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Zoom : Comment expliquer la dépréciation du rouble russe ?

Au cours de la première semaine de juillet 2023, le seuil de 90 roubles pour un dollar, et de 100 roubles pour un euro, a été franchi pour la première fois depuis mars 2022. Si cette dépréciation a pu être aggravée par l’incertitude consécutive à la mutinerie du groupe Wagner fin juin, elle s’inscrit dans une tendance plus longue à l’œuvre depuis la fin de l’année 2022. Au-delà des évolutions du solde courant et du cours des hydrocarbures, qui participent traditionnellement à déterminer la valeur du rouble russe et ont été affectées par les mesures restrictives des pays occidentaux sur le secteur énergétique, l’accélération de la sortie de capitaux du pays par différents canaux semble avoir joué un rôle déterminant ces derniers mois.

Figure 1. Cours USD/RUB en 2022/2023

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La trajectoire du rouble en 2022 a été en grande partie déterminée par la dynamique du compte courant. Dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine par le Russie, le cours du rouble a chuté (de 38% entre le début de l’année et le 11 mars 2022), mais s’est rapidement rétabli en partie grâce aux mesures de la Banque centrale, dont le relèvement du taux directeur de 9,5% à 20%, et l’introduction de mesures drastiques de contrôle des flux des capitaux pour limiter les sorties de devises. Au même moment, les prix exceptionnellement élevés sur les marchés gaziers et pétroliers permettaient à la Russie de percevoir des recettes d’exportations record, totalisant 331 Md USD au 1er semestre 2022, soit 42,4% de plus que l’année passée. L’autre versant de la balance commerciale – les importations – était parallèlement affecté par les mesures restrictives sur le commerce extérieur de la Russie adoptées par les pays occidentaux, qui ont entraîné une baisse de ces dernières de 23,3% en glissement annuel au 2e trimestre à 71,5 Md USD. La conjonction de ces deux tendances a formé un excédent courant exceptionnellement élevé à hauteur de 76,7 Md USD au 2ème trimestre, qui a conduit à une forte appréciation du taux de change du rouble (+64% entre la fin des 1er et 2ème trimestres 2022). Il s’est montré relativement stable entre juillet et novembre 2022, oscillant autour de 1 USD = 60 RUB.

Figure 2. Compte courant de la Russie, Md USD

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Les mesures restrictives contre les exportations d’hydrocarbures russes entrées en vigueur en décembre 2022 et en février 2023[1] ont contribué à un affaiblissement de la balance commerciale russe. Combinées à la baisse des prix du pétrole, ces mesures ont provoqué une baisse des recettes nominales d’exportations de la Russie : les exportations en valeur d’hydrocarbures à destination des 38 premiers clients de la Russie ont diminué de 36% en g.a. à 78,7 Md USD sur les quatre premiers mois de 2023, dont une baisse de 78% vers l’Union européenne.[2] Parallèlement, le développement de nouvelles solutions logistiques et commerciales de la Russie avec les pays qualifiés « d’amicaux » a permis un rétablissement progressif des importations, qui restaient en baisse de 6,3% en g.a. au T4 2022, mais ont dépassé leur niveau de l’année passée de 5% à 92 Md USD au T1 2023. Cette tendance s’est accélérée ces derniers mois du fait de la hausse inédite des dépenses budgétaires et de la reprise de la consommation, qui alimentent davantage la demande d’importations.  L’excédent courant a ainsi atteint son plus faible niveau depuis 2020 à 14,8 Md USD au cours du premier quart de l’année 2023. Au total, le rouble s’est déprécié d’environ 30% entre fin novembre 2022 et fin juin 2023.

Figure 3. Exportations d’hydrocarbures de la Russie vers ses 38 principaux clients, Md USD

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La dépréciation récente du rouble ne reflète pas exclusivement l’évolution du commerce extérieur russe. Alors que les recettes pétrolières semblent s’être stabilisées à un niveau plus faible ces derniers mois, le rouble a poursuivi sa dépréciation de façon ininterrompue. Plusieurs facteurs d’ordre financiers peuvent être avancés :

1 - La fuite de capitaux s’est poursuivie malgré les restrictions imposées par la Banque centrale, et pourrait s’accentuer après la mutinerie du groupe Wagner. En particulier, les ménages russes ont massivement transféré leur épargne à l’étranger depuis septembre 2022 : leurs dépôts en devises détenus par des banques non résidentes ont augmenté de près de 50 Md USD depuis le début de l’année 2022, et ont simultanément diminué de 42 Md USD auprès des banques russes. De plus, la vente d’actifs par des investisseurs étrangers sur le départ crée un flux structurel de sortie de capitaux, qui n’est plus compensé faute de nouveaux investissements. Il pourrait s’étaler sur plusieurs années du fait de la lourdeur du processus administratif permettant la validation des accords de vente d’actifs[3].

2 - L’assouplissement rapide de la politique monétaire russe entre mars et septembre 2022 jouerait désormais en défaveur du rouble[4]. Le différentiel actuel de taux directeurs – c’est-à-dire de rémunération des devises – entre la Banque de Russie (7,5%) et la Réserve fédérale américaine (5-5,25%) serait historiquement faible, et par conséquent insuffisant pour compenser le risque induit par la détention d’actifs financiers libellés en roubles.

3 - Les entreprises russes rapatrient de moins en moins de devises en Russie. Depuis la levée de l’obligation de rapatriement des devises tirées des exportations début juillet 2022, les exportateurs russes préféreraient stocker leurs recettes d’exportations sur des comptes situés à l’étranger. A cela s’ajoutent des situations de « trappes à devises » associées au choix de la Russie de régler ses opérations de commerce extérieur en devises nationales, ce qui provoque parfois l’accumulation sur des comptes à l’étranger de devises peu liquides et impossibles à rapatrier, comme dans le cas du commerce avec l’Inde[5].

Figure 4. Dépôts en devises des ménages russes, Md USD

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Source des graphiques : Banque de Russie, Bruegel

La nouvelle règle budgétaire pourrait davantage déstabiliser le rouble. Cette règle détermine notamment le montant des opérations de change conduites par les autorités : si la somme des recettes pétro-gazières perçues par le budget dépasse un seuil dit « de base », les recettes dites « excédentaires » sont utilisées pour acheter des devises venant alimenter le fonds souverain, et inversement. Initialement conçu pour stabiliser le rouble et réduire sa corrélation au cours du pétrole, ce mécanisme a été modifié en 2023 pour simplifier la planification budgétaire : le seuil de revenus de base, qui dépendait autrefois d’un cours pivot du baril de pétrole et du cours du rouble pour un volume d’extraction donné, est désormais fixe. Dans un contexte de plafonnement des prix du pétrole à 60 USD, le rouble devient ainsi le seul déterminant des interventions de change : sa dépréciation pourrait conduire à une reprise des achats de devises[6], qui l’affaiblirait davantage en retour.

Figure 5. Impact de la nouvelle règle budgétaire sur le taux de change du rouble

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[1] Plafonnement des prix de vente et embargo européen sur le pétrole brut le 5 décembre 2022, embargo européen sur les produits pétroliers le 5 février 2022.

[2] Russia Foreign Trade Tracker, Bruegel, disponible à l’adresse https://www.bruegel.org/dataset/russian-foreign-trade-tracker.

[3] Ces derniers contribueraient par ailleurs aux turbulences temporaires régulièrement observées sur le marché des changes.

[4] Hypothèse suggérée par A. Isakov, économiste Russie chez Bloomberg Economics.

[5]Selon Bloomberg, les exportateurs russes auraient accumulé sur leurs comptes indiens l’équivalent de 1 Md USD de roupies par mois ne pouvant être ni dépensées pour régler des importations – la relation commerciale étant fortement déséquilibrée au profit de la Russie -, ni rapatriées du fait des restrictions en vigueur sur l’utilisation de cette devise.

[6] Le prix des matières premières étant généralement libellé en devises (dollars), une dépréciation du rouble permet au budget russe de percevoir davantage de revenus après conversion des recettes d’exportations.