L’agriculture biologique vietnamienne ne s’est contentée pendant longtemps que de répondre aux opportunités ponctuelles à l’exportation. A l’heure de la conscientisation des enjeux environnementaux et alimentaires, le développement économique du Vietnam pourrait offrir une perspective d’élargissement de la production et du marché bio intérieur, dynamique que le gouvernement semble soutenir, avec à ce jour des résultats contrastés.

I. Une production encore limitée, impulsée par les entreprises privées et les acteurs internationaux…

La production biologique est encore émergente au Vietnam : Apparue à la fin des années 90, encore confidentielle jusqu’à la fin des années 2000, la reconnaissance de la filière est entérinée avec le premier congrès sur l’Agriculture Biologique (AB) en 2012. En 2023, en absence de suivi de données fiable, on estime[i] que la surface en bio représente entre 0,6% et 1,4% de la Surface Agriculture Utile (SAU)[ii]. Le Département de la qualité, de la transformation et du développement de marché (NAFIQAD) du Ministère chargé de l’Agriculture annonce dans son dernier rapport 2024 que 260 725 ha seraient en cours de conversion vers l’AB, ce qui représenterait aussi 4 864 tonnes de produits d’élevage et 23 millions de tonnes d’œufs. En 2021, le secteur impliquait 17 174 producteurs et 555 transformateurs parmi lesquels 98% de petits exploitants, 1,5% de coopératives et 0,5% d’entreprises.[iii] La production biologique se concentre dans les montagnes du nord (47%), dans la région du Mékong (31%) et dans la région du delta du fleuve Rouge (20%). Les principales productions sont le riz, crevettes, fruits, légumes, épices, qui connaissent du succès à l’export.

Une production à destination de l’Union européenne et des Etats-Unis : Avec l’augmentation de la demande mondiale pour des produits biologiques, la filière vietnamienne a connu un premier épisode de croissance dans les années 2010 avec l’arrivée de nouveaux investissements.[iv] ; [v] Ces derniers ont permis la certification biologique selon des cahiers des charges internationaux (UE, Chine, JAS, NOP, etc.[vi]) par des organismes de certification étrangers à des coûts jusque-là inaccessibles pour les producteurs vietnamiens. Des formations sont également dispensées par des organismes de développement sous l’impulsion d’entreprises commerciales privées.[vii] En 2023, 60 exportateurs sont ainsi recensés. Les exportations vietnamiennes représentent 335M USD (2022) à travers 180 pays et territoires (90% vers l’UE et les US), en comparaison le marché domestique ne pesait que 130M USD en 2019.[viii]

Des agriculteurs trop peu formés et sans capacité d’investissement : Aujourd’hui, les producteurs portent une vision productiviste de l’agriculture ayant recours aux intrants de synthèse. Le manque de formation et de sensibilisation sur l’AB et les enjeux environnementaux est un frein au développement de la filière, alors même que ces formations jouent un rôle dans la conversion vers le bio. Certains producteurs des zones montagneuses du centre ou du nord Vietnam pratiquent déjà une agriculture biologique en raison des difficultés (financière et logistique) d’accès aux intrants, cependant les coûts de certification et de transport étant trop importants, la labellisation leur est impossible.[ix] De plus, trouver des terres agricoles vierges de contamination de résidus chimiques peut s’avérer difficile et très coûteux. Enfin la période de transition vers l’AB est technique, demande du temps, des investissements et réduit au moins temporairement la production agricole créant une incertitude sur des revenus déjà faibles.[x] ; [xi]

II. … mais à laquelle le gouvernement souhaite donner une nouvelle dynamique…

Ambition affichée pour le développement de la production bio : Depuis 2018 et la publication du décret 109/2018/ND-CP posant un cadre à la filière biologique[xii], une circulaire d’application[xiii] et un schéma directeur du développement de la filière biologique pour 2020-2030 ont été rendus publics[xiv]. Ce schéma directeur affiche des objectifs de développement dans tous les secteurs : 1,5-2% de la SAU en bio d’ici 2025 (entre 0,6% et 1,4% actuellement), 2,5-3% de la SAU en bio pour 2030, 2% des terres arables en cultures principales bio (2030), 2-3% de la production animale nationale en bio (2030) et 1,5-3% de la surface aquacole en bio (2030). Ces objectifs de production sont complétés d’une volonté d’amélioration de la productivité et de l’utilisation de fertilisants organiques : Voir note sur les biofertilisants du 7 juillet 2023 (Service Economique, Hanoï).

Création d’un cadre normatif complexe et inachevé : Depuis 2017, 13 textes normatifs TCVN[xvii] ont été publiés dont 11 sur des réglementations techniques de production par filière[xviii] et 2 posant des exigences générales sur le bio, les processus de certification et d’audit. Ces textes reprennent les exigences du Codex, et certaines exigences d’autres stratégies normatives internationales[xix]. La création d’un logo et d’un système normatif a été réalisée en vue du développement de l’AB à destination du marché intérieur (et de l’export), en diminuant le coût de certification qui se faisait auparavant selon des normes internationales. La rédaction de normes par filière est complexe et encore lacunaire en l’absence de normes sur l’aquaculture (autres que crevette) et les intrants organiques.

Mettre l’accent sur la recherche, la formation et le développement décentralisé : Le plan de développement prévoit l’application à la recherche des thématiques de l’AB. Des projets pilotes de production AB sont mis en place en coordination avec les provinces par filière (riz, thé, cannelle, volaille, porc, crevette/riz/mangrove) [xx], permettant la démonstration technico-économique du modèle AB et la sensibilisation des acteurs. Le plan prévoit également la formation : en 2023, 1980 étudiants, des agents d’administration, des auditeurs et des acteurs de la chaine de valeurs étaient formés aux thématiques de l’AB par des organismes vietnamiens. Les provinces sont encouragées à mettre en place des politiques de développement de l’AB. En 2022, 17 provinces avaient développé des politiques spécialisées et 22 autres reprenaient l’AB dans des politiques intégrées. Les provinces contribuent notamment au financement d’actions de développement : détermination de zone de production bio, formations, construction de projets pilotes, financement direct de certifications. [xxi]  Cependant, les projets de financement ne dépassent que rarement les 100 000 EUR par province, ce qui représente un sous-investissement important au regard des objectifs de développement de la filière, et qui est insuffisant pour pallier le manque de ressource financière des producteurs souhaitant se convertir au bio.

III. … sans parvenir pour l’instant à structurer la filière et à développer le marché intérieur.

Une structuration à grande échelle qui peine à opérer : La responsabilisation des provinces pour le développement local de l’AB semble avoir éclipsé la structuration de la filière à l’échelle nationale. Les actions d’identifications de zones de production AB concentrées ne sont pas reprises au niveau central, la filière reste donc à petite échelle et fragmentée. La chaîne d’approvisionnement souffre de plusieurs lacunes parmi lesquelles l’absence de solutions bio pour l’alimentation animale, engrais, semences, biocontrôles, et de certaines infrastructures et technologies pour la transformation et la distribution des produits. Plus globalement, le suivi du développement de l’AB est rendu difficile par l’absence d’outils de suivi et de bases de données actualisées, et par le manque de coordination de l’action au niveau central.

Un système de certification vietnamien en développement : En 2023, 31 organismes de certification vietnamiens de normes TCVN étaient reconnus par le département des sciences, des technologies et de l’environnement (DOSTE)[xxii] du Ministère chargé de l’agriculture. Le système de certification souffre de défaillances : il ne bénéficie toujours pas d’une autorité coordinatrice pour l’harmonisation et la supervision des organismes de contrôle, les auditeurs ne sont pas correctement formés à l’AB, un manque d’équipement et des problèmes de gestion rendent les processus d’essais et de certifications difficiles[xxiii]. Les coûts de certification sont encore inaccessibles pour beaucoup de producteurs[xxiv]. Par ailleurs, la part des organismes vietnamiens dans la certification pour l’exportation est encore faible : en 2023, un seul organisme vietnamien était accrédité pour les normes JAS.[xxv]

Un marché intérieur encore restreint et un logo vietnamien peu identifié : Le marché intérieur du bio représentait 130M USD en 2019. Ces produits coûtants entre 10-40% plus chers que des denrées classiques sont appréciés des populations urbaines plus aisées (Hanoi, Hô Chi Minh-Ville), dans les supermarchés urbains, magasins spécialisés, en e-commerce, dans les hôtels, restaurants et par les touristes et expatriés. La prise de conscience des consommateurs sur la qualité de leur alimentation et de celle de leurs proches, stimule la demande des produits bio. Ainsi, 79% des sondés d’une enquête Kantar de 2019 déclaraient être prêts à payer plus cher la nourriture pour des produits plus sains[xxviii], même si les comportements révélés par ce type d’enquête ont du mal à se traduire dans la réalité. Le budget alimentaire est notamment déjà très important pour les ménages (40,8% en 2020)[xxix].

Malgré la définition d’un logo bio vietnamien par le décret 109 et la promotion de l’AB par le MARD à travers des chaines de télévision, dans la presse papier et numérique, et à la radio, ce logo est aujourd’hui toujours mal connu des consommateurs. Les produits bio ne sont pas mis en valeur dans les enseignes, l’étiquetage ne permet pas toujours la bonne identification des produits. Les consommateurs sont toujours mal informés sur les intérêts et obligations auxquelles doit répondre le bio. De plus, l’existence sur le marché de labels autoproclamés bio qui échappent encore aux contrôles, réduit la confiance des consommateurs envers les produits certifiés.

Commentaires :



NOTES DE FIN

 

[i] Estimation d’après un rapport sur la mise en œuvre du décret n°109/2018/ND-CP, MARD (2022) reprenant les estimations IFOAM (2021), et d’après un rapport sur la mise en œuvre du Projet de développement de l’AB, issu d’une enquête auprès des provinces, MARD, (2024)

[ii] SAU de 12,4 millions ha en 2021, (FAO)

[iii] Séminaire des 3 ans du décret 109/2018/ND-CP sur l’agriculture biologique, AgroTrade, (2022)

[iv] US-based investment fund invests in Organica Vietnam, vietnamplus.vn, (2019)

[v] Major investments in organic farms across Vietnam, hortidaily, (2016)

[vi] Certification USDA NOP : National Organic Program (Etats-Unis), Certification JAS : Japan Agricultural Standards (Japon)

[vii] Simmons & Scott, Organic agriculture and “safe” vegetables in Vietnam: Implications for agro-food system sustainability, (2008)

[viii] Business Associations of High-Quality Vietnam Products, (2019)

[ix] Mayasuri P., The development of organic farming in Vietnam, (2018)

[x] Project : Work Plan on Organic Agriculture Sector (WPOS) in Vietnam for the period of 2020-2030, (2019)

[xi] Pour rappel, les exploitations agricoles représentent en moyenne 0,6 ha et le revenu des zones rurales est deux fois inférieur au revenu moyen en zone urbaine[xi]. Les politiques de financement des régions se montrent insuffisantes pour pallier ce manque de ressource financière, et les entreprises peuvent se montrer frileuses à investir dans la filière due à la vulnérabilité de la production agricole.

[xii] Décret 109/2018/ND-CP : Régule la production, la certification, la labellisation, la traçabilité, les échanges, le contrôle et défini un logo

[xiii] Circulaire 16/201TT-BNNPTNT : Conditions d’application du décret 109/2018/ND-CP 

[xiv] Décision No. 885/QD-TTg 

[xv] Quý 1/2023: Giá phân bón vẫn khó “hạ nhiệt” - Nhịp sống kinh tế Việt Nam & Thế giới, (vneconomy.vn) 

[xvi] Vietnamnews, (2023), Entretien avec Phung Hà – Secrétaire Général et Vice-Président de Vietnam Fertiliser Association

[xvii] Normes nationales vietnamiennes produites par l’Institut des normes et de la qualité

[xviii] Culture, élevage, Riz, Thé, Lait, Crevette, Miel, algues, champignons, germes, cultures en serre et conteneurs

[xix] Entretien avec M. Nguyen Van Thuan, NAFIQAD, (16/05/2024)

[xx] Rapport sur la construction de modèles, de la formation et de la mise en œuvre de l’intensification de la production AB, MARD, (2023)

[xxi] Les financements se partagent entre participation des entreprises (50-60%) et contribution du budget de l’Etat (40-50%) qui couvre les coûts de formation et en partie la mise en œuvre des projets pilotes (30%).

[xxii] Entretien avec M. Hoa, DOSTE, (29/06/2024)

[xxiii] Rapport Bilan préliminaire des 3 ans de mise en œuvre du décret n°109/2018/ND-CP, (2022)

[xxiv] Les coûts de certification comprennent les frais de conseils, de certification, de maintien des certificats, l’analyse des échantillons, etc.

[xxv] NAFIQAD coopère avec les autorités japonaises pour le développement et le commerce du bio, ce qui pourrait permettre la reconnaissance de l’équivalence entre normes TCVN et JAS.

[xxvi] Thanh Xuan (Ha Noi), Luong Son and Tan Lac (Hoa Binh) et Trac Van (Ha Nam)

[xxvii] Ali-sea.org

[xxviii] Vietnam Insight Ebook 2021, (Kantar World Panel)

[xxix] 40,8% du budget des ménages urbains et 33,7% du budget des ménages ruraux en 2020, Kantar, (2021)

[xxx] Rapport sur la construction de modèles, de la formation et de la mise en œuvre de l’intensification de la production AB, MARD, (2023)

[xxxi] PIB par habitant de 4 164 USD, Banque Mondiale, (2022)