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Zoom : La Banque de Russie au chevet du rouble

La Banque de Russie a décidé le 15 août 2023 de relever son taux directeur de 350 points de base à 12% au terme d’une réunion extraordinaire de politique monétaire annoncée la veille. Cette deuxième hausse de taux en moins d’un mois – la troisième hausse la plus significative dans l’histoire récente de la Russie[1] – a surpris par son ampleur, et s’inscrit dans un interventionnisme croissant de la Banque centrale depuis le milieu de l’été face à la reprise de l’inflation et la dépréciation du rouble. Si cette décision semble avoir atteint son objectif premier – inverser à court terme la tendance à la dépréciation du rouble –, son adoption dans la précipitation interroge sur une possible perméabilité de la Banque centrale aux pressions politiques, qui s’inscrirait en porte-à-faux avec son indépendance statutaire et son mandat circonscrit au maintien de la stabilité des prix, tout en fragilisant la crédibilité de ses propres prévisions.

La hausse de taux annoncée par la Banque de Russie le 15 août dernier a une nouvelle fois pris de court les observateurs. Alors que le consensus qui s’est dégagé lundi en fin de journée parmi les analystes portait sur une hausse de taux de 150 points de base (pdb), les banquiers centraux ont décidé d’une hausse plus de deux fois plus importante à 350 pdb. Le 21 juillet dernier, la Banque centrale avait déjà surpris en annonçant un relèvement de son taux principal de 100 pdb à 8,5%, contre une anticipation médiane de 50 pdb.

Figure 1. Inflation et politique monétaire

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Source : Rosstat, Banque de Russie

 La dynamique des prix, mise en avant à l’appui de cette décision, s’est détériorée de manière notable. L’inflation annuelle s’est établie à 4,3% en juillet 2023, progressant de plus de 1 point de pourcentage (p.p.) par rapport à juin, et dépasse ainsi de nouveau l’objectif d’inflation annuelle définie à 4%. Dans son dernier rapport mensuel consacré à l’inflation, la Banque centrale relève également une très nette dégradation des indicateurs de tendance des prix, qui sont jugés plus pertinents que l’inflation annuelle pour la prise de décision. Ainsi, la hausse mensuelle des prix corrigée des variations saisonnières et calendaires et extrapolée sur une année (inflation mensuelle SAAR) a plus que doublé en juillet à 12,2%, contre 5,56% en juin, et s’est maintenue au-dessus de la cible pour le quatrième mois consécutif[2].

Figure 2. Dynamique de l’inflation rapportée à la cible

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Source : Banque de Russie

 La seule poussée inflationniste ne suffit néanmoins pas à expliquer l’ampleur de la hausse de taux, ni la tenue impromptue d’une réunion de politique monétaire en plein mois d’août. Lors de sa réunion du 21 juillet dernier, la Banque centrale avait annoncé une possible poursuite de la hausse des taux à la mi-septembre, sans juger nécessaire de se réunir plus en amont. Bien que le communiqué du 15 août ne se réfère qu’à l’objectif de stabilité des prix à l’appui de sa décision, d’autres facteurs extérieurs à son mandat paraissent avoir incité à prendre cette mesure d’urgence.

La dépréciation continue du rouble[3], qui a franchi la barre symbolique des 100 roubles pour un dollar dans les jours précédant le 15 août, a suscité des critiques publiques de la conduite de la politique monétaire au sein des sphères du pouvoir. Dans un entretien diffusé le 14 août au matin par l’agence de presse TASS, Maxime Orechkine, conseiller du président russe et ex-ministre de l’économie, signalait « une dérive significative du taux de change actuel du rouble par rapport à son niveau fondamental », dont l’origine principale serait une « politique monétaire accommodante » ayant conduit à une croissance rapide de la masse monétaire provoquée par le crédit aux ménages et aux entreprises. En conclusion, M. Orechkine affirmait que « la banque centrale dispose de tous les instruments nécessaires à la normalisation de la situation dans les meilleurs délais ». Quelques heures plus tard, la Banque de Russie annonçait la tenue d’une réunion extraordinaire de politique monétaire prévue le lendemain, alors que la suspension des achats de devises décidée quelques jours plus tôt avait échoué à infléchir le cours du rouble.

Sans être infondées, ces critiques minimisent l’impact sur le taux de change d’autres facteurs échappant au contrôle de la Banque centrale. La dégradation du solde commercial, les sorties structurelles de capitaux, la politique dispendieuse du gouvernement et la hausse du risque politique consécutive à la mutinerie de Wagner sont autant de risques situés hors du champ de compétence direct de la Banque de Russie contribuant à l’affaiblissement du rouble.

Figure 3. Taux de change USD/RUB en 2023 (échelle inversée)

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Source : Banque de Russie

La hausse de taux semble avoir endigué la dépréciation du rouble dans l’immédiat et repoussé au moins temporairement la prise de nouvelles mesures de contrôles de capitaux. Au 18 août, le dollar cotait à 93,7 RUB, contre 101 RUB le 15 août dernier. Simultanément au durcissement de la politique monétaire, la presse russe et internationale rapportait des discussions en cours sur le besoin de mesures de contrôle des capitaux semblables à celles employées en 2022 (dont obligation de vente des recettes d’exportations en devises).

Si le bien-fondé de ce relèvement brusque de taux peut se justifier a posteriori par une évolution favorable du taux de change, il n’en soulève pas moins des interrogations quant à la crédibilité de la Banque centrale. Prise au dépourvue et contrainte de réagir dans l’urgence, la Banque de Russie s’est significativement éloignée de ses propres prévisions de taux directeur, publiées quatre jours seulement avant la réunion du 15 août, qui anticipaient un taux moyen compris entre 8,5% et 9,3% de juillet à décembre 2023. Très ramassé, le commentaire adjoint à la décision reprend l’essentiel des thèses déjà développées le 21 juillet dernier sans véritablement justifier la nécessité d’une telle remontée des taux. Contrairement aux fois précédentes, aucun signal n’a été envoyé quant à une future hausse ou baisse de taux. La réunion n’a pas non plus été suivie d’une conférence de presse. Cette décision, qui répond en réalité moins à l’évolution des prix qu’à celle du taux de change – certes porteuse de risques inflationnistes – s’apparente à certains égards à une entorse au mandat de la Banque centrale[4] : elle soulignait encore récemment son attachement au régime de change flottant, dont le corollaire est l’absence d’intervention visant à influencer la formation du cours du rouble.

En tout état de cause, cette accélération imprévue du cycle de resserrement de la politique monétaire pourrait conduire à une révision à la baisse des prévisions d’activité en 2023-2024. En août, une étude de l’institut d’études et d’expertise de la Banque de développement de Russie (VEB.RF) estimait que le relèvement du taux directeur de 100 points en juillet dernier conduirait à une croissance inférieure de 0,1 point de PIB en 2023, et de 0,3 point en 2024 par rapport à un scénario de stabilité du taux directeur jusqu’à la fin de l’année.

 

 

 



[1] Les deux hausses de taux les plus significatives depuis 2013 sont intervenues en réponse à l’adoption de sanctions contre la Russie, respectivement en décembre 2014 (hausse de taux de 750 pdb à 17%) et en février 2022 (hausse de 1050 pdb à 20%).

[2] Cet indicateur permet de mesurer ce que serait le niveau d’inflation sur une année si les prix évoluaient constamment au rythme du dernier mois disponible. Le maintien de cet indicateur au-dessus du niveau de la cible pendant plusieurs mois consécutifs signifie généralement qu’un resserrement de la politique monétaire est nécessaire.

[3] Pour plus de détails sur les raisons de cette dépréciation, consulter les Nouvelles économiques d’Eurasie du 7 juillet 2023, Zoom « Comment expliquer la dépréciation du rouble russe ? »

[4] Il ne s’agirait toutefois pas d’une première au regard des mesures drastiques de contrôle des flux de capitaux mises en œuvre en 2022.