arrêts et horaires sont fixés à la discrétion des chauffeurs. En pratique, la seule régulation théoriquement imposée à ces opérateurs par les gouvernements concerne les immatriculations ou la sécurité routière (imposition d’un marquage distinctif, etc…). Si de nombreuses lignes existent et offrent un service relativement bon-marché pour une part importante de la population, leur cohérence reste limitée et ne permet pas la formation d’un réseau interconnecté et multimodal, aux correspondances faciles et claires.

Le reste de la mobilité urbaine motorisée est assuré soit par des modes plus légers comme les mototaxis ou les tricycles à moteur, soit par des voitures personnelles, celles-ci ne représentant qu’environ 15 % des déplacements seulement dans les villes de la zone. Les mototaxis sont particulièrement utilisées en Ouganda et au Rwanda, ainsi qu’au Kenya, alors qu’au Soudan, en Somalie, sur la bande littorale, les tricycles à moteurs (Bajaj en Somalie ou en Tanzanie, Tuk Tuk au Kenya, rickshaw au Soudan) semblent plus répandus. Les transports urbains personnels (taxis ou mototaxis) sont aussi très utilisés avec des applications mobiles de commande comme Uber au Kenya, Shilu ANA au Soudan du Sud ou Dhaweeye en Somalie.

La demande croissante de mobilité et l'amélioration des transports urbains appellent une stratégie de diversification dans la région

Dans un contexte de forte croissance démographique urbaine dans la zone, chiffrée à 4 %[2] par an en moyenne, la demande en déplacements urbains quotidiens va continuer d’augmenter, au moins au même rythme que la population. Par ailleurs, le développement des pays de la zone va se traduire par une hausse du niveau de vie, et du taux de possession de véhicules personnels, avec de nombreuses externalités négatives (congestion, pollution sonore et visuelle, émission de gaz à effet de serre et de polluant atmosphériques), alors que les villes de la région sont déjà très congestionnées. La construction de réseaux lourds, dits de mass transit, en mesure de combler la demande en mobilité apparait comme une solution alternative pour la plupart des villes de la région.

Le besoin en réseaux lourds et la capacité à les mettre en place reste toutefois très hétérogènes, tant au niveau régional qu’à l’intérieur des pays. Depuis la lettre mensuelle d’août 2021, aucune avancée notable n’est à noter aux Comores, aux Seychelles, au Soudan du Sud, au Soudan, en Erythrée, en Somalie, au Burundi et à Djibouti. Pour la quasi-totalité de ces pays, les situations politiques et économiques limitent les possibilités de construction de tels réseaux à court-terme, qui nécessitent un investissement humain et financier important et prolongé qu’un environnement politique et économique relativement stable.

Finalement, au sein même des pays qui ont besoin de réseaux de transports lourds et dont la situation politique et économique le permet, les différences de poids démographique entre les villes principales et secondaires, limitent les opportunités de développement de réseau d’ampleur aux capitales. Les villes secondaires n’ont généralement pas encore atteint une taille critique de population et manquent souvent de moyens techniques et financiers pour mettre en place de tels réseaux. Pour les villes secondaires les enjeux sont d’abord l’amélioration de la qualité des infrastructures de base (routes, ouvrages d’art) et la transformation du secteur informel pour rendre les transports urbains plus performants, mieux organisés, et plus structurants pour le développement urbain[3].

Une prise en compte institutionnelle progressive, mais limitée par une gouvernance fragmentée et un manque de ressources humaines et financières

Depuis les années 2010, le secteur des transports urbains fait l’objet d’une prise en compte institutionnelle progressive par la réalisation de nombreux plans stratégiques et de Master Plan transport, souvent réalisés à l’aide des bailleurs de fonds ou de partenaires étrangers[4]. Leur concrétisation est limitée, en raison des difficultés de gouvernance et de financement de l’ensemble des projets prévus.

La compétence de mobilité et du transport est souvent diluée à plusieurs échelles, entre acteurs gouvernementaux, locaux ou autorités indépendantes. Les aménagements de transport de masse, très visibles et souvent symboles de modernité, font l’objet d’une considération politique importante, incitant divers acteurs à s’en préoccuper, mais cette multiplication des intérêts et des visions est une difficulté supplémentaire pour les entreprises réalisant des projets de transport urbain dans la zone. A Nairobi par exemple, la gouvernance des transports urbains est assurée par la Namata (autorité régulatrice des transports), sous la tutelle des gouvernements nationaux (Ministère des transports) et locaux (comté de Nairobi). Celle-ci, a peu de compétences légales et de moyens humains pour planifier et concrétiser des aménagements de mass transit, et dépend fortement d’autres acteurs (Kenya Railway Corporation, autorités nationales des routes) possédant des visions et des compétences différentes.

Des modèles de transports urbains similaires à travers la région

Sous l’influence de travaux de recherches des institutions internationales (Banque mondiale, Banque africaine de développement,), des agences de développement bilatérales (AFD, Jica, GIZ) ou par de think-tanks (ITDP, Codatu), certains modèles de réseaux de transports ont été identifiés comme les plus aptes à répondre aux besoins de ces capitales à court ou moyen terme, selon des critères de coût, d’accessibilité, d’intermodalité et de capacité. Si le Bus Rapid Transit, dit BRT, semble être le moyen de transport de masse le plus répandu parmi les projets dans la région[5], des réseaux de trains légers, opérationnels (LRT d’Addis Abeba, Metro Express de l’île Maurice) ou en projet (réhabilitation du commuter de Nairobi ou de Kampala) font l’objet d’une attention particulière pour désengorger les principaux axes de circulation via un report modal. Enfin, des projets de réseaux de transport par câbles (TPC) existent à Kigali et à Addis-Abeba. Tananarive a inauguré le premier tronçon de son réseau de transport par câble en juin 2024. Moins coûteux qu’un réseau de train léger, le câble relie des territoires enclavés, (du fait de la topographie de la ville) à l’intérieur de zones urbaines. Bien que le coût d’un tel projet soit moindre que pour les autres types de réseaux, la capacité d’un réseau de transport par câble est plus faible (3000 pers/ heure).

Le développement des moyens de transports non motorisés semble être le parent pauvre des politiques de transport urbain engagées, bien que la moitié des déplacements en zone urbaine se font à pied. Si certaines villes intègrent une composante de mobilité non-motorisée dans leurs programmes d’aménagement urbain (Addis-Abeba City Developpement Corridor à Addis-Abeba, financement des NMT à Kampala), elles ne sécurisent pas les voies piétonnes. Ces dernières font face à une surmortalité en comparaison des autres usagers de la route. Par exemple, au premier trimestre 2024, les piétons représentent 37 % des morts sur la route au Kenya[6]. D’autre part, le vélo demeure un moyen de transport très peu utilisé en raison du faible niveau d’équipement, le manque dinfrastructures dédiées (pistes cyclables) et de sécurité. L'insécurité des transports piétonniers et cyclistes n'est pas inhérente à l'AEOI : 93 % des routes du continent ne sont pas adaptées aux cyclistes en termes de sécurité, tandis que cela atteint 95 % pour les piétons.

Le financement des projets de transport urbain public reste une difficulté majeure, tandis que les PPP ne semblent pas une solution viable

Le développement d’infrastructures de transports de masse en zone urbaine reste couteux et largement à la charge des gouvernements nationaux, ce qui limite particulièrement leur concrétisation dans une région où les finances publiques sont sous tension et le risque lié à la dette important. Les projets se chiffrent régulièrement en centaine de millions d’euros et pèsent alors lourdement sur les finances publiques des États.

Bien que considérés jusqu’ici comme une méthode de cofinancement prometteuse, les résultats des partenariats publics-privés (PPP) mis en œuvre sont mitigés.  Concernant le LRT d’Addis-Abeba, la rentabilité du projet se heurte à la nécessité de maintenir des prix bas pour l’usager (et donc un bon niveau de fréquentation et une acceptabilité sociale). Ces enjeux courants[7], font qu’un projet de transport public en PPP ne semble réaliste qu’avec une part significative de subventions publiques directes (via des paiements de disponibilité à l’entreprise privée qui ne supporte alors pas le risque trafic) ou indirectes via, par exemple, un financement concessionnel d’une partie des infrastructures par des bailleurs internationaux et une exploitation par le secteur privé. Or l’incertitude sur la soutenabilité financière des gouvernements de la région et les niveaux de dette élevés rendent d’autant plus nécessaire la diversification des financements de ces projets. Dans ce contexte de faible soutien étatique, les PPP sont complexes à mettre en œuvre et retardent les projets, en particulier sur un secteur à la gouvernance fragmentée.

Des opportunités existent pour l’offre française dans l'élaboration d’une offre de transports urbains

L’émergence d’acteurs en charge de planifier et de déployer des réseaux de transport lourd est source d’opportunités pour les acteurs français, tant pour les études ou l’assistance à maîtrise d’ouvrage que sur pour les travaux et l’exploitation des réseaux. Souvent sur financement de bailleurs internationaux, l'opportunité la plus accessible pour les acteurs français spécialisés réside dans l'assistance à maîtrise d'ouvrage, les institutions de la zone semblant chercher activement à construire des systèmes complexes nécessitant une assistance.

La concurrence sur les projets BRT est rude pour les phases de travaux, en particulier vis-à-vis des entreprises chinoises, déjà actives sur les BRT de Dar es Salaam et de Nairobi, et compétitives sur les prix. Le faible niveau de technicité rend la construction et l'exploitation des réseaux BRT attrayantes pour les entreprises étrangères. La fourniture de matériel roulant circulant sur les réseaux de BRT est également un marché très concurrentiel où les entreprises chinoises se positionnent. Si aujourd’hui, les bus fonctionnent principalement au carburant, la transition vers la mobilité électrique nécesitera à court et moyen terme la fourniture de bus électriques, secteur où les entreprises chinoises sont de loin les plus compétitives.  Des opportunités existent pour l’expertise française en matière de gestion du trafic et d’optimisation des systèmes de bus pour réduire les coûts que ce soit en phase d’étude et de construction (pour réduire la linéaire de voies dédiées) ou d’exploitation (systèmes de gestion intelligente en temps réel).

Le développement des solutions ferrées est une source d’opportunités pour les entreprises françaises, tant sur les études, la construction de voies, la fourniture de matériel roulant, la réfection et la modernisation de la signalétique. Ces modes de transport, plus difficiles à mettre en place mais plus capacitaires, sont perçus par les institutions comme essentiel pour la mise en œuvre des réseaux de transport de masse à long-terme. C’est d’ailleurs le sens des projets ferroviaires comme le Commuter Rail à Nairobi financé par le Trésor Français, du Métro léger à Maurice ou du Light Rail à Addis Abeba.

L’offre française est également bien positionnée sur le secteur du transport par câble, récemment mis en œuvre à Madagascar et envisagé dans plusieurs villes, comme Kigali et Addis-Abeba. Son faible coût et sa capacité à franchir aisément des obstacles naturels le rend attractif malgré certains doutes sur le rapport coût/ bénéfice de ce type de projet.

Au-delà du mode de transport, l’intégration des différentes solutions de transport au sein d’un système unique numérisé est une source majeure d’opportunités. L’acquisition de données fiables puis l’intégration des systèmes de billettique ou d’information voyageurs, jusqu’ici quasiment inexistants dans la région, sont essentiels pour rendre les transports urbains efficaces via une mise en réseau multimodale. L’offre française disponible dans ce domaine, tant sur les études que la mise en œuvre, pourrait se positionner, y compris au sein de groupements d’entreprises.

 
 

 
[1] A retrouver ici

[2] Moyenne pondérée par la population du taux d’urbanisation, Banque Mondiale 2019

[3] La planification des lignes de transports en commun est un outil qui oriente le développement spatial des villes et qui permet aux acteurs publics de mieux maîtriser l’étalement urbain des aires urbaines

[4] L’agence de développement japonaise JICA était notamment impliqué dans la réalisée de puiseurs master plans

[5] Voir les chapitres suivants. Ils existent des projets de BRT à Nairobi, Addis-Abeba, Dar es Salam, Kigali et Tananarive.

[6] Pedestrians lead in road fatalities since January – NTSA, The Star, March 2024

[7] En région parisienne, les subventions publiques représentent ainsi près de 75 % des coûts d’exploitation du réseau de transport en commun