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Zoom sur le projet de réforme fiscale en Russie

Le gouvernement russe a déposé au Parlement un projet de loi révisant en profondeur le système fiscal à compter du 1er janvier 2025. Cette réforme, présentée comme un rééquilibrage, prévoit une hausse de l’imposition légère pour les ménages les plus aisés, mais plus notable pour les entreprises. Ces mesures devraient permettre de dégager un peu plus d’un point de PIB de recettes supplémentaires en 2025, et d’alléger la pression pesant sur le financement du déficit budgétaire.

I. Une redéfinition du cadre fiscal attendue, affectant prioritairement les entreprises

La réforme du système fiscal russe, la première d’ampleur depuis près de deux décennies, avait été annoncée lors de l’adresse présidentielle à l’Assemblée fédérale du 29 février dernier. Parmi les objectifs officiellement affichés de cette « modernisation du système fiscal » figuraient une « répartition plus juste de la charge fiscale en direction de ceux ayant des revenus […] plus élevés », la « croissance du bien-être national » et « des conditions stables et prévisibles pour les ménages et entreprises au cours des six prochaines années ». Pour mémoire, le système fiscal russe n’avait pas connu d’évolutions majeures depuis l’abandon en 2001 du système d’imposition progressif des revenus[1] au profit d’un impôt à taux unique de 13%. Ce dernier avait été modifié une seule fois et de façon marginale, en 2021, avec l’ajout d’une tranche supplémentaire d’imposition à 15% pour les revenus annuels supérieurs à 5 M RUB (55 687 USD).

Une plus grande progressivité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (NDFL) est prévue. En lieu et place des deux tranches actuellement en vigueur (voir supra), les salaires seront désormais imposés selon cinq taux différents[2] – de 13% à 22% – gradués selon le niveau de revenus, le taux minimal étant désormais appliqué pour un revenu annuel inférieur à 2,4 M RUB (26 730 USD). Plusieurs exceptions sont toutefois prévues, notamment pour les familles nombreuses en difficulté financière qui pourront bénéficier d’un taux d’imposition effectif de 6%[3], ainsi que pour les soldats déployés en Ukraine qui continueront à profiter du régime fiscal antérieur.

Figure 1. Seuils d’imposition des salaires après réforme

Tableau

Le relèvement de l’impôt sur les bénéfices constitue l’évolution la plus significative de cette réforme. Son taux sera désormais défini à 25%, contre 20% actuellement[4]. Plusieurs secteurs devraient également être touchés par l’intermédiaire de la hausse de l’impôt sur l’extraction de minerais (NDPI), relevé de 15% pour l’extraction de fer, de 130% pour la production d’engrais potassiques et de 100% pour celle d’engrais phosphorés. En contrepartie, les droits flottants à l’exportation indexés sur le cours du rouble (en vigueur depuis octobre 2023) devraient être supprimés début 2025.

Les petites et moyennes entreprises (PME) seront également concernées par ce chantier. Le système simplifié d’imposition (OuSN), qui permet à des entreprises de payer un impôt unique et réduit à des conditions spécifiques, sera désormais accessible aux entreprises affichant un chiffre d’affaires allant jusqu’à 450 M RUB (5 M USD), contre 265,8 M RUB auparavant (3 M USD). Le taux applicable sera réduit à 6% du chiffre d’affaires (8% auparavant au-dessus de 199,4 M RUB) ou 15% des bénéfices (contre 20% auparavant). En contrepartie, les entreprises au revenu supérieur à 60 M RUB/an ne seront désormais plus exemptées de payer la TVA, qui sera réglable selon deux modalités au choix[5].

II. Une augmentation des impôts aux effets redistributifs inégaux

La nouvelle version de l’impôt sur le revenu améliorera la répartition de la charge fiscale au bénéfice des plus défavorisés. La baisse du taux d’imposition pour les ménages les plus désargentés – qui pourrait concerner près de 4 millions de foyers et 10 millions d’enfants, selon le ministère russe du Travail – conjuguée à la hausse du taux d’imposition des salaires pour les ménages les plus aisés devrait redistribuer la charge fiscale au bénéfice des premiers. Ces amendements atténueront la forte régressivité de l’imposition salariale en Russie, qui s’explique par le niveau élevé de cotisations sociales payées par les employeurs en plus de l’impôt sur les revenus (43% du salaire brut prélevé en cumul), particulièrement sur les bas salaires[6].  

L’impact immédiat de ces changements sur les revenus des ménages doit cependant être relativisé. Environ 3% de la population en âge de travailler, soit deux millions de Russes, disposerait de revenus supérieurs à la deuxième tranche d’imposition, qui correspond à un revenu mensuel de 200 000 RUB (2227 USD), soit près de deux fois et demi le salaire moyen en Russie. Cette proportion est néanmoins susceptible d’augmenter dans la durée, aucune indexation des seuils d’imposition n’étant prévue par le projet de loi[7]. Par ailleurs, ce nouveau cadre fiscal n’affecte que de façon marginale les revenus issus des dividendes, des dépôts rémunérés et autres actifs du patrimoine mobilier immatériel (qui représentent une partie considérable des revenus des ménages les plus aisés), auxquels le système antérieur à deux taux continuera de s’appliquer[8].  Le taux d’imposition des revenus resterait également le plus faible parmi les pays des BRICS, à comparer à un taux maximal de 45% en Chine et en Afrique du Sud[9].

Les grandes métropoles seront prioritairement pénalisées par ces hausses d’impôts. Selon les données des services fiscaux russes, les villes de Moscou, Saint-Pétersbourg et leurs périphéries représentaient à elles seules 73% des recettes fiscales collectées sur les salaires dépassant 5 M RUB en 2023 ; et 43% de l’impôt sur les bénéfices collecté à l’échelle nationale. Les deux capitales porteront donc l’essentiel de l’effort induit par la réforme fiscale. Sont également susceptibles d’être affectées les régions pétrolières et gazières du grand Nord, qui affichent des niveaux de salaire nettement supérieurs à la moyenne nationale[10].

La hausse des impôts profitera au seul budget fédéral. Ce dernier captera l’ensemble des recettes supplémentaires résultant des hausses d’impôts, à savoir les recettes perçues au titre des taux majorés de l’imposition sur le revenu (supérieurs à 13%) et de la hausse de l’impôt sur les bénéfices[11]. Les sujets de la Fédération ressortiront ainsi lésés par la hausse de ces deux impôts, qui constituent traditionnellement une partie significative des ressources propres des régions (56% des recettes budgétaires régionales en 2023).

Figure 2. Recettes fédérales (gauche) et régionales (droite) par origine en 2023

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III. Une réforme visant à alléger les contraintes pesant sur le financement du déficit budgétaire

En première estimation, cette réforme permettrait de dégager environ 2600 Md RUB (29 Md USD) de recettes budgétaires supplémentaires en 2025. 60% de cette manne proviendrait de la hausse de l’impôt sur les bénéfices, dont l’effet serait estimé à 1600 Md RUB (17,8 Md USD) en 2025, et 5000 Md RUB (56,3 Md USD) sur la période 2025-2027[12]. La hausse de l’impôt sur le revenu des personnes physiques rapporterait environ 500 Md RUB en 2025 (5,6 Md USD), et 1400 Md RUB (15,8 Md USD) sur les trois prochaines années. L’effet net positif lié à l’imposition des PME serait d’approximativement 350 Md RUB (3,9 Md USD) en 2025, et de 1,1 Md RUB (12,4 Md USD) en 2025-2027. Au total, ce surplus de revenus fiscaux équivaudrait à environ 1,2% du PIB prévisionnel en 2025, et 7,7% des recettes du budget fédéral prévues en 2025.

Elle répond à la nécessité de débloquer des marges de manœuvres face aux pressions sur les finances publiques. Ces hausses devraient notamment permettre le financement des nouvelles dépenses annoncées par Vladimir Poutine en février dernier, avec un accent officiellement mis sur les dépenses à caractère social et le développement des infrastructures et de l’économie. Plus généralement, la hausse des impôts doit permettre à la Russie de mobiliser davantage de ressources financières pour faire face aux contraintes exercées par la guerre : si les déficits budgétaires ont été contenus depuis 2022 (environ 2% du PIB par an), leur financement devient plus complexe à mesure que les réserves du Fonds souverain s’épuisent, et que le coût de l’endettement intérieur augmente en raison de la persistance de l’inflation[13]. A plus long terme, la Russie doit également anticiper le tarissement de sa rente pétrolière et gazière, dont l’importance pour le budget tend à décliner structurellement : elle représentait en moyenne 45,7% des recettes fédérales et 8,1% du PIB russe en 2011-2017, contre 36,8% et 6,7% en 2018-2023.

Figure 3. Poids des recettes pétro-gazières fédérales dans l’économie russe

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Source : Rosstat, ministère des Finances, calculs du SER


[1] De 12% à 35% entre 1992 et 2001.

[2]  De manière analogue à l’impôt sur le revenu français, les taux d’imposition supérieurs au taux de base de 13% (tranche 2 à 5 dans le tableau ci-dessous) ne sont appliqués qu’aux revenus dépassant chaque seuil. Ainsi, pour un revenu annuel de 5 M RUB, 2,4 M de RUB seront imposés au taux de 13%, et 2,6 M RUB au taux de 15%.  

[3] Les familles de deux enfants ou plus dont le revenu par tête est inférieur à 1,5 fois le minimum vital (correspondant à 44,2% du revenu médian défini au niveau régional) pourront bénéficier d’un crédit d’impôt de sept points de pourcentage financé par le budget fédéral, soit un taux d’imposition effectif de 6%.

[4] Le secteur des TIC sera de nouveau redevable de cet impôt à compter du 1er janvier 2025, à un taux réduit de 5%. Les entreprises procédant à des investissements d’ampleur devraient également pouvoir bénéficier de déductions fiscales (détails non publiés à l’heure de la rédaction de ce zoom).

[5] Taux de 20% avec possibilité de bénéficier de déductions fiscales, ou taux de 5% ou 7% (au-dessus de 250 M RUB) sans possibilité de déduction.

[6] 30% du salaire brut est reversé par les employeurs aux services fiscaux au titre de la pension de retraite (22%), des prestations de santé (5,1%) et sociales (2,9%). Ce taux est divisé par deux pour les revenus salariaux dépassant un montant de base (fonction du salaire national moyen) défini à 2 225 000 RUB/an (25 000 USD) en 2024.

[7] La perte de valeur du rouble associée aux variations du taux de change et de l’inflation devraient mécaniquement conduire davantage de ménages à franchir ces seuils et à payer davantage d’impôts.

[8] Le seuil est néanmoins abaissé à 2,4 M RUB contre 5 M précédemment pour le taux à 15%.

[9] 27,5% au Brésil, 30% en Inde, 45% en Chine et en Afrique du Sud, selon A. Isakov, économiste Russie chez Bloomberg.

[10] Depuis l’époque soviétique, les salariés des régions du grand Nord bénéficient de valorisations salariales pouvant aller de 30% à 100% selon la rudesse des conditions de vie. La région de Iamalo-Nénetsie, qui héberge une grande partie de l’industrie pétro-gazière russe, affichait le niveau de salaire le plus élevé de Russie à 153 872 RUB mensuels (1734 USD) en moyenne au 1er trimestre 2024, soit près du double de la moyenne nationale (80 582 RUB).

[11] Le budget fédéral percevait déjà l’impôt sur le revenu prélevé sur la tranche supérieure (15%), mais ce mécanisme sera amplifié par la création de nouveaux taux d’imposition ainsi que par l’abaissement du seuil de 5 M RUB à 2,4 M RUB. S’agissant de l’impôt sur les bénéfices, 17 points de pourcentage sur les 20% étaient reversés aux régions et trois au budget fédéral avant réforme, contre huit points à compter de 2025.

[12] Les autorités russes entendent ainsi tirer profit des bénéfices records dégagés par les entreprises dans le contexte de départs d’entreprises étrangères, qui favorise une baisse de la concurrence, et de hausse de la commande publique. Les entreprises russes ont dégagé un bénéfice net en hausse de 35% à 33 306 Md RUB (388 Md USD) en 2023, soit environ 19,6% du PIB et le deuxième meilleur résultat jamais enregistré après 2021.

[13] Les taux d’intérêts sur les obligations fédérales du Trésor russes (OFZ) ont battu des records au cours des dernières semaines qui reflétaient l'anticipation d'une hausse du taux directeur par les marchés. Le ministère des Finances a renoncé à plusieurs reprises à mener à bien ses émissions obligataires au cours des dernières semaines du fait de la hausse des taux (la dernière OFZ à coupon fixe émise en mai était assortie d’un taux d’intérêt de 14,3%).