L'économie canadienne va-t-elle parvenir à un atterrissage en douceur ?
Si la croissance économique a considérablement ralenti depuis la fin de l’année 2023 (+1% en annualisé au quatrième trimestre 2023), conséquence du resserrement monétaire rapide observé depuis le printemps 2022, la Banque centrale semble en passe de réussir son pari ...
Si la croissance économique a considérablement ralenti depuis la fin de l’année 2023 (+1% en annualisé au quatrième trimestre 2023), conséquence du resserrement monétaire rapide observé depuis le printemps 2022, la Banque centrale semble en passe de réussir son pari : celui d’un atterrissage en douceur de l’économie du pays, après le fort rebond constaté en 2022. La bonne résistance des ménages canadiens, malgré des taux d’endettement toujours très élevés, explique dans une large mesure cette situation, qui demeure toutefois fragile. Si bien que la Banque centrale se garde bien de crier victoire et compte désormais surtout sur le gouvernement fédéral pour rendre le policy-mix un peu plus cohérent.
I/ Le resserrement monétaire entamé au printemps 2022 a permis de faire refluer l’inflation, sans casser totalement la croissance du pays
Pour la cinquième fois consécutive, la Banque du Canada a maintenu début mars son taux directeur inchangé à 5%. En réaction à la poussée inflationniste subie depuis le deuxième semestre 2021, la Banque du Canada a engagé à partir de mars 2022 le plus fort resserrement monétaire depuis les années 1980 : elle a relevé huit fois d’affilée son taux directeur de 0,25% à 4,5% entre mars 2022 et janvier 2023, avant de le rehausser deux dernières fois en juin et juillet 2023, à 5%. Elle a parallèlement mis en place à partir d’avril 2022 une politique de resserrement quantitatif, qu’elle poursuit toujours : la taille du bilan de la Banque centrale a ainsi diminué de 47% entre mars 2022 et mars 2024, à 306,6 Md CAD (210 M€ ; voir Annexe I).
La politique restrictive de la Banque du Canada a permis de ramener l’inflation à 2,8% en février 2024. L’inflation a reflué de manière continue entre son pic de juin 2022 (8,1%) et juin 2023 (2,9%), date à laquelle elle était une première fois revenue en-dessous de la fourchette haute d’inflation de la Banque du Canada (i.e. 3%). L’inflation a par la suite connu une évolution moins marquée, oscillant entre 3% et 4%, du fait notamment de la résistance de certaines « poches » : l’inflation sous-jacente a ainsi plafonné à 5,5%-5,7% entre juin 2022 et décembre 2022, puis oscillé entre 3,5% et 4% entre avril 2023 et décembre 2023, avant de reculer à 3,1% et 3,2% en février 2024, soit son niveau le plus faible depuis juillet 2021 ; de même l’inflation alimentaire a reculé plus tardivement, s’élevant encore à 3,3% en février 2024. L’inflation locative, alimentée par la hausse de taux qui repousse des potentiels primo-accédants sur le marché locatif et l’arrivée de 2,5 millions de migrants en 2022 et 2023, est désormais le principal point de tension : elle a atteint à 6,5% en février 2024, en augmentation sur les deux derniers mois (Annexe II). La Banque centrale a estimé dans ses prévisions de janvier que l’inflation reviendrait à sa cible de 2% d’ici fin 2025 ; le Bureau parlementaire du budget (BPB) se veut plus optimiste, avec un retour sous la barre des 3% d’ici fin 2024.
La croissance canadienne est atone mais le pays évite à ce stade la récession. La croissance canadienne a atteint 1% au quatrième trimestre 2023, après une contraction de 1,1% au troisième trimestre. Selon Statistique Canada, l’économie canadienne devrait croître de 0,4% d’un mois à l’autre en janvier 2024, en partie grâce à la croissance américaine qui soutient le rythme des exportations canadiennes. Les banques canadiennes ont légèrement relevé leurs prévisions de croissance à la hausse et n’anticipent plus d’épisode de récession au cours du premier semestre : RBC, TD, BMO, Scotiabank et Desjardins estiment que le PIB canadien devrait croître entre 0,5% et 1% sur le premier semestre 2024. Seule la Banque Nationale anticipe une récession d’environ 1% PIB au deuxième et troisième trimestre 2024.
II/ Malgré un taux d’endettement élevé, les ménages canadiens ont pour le moment bien résisté au choc de taux
Les ménages canadiens sont les plus endettés des pays du G7 et font face à un service de leur dette record. La dette privée canadienne a atteint au quatrième trimestre 2023 2 900 Md CAD (1 990 Md€), soit une augmentation de 6% depuis le début du resserrement monétaire en mars 2022. Les trois quarts de cette dette sont des prêts hypothécaires, le quart restant correspondant à de l’endettement sur carte de crédit et des prêts automobiles et étudiants. Le ratio du service de la dette des ménages est resté stable à 15% au quatrième trimestre 2023, à son niveau record. L’endettement des ménages canadiens est toutefois en léger ressac, ayant atteint 179% de leur revenu disponible au T4 2023, soit le niveau le plus faible depuis le deuxième trimestre 2021 (178,2%). Une baisse qui s’explique par l’accroissement de 4% du patrimoine net des Canadiens entre le troisième trimestre 2022 et le troisième trimestre 2023, grâce au rebond des marchés financiers mondiaux à partir du second semestre 2023. Le Canada reste toutefois, de loin, le pays du G7 à l’endettement des ménages le plus élevé, devant le Royaume-Uni (146%), la France (125%) et le Japon (122% ; voir Annexe III), ce qui a constitué historiquement une vulnérabilité de son économie.
Bien qu’en augmentation, le taux des défauts sur la dette privée canadienne reste largement en-dessous de son niveau historique. Alors que d’aucuns craignaient une flambée des défauts, ceux-ci apparaissent encore sous contrôle. La société d’évaluation des cotes de crédit Equifax observe certes que le taux de retard de paiement de plus de 90 jours sur la dette hypothécaire des ménages canadiens a atteint 0,14% au quatrième trimestre 2023, contre 0,09% il y a un an, mais ce taux reste très largement en-dessous du taux de défaut moyen observé au cours de la décennie 2010 (0,35%), et des pics de défauts de 2012 (0,45%), 1999 et 1993 (0,65% chacun). Le taux de retard de paiement de plus de 90 jours sur la dette non-hypothécaire (carte de crédit, crédit automobile et étudiant) apparaît plus préoccupant (1,3%, contre 1% il y a un an), ayant atteint son niveau le plus élevé sur 10 dernières années, mais Equifax n’observe pas à ce stade de contamination des défauts sur la dette non-hypothécaire vers la dette hypothécaire. Plus largement, les données du Bureau du Surintendant des faillites montrent que le nombre de nouveaux cas de retards de paiement pour l’ensemble de la dette privée canadienne reste dans la zone de fluctuation habituelle, tandis que le nombre de nouvelles faillites de ménage reste à un étiage historique, avec moins de 2 000 nouveaux cas par mois au quatrième 2023 contre 4 000 avant la pandémie de COVID (Annexe IV).
Cette résistance des ménages canadiens tient notamment à la mise en place depuis 2017 d’un cadre plus restrictif d’octroi des prêts et au développement depuis lors d’une plus grande culture du dialogue entre créanciers et débiteurs canadiens. Le Bureau du superintendant des institutions financières, organe canadien de régulation des banques, conditionne depuis 2017 la délivrance de prêts immobiliers à des tests de résistance restrictifs : un emprunteur doit être capable de supporter une hausse de 200 points de base par rapport au taux négocié dans son prêt (appelé « marge de sécurité »). Les économistes estiment que ce cadre a certes eu un effet négatif sur l’accès à la propriété des ménages, mais a facilité en retour l’absorption par les débiteurs du coût du service de la dette (28,4% sur la seule année 2023). Parallèlement, les données du Bureau du Surintendant des faillites montrent que le nombre de nouvelles procédures de conciliation entre emprunteurs et créanciers est en augmentation tendancielle depuis 2008 : elles sont passées de 2 000 par mois en 2008 à 9 000 en 2023 (Annexe IV). Une évolution que les économistes de Scotiabank interprètent comme le signe d’un dialogue plus constructif entre les banques et leurs créanciers.
III/ Une normalisation monétaire devrait intervenir dans les prochains mois, selon un calendrier qui dépendra toutefois dans une large mesure du budget fédéral présenté mi-avril
La Banque du Canada multiplie depuis février les signaux d’une inflexion prochaine de sa politique monétaire. Dans sa décision de février, pour la première fois depuis mars 2022, la Banque n’a fait aucune mention d’un risque de hausse du taux directeur. La Banque a certes précisé dans sa décision de mars qu’il est encore trop tôt pour engager le desserrement monétaire - elle reste en particulier préoccupée par l’inflation sous-jacente (3,3% et 3,4%), qui est encore au-dessus de la fourchette haute d’inflation - mais reconnaît que l’économie est entrée en situation d’offre excédentaire (0,2% PIB) depuis janvier. Enfin, elle constate que le marché de l’emploi est sorti de la situation de pénurie de main-d’œuvre aigüe : le nombre de postes vacants est revenu sur sa trajectoire pré-COVID, à 540 000 en décembre 2023, contre 1 million à son pic en mai 2022, tandis que le taux de chômage a augmenté à 5,8%, contre 4,9% en juillet 2022. Le Gouverneur Tiff Macklem a ainsi laissé entendre que, si aucune baisse de taux n’est prévue lors de la prochaine décision de politique monétaire d’avril, celle-ci pourrait contenir des déclarations d’orientations prospectives pour les décisions de juin et de septembre.
La présentation du prochain budget fédéral, le 16 avril 2024, et le récent rebond du marché du logement pourraient toutefois retarder l’échéance. Tiff Macklem insiste depuis de longs mois sur la nécessité d’un policy-mix plus cohérent, appelant à une réduction du rythme des dépenses publiques. Le gouvernement, attaqué sur ce sujet par les Conservateurs, a cherché à donner des gages : il a écarté son projet d’assurance-médicaments du prochain budget, renvoyant son adoption à la conclusion d’accord avec les provinces ; il a également fait savoir qu’une partie de projets financés dans le prochain budget résulterait d’une réaffectation des dépenses de 4,8 Md CAD (3,3 Md€). Toutefois, de nouvelles dépenses devraient intervenir, puisque la vice-Première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland a déclaré qu’un nouveau soutien au secteur de la construction serait dévoilé pour répondre à la crise du logement. Et ce alors même que le marché immobilier donne déjà des signes de reprise : l’Association canadienne du logement (ACI) observe par exemple que le nombre de ventes immobilières a augmenté de 22% en glissement annuel en janvier 2024, soit la plus forte hausse depuis mai 2021. Le calendrier retenu par le gouvernement fédéral pour présenter ce budget risque également de complexifier l’équation de la Banque centrale : déposé le 16 avril, soit 5 jours après la prochaine décision de la Banque, le budget ne pourra être intégré à l’analyse de la banque qu’à l’occasion de la décision de juin.
Dans ces conditions, la majorité des grandes banques canadiennes (CIBC, BMO, RBC, Desjardins, Banque nationale) ne s’attend à des premières baisses qu’au mieux à partir de juin, et en toute hypothèse de façon très graduelle. Les principales banques du pays s’attendent à ce que la Banque du Canada baisse par palier de 25 points de base le taux directeur à partir de juin, ce qui le ramènerait à entre 3,75% et 4% en décembre 2024. Ces baisses devraient se poursuivre sur l’année 2025, avec un taux final attendu entre 2,75% et 3%, soit dans la fourchette haute d’estimation du taux neutre par la Banque centrale (entre 2% et 3%). Scotiabank s’écarte de ce consensus, anticipant plutôt le début de la normalisation monétaire en septembre avec un taux d’intérêt à 4,25% fin 2024 pour un taux final à 3% fin 2025. Si le calendrier demeure incertain, le caractère graduel de ces baisses ne fait pas débat ; il a d’ailleurs été confirmé par Tiff Macklem lui-même, à l’occasion de la dernière décision de politique monétaire.
Le Chef du Service économique régional - Morgan Larhant