Singapour se distingue par l'importance de son marché des changes, premier en Asie et troisième au monde, derrière Londres et New York, selon la Banque des règlements internationaux (BRI). Entre 2019 et 2022, le volume quotidien de transactions a crû significativement (+45%), pour atteindre 929 Mds USD, porté par une stratégie réussie en matière de connectivité. Parallèlement, la cité-État, troisième centre offshore pour le yuan selon SWIFT, contribue de façon croissante à l'internationalisation du RMB, avec depuis 2020 une hausse de plus de 80% des dépôts dans cette devise.

I. De loin le premier marché financier en volume à l’échelle mondiale

Le marché des changes, communément appelé « Forex », pour « Foreign Exchange », est le premier marché financier en volume, loin devant celui des actions. Selon l’enquête triennale de la BRI achevée fin 2022[i], le volume d'échanges quotidien représente plus de 7 500 Mds USD à l’échelle globale, ce qui équivaut, à titre de comparaison, à près de trois fois le PIB de la France.[ii] Ce marché a vu son volume plus que décupler au cours des trente dernières années. En effet, la fin des accords de Bretton Woods en 1973, qui fixait les monnaies par rapport au dollar, seule monnaie convertible en or, a eu pour conséquence un essor du marché des devises, les taux de change devenant flottants et déterminés par l’offre et la demande. Dans un contexte de mondialisation croissante, le Forex a joué un rôle clé dans le financement du commerce international et des investissements à l'étranger. Il a également fait venir de nombreux spéculateurs, attirés par les écarts de taux d'intérêt entre les devises (opérations dites de « carry-trade »). En outre, l'évolution technologique a favorisé l'émergence de traders à haute fréquence, exploitant les variations minimes à court terme du marché, ainsi que l’arrivée de traders particuliers. Contrairement au marché boursier, qui opère selon des horaires fixes en semaine, le Forex est ouvert en continu et se négocie le plus souvent de gré à gré. Une journée de trading commence avec l'ouverture du marché à Sydney et se termine à New York, pour reprendre aussitôt à Sydney. Parmi les acteurs majeurs, on trouve des banques telles que Deutsche Bank (11% de part de marché selon Euromoney[iii]), UBS (10%) et JPMorgan (9%).

II. Singapour est le premier marché des changes d’Asie depuis 2013

Historiquement, le développement du marché Forex de Singapour s’est fait parallèlement à la libéralisation de son économie. Dès 1968, la création d’un « Asian Dollar Market », un marché offshore similaire au concept d’Eurodollars, permettant aux banques d’offrir des dépôts en devises étrangères, a été déterminant dans cette progression. Ce marché a attiré de nombreuses filiales de banques étrangères dans la cité-État, devenue un point de passage des dollars des marchés développés vers les économies asiatiques émergentes. Un autre facteur clé de cette expansion a été la décision de l’Autorité monétaire de Singapour (MAS) d’utiliser le change comme outil de politique monétaire. Ce choix, motivé par la petite taille et la forte ouverture de l'économie, permet à la banque centrale d’intervenir si nécessaire sur le marché pour stabiliser la monnaie (73 Mds USD d’interventions en 2022[iv]).

Depuis 2013, Singapour s'est imposée comme le 1er marché Forex en Asie, devant le Japon. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. D'une part, le Japon, avec ses règles plus strictes sur les flux de capitaux, a vu son marché se cantonner aux transactions en dollar-yen (plus de 80% des opérations au comptant) et souffrir d’une croissance plus faible depuis la bulle de 1991. D'autre part, Hong Kong, malgré un marché d’actions plus grand et une spécialisation dans les transactions en RMB, a vu son attractivité reculer depuis la crise Covid. Alors que Tokyo était le hub régional jusque dans les années 2010, il a donc été devancé par Singapour, dont la taille limitée du marché actions a été compensé par une forte activité obligataire et un marché Forex plus diversifié (devises du G7 et émergents). En 2022, le volume quotidien du marché atteignait 929 Mds USD, soit près de 9% du volume global, contre 8% en 2019, surpassant Hong Kong (7%) et le Japon (4%), en déclin depuis 2019. Le marché mondial reste cependant dominé par le Royaume-Uni (38% du total, 3 755 Mds USD) et les États-Unis (19%, 1 912 Mds).

Plusieurs atouts font de la cité-État une place incontournable de l’activité du Forex. D'abord, son alignement stratégique dans les fuseaux horaires asiatiques permet de combler le vide horaire entre la clôture des marchés américains et l'ouverture des marchés européens – c’est d’ailleurs l’une des raisons de l'implantation d'une salle des marchés de la Banque de France en 2019. Ensuite, Singapour se distingue par son attractivité fiscale (absence d'impôt sur les gains en capital) et la qualité de son climat d’affaires. Un autre atout est la sophistication de son offre de produits financiers, notamment sur des devises partiellement convertibles comme le yuan (contrats à termes USD/CNH, spécialité de la place SGX[v]) ou la roupie indonésienne (échangeable via des contrats spécifiques « NDF [vi]»). Enfin, la connectivité y est très bonne – meilleure bande-passante de la région selon Speedtest, et une offre attractive en matière de centres de données et services Cloud.  

Afin de conserver son avance sur le Forex, Singapour mise aujourd’hui sur les technologies de pointe et la connectivité, de façon à réduire la latence inhérente à sa position géographique. La latence est le léger retard dans le traitement des ordres comparativement aux autres grands hubs que sont Londres ou New York, qui affecte surtout les fonds spéculatifs et les traders à haute fréquence. Pour relever ce défi, la MAS a, dès 2018, encouragé les institutions financières à implanter leurs systèmes localement et à investir dans des data centers, dans le cadre de l'initiative « FX E-trading ». Cette initiative favorise le trading électronique, par rapport au « voice trading » traditionnel où les transactions se font via téléphone, une tendance accentuée avec la pandémie. À la suite de cette initiative, des acteurs majeurs tels que XTX, Euronext, ou BNP Paribas se sont connectés au data center SG1 d’Equinix, qui rivalise avec son équivalent à Tokyo, TY3. BNP Paribas est particulièrement active à Singapour, en tant que partenaire de la MAS et courtier de la plateforme « CurrencyNode », lancée par la bourse SGX en 2022.

À ce jour, au moins 18 des 20 principaux « liquidity providers » mondiaux ont installé leurs systèmes à Singapour[vii]. L'objectif désormais est d'attirer les « liquidity takers » (entités exécutant les transactions et, ce faisant, acceptant les prix offerts par les « liquidity providers »), en se positionnant comme le hub régional de la gestion d’actifs et de la gestion de trésorerie des entreprises[viii]. Cet objectif figure dans la feuille de route nationale du secteur financier pour 2025[ix] et a contribué à favoriser l’arrivée de nombreux family offices et hedge funds.

III. Sans concurrencer Hong-Kong, Singapour contribue nettement à l’internationalisation du RMB

Entre 2019 et 2022, le yuan a significativement renforcé sa présence dans le marché des changes mondial, devenant la 5ème monnaie la plus échangée selon la BRI. En dépit de cette montée en puissance, la part du yuan dans les transactions globales est restée modeste, avec un volume net quotidien de 526 Mds USD, à comparer à 6 639 Mds USD pour le dollar. Sa part dans les réserves de change mondiales reste également limitée, à 2% selon le FMI, contre 59% pour le dollar en juin 2023. La BRI attribue la croissance du RMB principalement aux opérations effectuées hors Chine, notamment à Hong-Kong, au Royaume-Uni, aux États-Unis et à Singapour.

Selon SWIFT, Singapour est le 3ème centre offshore pour l’activité en RMB, collectant 3% des paiements internationaux, loin derrière Hong-Kong à 79%. D’après la MAS[x], Singapour joue néanmoins un rôle clé dans l'internationalisation du yuan, en tant que 1er centre offshore pour les dépôts et le financement du commerce en RMB, et le 2ème pour le trading en RMB, après Hong-Kong, notamment pour les contrats standardisés en CNH (yuan offshore). Ce statut est dû à la présence de banques chinoises à Singapour, notamment la Banque de Chine et l'ICBC, qui font partie des rares établissements à posséder une licence bancaire complète. Les banques singapouriennes DBS, UOB et OCBC ont, quant à elles, toutes une filiale en Chine. Depuis la crise, les dépôts en RMB ont crû de 85% dans la cité-État, alors que dans le même temps, le nombre de family office a plus que triplé.

Récemment, plusieurs accords importants ont été établis pour faciliter l'accès aux liquidités en RMB. Parmi eux, on note : i) en juillet 2022, le renouvellement d'une ligne de swap d'un montant de 300 Mds RMB (environ 42 Mds USD) au moins jusqu'en 2027[xi] ; ii) en décembre 2023, un renforcement de la coopération dans le secteur de la finance numérique[xii] (expérimentation conjointe d'un yuan numérique notamment) et des marchés de capitaux.



[i] Les résultats de la prochaine enquête triennale devraient être publiés en 2025.

[ii] INSEE, PIB de la France en 2022 = 2 639 Mds EUR, soit 2 878 Mds USD au taux 1 EUR= 1,09 USD 

[iii] Euromoney FX survey 2022, enquête annuelle auprès de 1 062 acteurs du marché Forex

[iv] MAS « MAS purchased a net US$73 billion through foreign exchange intervention in calendar year 2022, more than 2.5 times the US$29 billion purchased in 2021. » (Remarks by Mr Ravi Menon, Managing Director, at the MAS Annual Report and MAS Sustainability Report 2022/2023 Media Conference on 5 July 2023)

[v] Place boursière de Singapour, le Singapore Exchange (SGX Group) apparaît comme un acteur important sur les marchés des changes en Asie, s’agissant de la plus grande chambre de compensation en USD en Asie et la plus grande chambre de compensation en RMB au monde en dehors de la Chine. Les contrats à terme CNH et INR de la SGX sont parmi les produits les plus populaires sur cette bourse, avec des volumes record observés sur les dernières années.

[vi] Les NDF (« Non Deliverable Forward ») sont des contrats utilisés par des entreprises qui travaillent dans des pays où la monnaie locale ne peut pas être facilement échangée en d'autres devises (monnaies dites « non convertibles », à l’instar de la roupie indonésienne ou du won coréen). Dans le cadre d’un NDF, deux parties fixent un taux de change pour une certaine somme à une date future. Quand celle-ci arrive, elles règlent la différence entre le taux fixé et le taux actuel, sans échanger la monnaie elle-même. En Asie du Sud-Est, la roupie indonésienne est la monnaie la plus utilisée dans les NDF. En 2020, le volume mensuel des NDF en roupie indonésienne a dépassé 100 Mds USD, selon les données de la DTCC (Depository Trust & Clearing Corporation), ce qui est plus que les volumes combinés des transactions de devises échangeables sur le marché local et les contrats à terme normaux.

[vii] MAS/E-forex.net (« Quest for the best: Exploring Singapore’s increasingly attractive e-FX trading ecosystem », juillet 2023). Citation d’un porte-parole de la MAS « “The result of the FXET Ecosystem (FX e-trading ecosystem launched in 2018) initiative has seen 18 of the top 20 global liquidity providers set up pricing and matching engines in Singapore

[viii] Business Times « More setting up regional treasury centres in Singapore » (septembre 2022), voir également note SER : « Le pays qui valait 4 000 milliards de dollars : le secteur de la gestion d’actifs à Singapour » (juillet 2023)

[ix] L’approfondissement et le développement du trading FX est dans les objectifs de la « Financial Services Industry Transformation Map 2025 » lancé par la MAS en septembre 2022.

[x] MAS, remarques de Ravi Menon au Lujiazui Forum 2020 (« Shanghai and Singapore - financial centre partnership », 18 juin 2020) « Singapore is the largest offshore centre for RMB deposits and RMB trade finance and second largest for RMB foreign exchange trading, outside Greater China. »

[xi] MAS « Monetary Authority of Singapore and People’s Bank of China Further Renew Bilateral Currency Swap Arrangement » (14 juillet 2022) 

[xii] MAS « Singapore and China Enhance Digital Finance and Capital Markets Cooperation » (7 décembre 2023)