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 Zoom sur la dédollarisation de l’économie russe

Le mouvement de réduction de la dépendance de l’économie russe au dollar, initié par les autorités russes en 2017/2018 en réponse à l’adoption de la loi CAATSA[1] aux États-Unis et au listage SDN[2] de grandes entreprises russes, a considérablement accéléré depuis l’invasion de l’Ukraine et s’est étendu à l’ensemble des devises occidentales qualifiées de « toxiques ». Cette évolution saccompagne dun accroissement du rôle du yuan touchant toutes les sphères de l’économie (réserves de change, système bancaire et financier, commerce extérieur, etc.). Ce pivot russe vers la zone monétaire chinoise apparaît toutefois contraint dans un contexte d’isolement financier du pays et traduit une accentuation du déséquilibre des relations économiques bilatérales au profit de la Chine. Il est assorti de limites inhérentes au yuan, dont le rôle dans le système économique international reste réduit rapporté au poids de l’économie chinoise.

1. Le mouvement de dédollarisation de l’économie russe a été engagé bien avant le 24 février 2022. Parallèlement à la création de systèmes de paiements indépendants du système financier américain[3]. Il transparaissait d’ores et déjà dans les statistiques relatives au bilan des agents économiques, aux réserves internationales et au commerce extérieur. Ainsi :

- La part du dollar dans l’endettement extérieur total russe a diminué de 60% en moyenne jusqu’à la mi-2017 à 43% début 2022 (bénéficiant à l’euro, dont la part est passée de 14 à 20% du total). La part des dépôts en devises des ménages dans les dépôts totaux a décliné de 29% début 2016 à environ 20% en moyenne entre 2020 et 2022.

- la structure des réserves internationales de la Banque de Russie a évolué défavorablement au dollar, et plus largement aux devises « occidentales » : elles ne représentaient plus que 55% des actifs à la mi-2021, contre plus de 80% début 2016. La part du dollar a considérablement diminué, passant de 42% à 16% du fait notamment de l’exclusion de cette devise des réserves liquides du FBEN à la mi-2021. Sur cette même période, les placements en bons du Trésor américains de la BdR ont drastiquement diminué, passant de plus de 100 Md USD à moins de 5 Md USD (moins de 2 Md USD fin 2022).

- la part du dollar dans le paiement des exportations russes a fortement reculé, atteignant 52% début 2022, contre plus de 81% début 2013. Cette évolution a largement profité à l’euro, qui ne servait au règlement que de 9% des exportations début 2013, contre plus de 30% fin 2021. Les importations sont marquées par une plus forte stabilité, avec une décrue faible du dollar (41% début 2013, 36% fin 2021).

Figure 1 Figure 2

 2. Ce mouvement s’est accéléré et élargi depuis février 2022. Les sanctions adoptées contre le système bancaire (déconnexion de SWIFT notamment) et les mesures de contrôle des capitaux[4] mises en œuvre par la Russie ont rendu la détention d’actifs en devises beaucoup moins avantageuse pour l’ensemble des agents économiques russes, conduisant à une diminution généralisée de leur importance au sein des actifs bancaires. La part des dépôts en devises des entreprises a diminué de 29,2% à 19,2%, et celle des crédits de 23,5% à 14,8% entre le début et la fin de l’année 2022. La tendance est plus contrastée pour les ménages : la diminution des dépôts en devises détenus en Russie (de 20% du total en janvier 2022 à moins de 10% en décembre) s’est accompagnée d’une augmentation quasi-équivalente des dépôts en devises détenus à l’étranger par les résidents russes, dont la valeur nominale a dépassé celle des dépôts en Russie en septembre 2022. Le mouvement d’éviction des devises occidentales – et plus seulement du dollar – s’est également accéléré au niveau de la gestion des actifs liquides du Fonds souverain[5], dont la structure normative est désormais restreinte au yuan (jusqu’à 60% des actifs liquides) et à l’or[6] (40%). Fin 2022, le ministère des Finances a également banni l’investissement des réserves du Fonds souverain dans tout actif libellé en dollars.

 Figure 3Figure 4

3. Le yuan s’impose progressivement comme solution alternative. Jusqu’au début de l’année 2022, la devise chinoise était essentiellement utilisée comme monnaie de réserve, mais jouait un rôle négligeable dans le secteur financier russe. Depuis février 2022, le rôle du yuan s’est considérablement étendu, notamment :

- au commerce extérieur :  16% des exportations russes ont été réglées en yuan fin 2022, contre moins de 1% au début de l’année. La part du rouble dans le paiement des exportations a aussi considérablement augmenté à 34%, contre 12% en début d’année. S’agissant des importations, le yuan représentait 23% des règlements en volume fin 2022 (contre 4% en début d’année), tandis que la part du rouble a été stable à 27%. La part agrégée du dollar et de l’euro est passée de 65,7% à 48% au cours de cette période.

- au marché des changes : 37% des transactions de devises en volume impliquaient le yuan fin 2022, contre 0% en début d’année. Les volumes de yuan échangés ont été multipliés par 40 depuis le début de l’année, faisant de Moscou la 4e place financière mondiale en la matière. Sur la même période, la part du dollar dans les transactions a diminué de 87% à 56%.

Figure 5Figure 6

- au secteur bancaire : les principales banques du pays (Sberbank, VTB) proposent des produits en yuan (dépôts, crédits) depuis le 2ème semestre 2022 qui seraient principalement plébiscités par les grandes entreprises exportatrices. Le portefeuille de crédits en yuan de Sberbank aurait atteint 39 Md RUB (567 M USD) fin 2022. Le yuan représentait 11% des dépôts en devises des ménages début 2023, alors que la part du dollar est passée de 76% à 68% entre début et fin 2022).

4. Des interrogations demeurent sur la viabilité à long terme de ce pivot vers le yuan. Le développement du rôle du yuan dans l’économie russe apparaît pour l’heure comme la conséquence conjoncturelle de deux tendances indissociables : 1) l’isolement de la Russie vis-à-vis du système financier international ; 2) la dépendance commerciale croissante de la Russie vis-à-vis de la Chine. La devise chinoise conserve un certain nombre de limites :

- en tant que réserve de valeur, le yuan dispose d’une liquidité supérieure à celle de l’or, mais inférieure à celle du dollar ou de l’euro. Il est soumis à une politique monétaire peu transparente avec un risque de dévaluation important. Il reste peu utilisé dans le règlement des importations russes en dehors du commerce bilatéral avec la Chine.

- La rentabilité des actifs en yuan, dont le volume reste limité en Russie, demeurerait très faible, voire nulle pour le moment[7], et le caractère durable de la demande d’actifs libellés en cette devise reste à confirmer.



[1] Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act

[2] Specially Designated Individuals

[3] Carte bancaire MIR (utilisable dans 9 pays hors Russie début 2023) et Système de Transmission de Messages Financiers (SPFS), équivalent russe de SWIFT utilisée par 13 pays et environ 800 établissements financiers début 2023 (majoritairement russes).

[4] Par exemple, interdiction pour les ménages de retirer plus de 10 000 USD depuis un compte en devises ouvert avant le 9 mars 2022.

[5] La structure des réserves internationales (dont font partie les actifs liquides du FBEN) n’est plus publiée depuis début 2022.

[6] Les actifs liquides restants en yen et livre sterling, ainsi qu’une grande partie des actifs en euros, ont été consommés pour financer le déficit budgétaire en 2022. Les fonds restants en euros devraient être utilisés d’ici fin 2023. Précédemment, la part liquide du FBEN se répartissait, après l’exclusion du dollar, entre l’euro (40%), le yuan (30%), l’or (20%), la livre sterling et le yen (5%).

[7] Le yuan n’a pas été à la hauteur des attentes, Kommersant, 30 janvier 2023.