L’inflation alimentaire, un phénomène parti pour durer au Canada
Si l’inflation globale baisse depuis juillet 2022 (6,8% en moyenne annuelle) après un pic à 8,1% en juin, l’inflation alimentaire demeure à un niveau très élevé et continue de progresser (8,9% en moyenne annuelle ; +0,3% sur le mois décembre). Cette tendance devrait se poursuivre en 2023, en raison notamment des tensions persistantes sur les chaînes de production alimentaire, de la dépréciation du huard ou encore des risques climatiques. La réponse publique apparaît à ce stade limitée, et insuffisamment ciblée s’agissant des provinces, mais de nouvelles mesures sont à attendre dans le cadre du prochain budget.
Alors que l’inflation reflue au Canada depuis l’été, la hausse des prix alimentaires se prolonge
Les prix alimentaires continuent de progresser au Canada, plus rapidement que l’inflation globale qui a commencé à refluer depuis juillet dernier. L’inflation alimentaire moyenne a atteint 8,9% en 2022 et a été supérieure de près de 2 points à l’inflation annuelle moyenne (6,8%) : par produit, les huiles et graisses comestibles (+25,4%), les condiments (+14,7%) et les produits céréaliers (+13,6%) ont le plus progressé en moyenne annuelle (Annexe I). Cette augmentation des prix demeure très dynamique puisqu’elle a atteint en décembre 10,1% en glissement annuel, après une nouvelle augmentation de 0,3% sur le mois de décembre, à contresens de la hausse générale des prix qui a atteint son pic en juillet 2022 et est en recul de 0,6% sur le mois de décembre. En effet, la baisse du cours des matières premières, notamment le pétrole (-25%), et la politique monétaire restrictive de la Banque centrale (8 hausses d’affilée depuis mars 2022) ont permis d’enrayer l’inflation globale dès l’été, celle-ci étant retombée en décembre à 6,3% en glissement annuel après un pic à 8,1% en juin. Le resserrement de la politique monétaire serait en revanche, selon la Banque du Canada, moins efficace s’agissant des produits alimentaires, du fait d’une moindre élasticité-prix de la consommation : une hausse de 100 points des taux ne réduirait selon elle que de 0,25% la consommation d’aliments (Annexe II).
La dynamique haussière des prix alimentaires devrait se poursuivre en 2023, à un rythme certes moins soutenu qu’en 2022 mais toujours supérieur à l’inflation globale. Le dernier Rapport annuel sur les prix alimentaires publié par les Universités Dalhousie, de Colombie-Britannique, du Saskatchewan et de Guelph prévoit pour 2023 une augmentation des prix alimentaires de 5% à 7%, notamment pour les légumes (+6% à 8%), les viandes (+5 à +7%) et les produits laitiers (+5% à 7%) pour 2023 (Annexe III). La Banque du Canada s’attend de son côté à ce que, bien qu’en décélération sur un rythme mensuel, l’inflation alimentaire continue de progresser à un rythme supérieur à l’inflation globale (attendue à 2,6% annuel, avec un pic espéré à 5,4% au premier trimestre 2023).
Les canaux de transmission de la hausse des prix alimentaires apparaissent multiples
La hausse du coût des transports, puis celle des intrants, ont affecté en 2022 l’ensemble de la chaîne productive et ont été répercutées auprès des consommateurs. La hausse du coût du transport (+30% entre 2021 et 2022) et des prix de l’énergie (+25% entre 2021 et 2022), sur fond de reprise mondiale puis de guerre en Ukraine, ont pesé tant sur la production primaire que sur la transformation, ce qui a ensuite été répercuté sur le consommateur. La baisse de ces coûts à partir de juillet, revenus fin 2022 à un niveau proche à celui de 2019, a commencé à réduire ce canal de transmission (Annexe IV). Mais d’autres facteurs ont pris le relais, à commencer par le coût des intrants, qui a augmenté de 33% au premier semestre 2022 en glissement semestriel, dans un contexte de crise ukrainienne qui a accentué les choses : le gouvernement canadien a en effet été le premier à dénoncer la clause de la « nation la plus favorisée », conduisant non seulement à l’imposition de droits de douane par défaut à 35% sur les intrants russes et biélorusses mais également à des pénuries. Celles-ci concernent encore 25% des entreprises fin 2022, après un pic de 30% au premier semestre 2022 (Annexe V, Fig2). Cet effet serait toutefois moins prégnant au second semestre 2022 (baisse de plus de 25% du coût des intrants depuis juillet), ce qui devrait atténuer l’impact de ce facteur courant 2023.
La pénurie de main-d’œuvre maintient une pression sur le coût du travail. Statistique Canada dénombrait au troisième trimestre 2022 64 000 postes vacants le long de la chaîne de production alimentaire, soit 6% du total des postes vacants, contre 5% en moyenne tous secteurs confondus. Cette pénurie se concentre sur la distribution (50%), tandis que la transformation et la production compte pour 25% chacun des vacances de poste. Cette pénurie pèse sur le coût du travail, qui a augmenté davantage que la moyenne : selon Statistique Canada, en 2022, les salaires ont augmenté de 6,1% sur la transformation, de 5,2% sur la distribution et de 4,7% pour la production, contre 4,2% en moyenne. Il s’agit respectivement de la 3ème, 6ème et 8ème plus forte augmentation des 18 secteurs de la nomenclature de Statistique Canada (Annexe VI). Cette tension à la hausse devrait persister en 2023, le marché du travail ne faiblissant toujours pas au niveau national (5% de chômage en décembre, proche du creux historique de juin 2022 à 4,7%), en particulier pour la transformation et la distribution, où la masse salariale représente respectivement 14% et 11% des coûts de production (contre 1% pour la production).
L’augmentation des délais de livraison, rallongés de près de 30% entre 2021 et 2022, a également accru l’inflation alimentaire en 2022. La « duraflation » désigne le phénomène par lequel l’augmentation des délais de livraison entre la production alimentaire et son arrivée en épicerie entraîne une réduction de la durée de conservation des aliments en rayonnage, une augmentation du gaspillage alimentaire et, in fine, une demande de produits alimentaires plus dynamique. Une étude de l’Université Dalhousie de mars 2022 montre ainsi que le gaspillage alimentaire est en augmentation de 10% depuis le début de la pandémie, s’élevant à 550 M CAD (380 M€) sur la période novembre 2021-février 2022. Les délais de livraison, en diminution depuis juillet, restent toutefois supérieurs à ce qu’ils étaient en 2019 (+10% en décembre 2022), ce qui laisse penser que ce facteur ne s’est pas encore totalement dissipé.
De manière plus conjoncturelle, la sous-performance du dollar canadien face au dollar américain et les aléas climatiques ont renchéri le coût des importations alimentaires. Le dollar canadien s’est déprécié de 5% au quatrième trimestre 2022 face au dollar américain, renchérissant les importations depuis des Etats-Unis, 1er fournisseur du Canada de produits agricoles et intermédiaires dans la production d’aliments (41% du total des importations de ce type en 2021) et les biens de consommation alimentaires (70%). La dépréciation du huard, qui se poursuit en janvier 2023 (-2%), devrait ainsi continuer à tirer les prix des fruits et légumes à la hausse, au moins jusqu’à la sortie de l’hiver canadien. Et ce d’autant plus que des évènements météorologies, notamment des inondations et du gel dans les Etats du sud des Etats-Unis, ont ponctuellement affecté le marché : la laitue, principal légume importé par le Canada (575 M CAD/410 M €) en 2021 depuis les Etats-Unis, a ainsi vu son prix doubler en l’espace de deux semaines début novembre 2022.
Enfin le débat monte au Canada sur une éventuelle « inflation cupide » des distributeurs, ce qui a poussé le Bureau de la concurrence canadien à lancer une enquête. L’« inflation cupide » désigne le phénomène par lequel les grands distributeurs (Loblaw, Empire, Metro, Costco, Walmart) profiteraient de l’inflation pour réaliser des profits excessifs aux dépens des consommateurs ; de fait, les bénéfices des grands distributeurs ont augmenté en moyenne d’environ 30% sur les 3 premiers trimestres 2022. Preuve de la confiance rompue entre distributeurs et consommateurs, 80% des Canadiens adhéreraient à cette théorie d’après le Rapport sur les prix alimentaires 2023. Ainsi, le Bureau de la concurrence a lancé en octobre une enquête, dont les conclusions sont attendues en juin 2023, pour déterminer si ces profits portent atteintes au droit du consommateur. Les distributeurs se défendent toutefois en indiquant avoir gardé inchangées les marges appliquées à leurs produits, en moyenne situées entre 2% et 4%.
La réaction des pouvoirs publics a jusqu’à présent été limitée, voire désordonnée, laissant libre champ aux initiatives commerciales des grands distributeurs
Le gouvernement fédéral a adopté à l’automne de premières mesures ciblées sur les publics les plus fragiles et réfléchit à accroître le soutien aux agriculteurs. Côté consommateur, le fédéral a annoncé en novembre le doublement immédiat pour 6 mois du « crédit pour la taxe sur les produits et services » (TPS), une prestation sociale versée sur une base trimestrielle compensant auprès des plus modestes cette taxe sur la consommation. Cette aide, qui concerne 30% de la population, varie entre 234 CAD (160€) et 467 CAD (320€), selon la taille du ménage et du revenu net familial 2021, et coûtera 2,5 Md CAD (1,7 Md€). Côté producteur, en sus des facilités déjà mises en œuvre pour renforcer la trésorerie des exploitations (augmentation des avances notamment), l’idée circule de compenser aux agriculteurs la hausse des droits de douane imposée aux engrais russes et biélorusses (à hauteur de 34 M CAD - 23 M€ - cf supra) ; des mesures en ce sens pourraient être annoncées dans le prochain budget fédéral, qui devrait être présenté fin mars.
Les provinces, qui ont bénéficié en 2022 de ressources plus dynamiques que prévu, ont multiplié les mesures non-ciblées, au risque d’alimenter en retour l’inflation globale. Les provinces, dont plusieurs ont bénéficié en 2022 de l’effet d’aubaine lié à la hausse du coût de l’énergie, ont multiplié depuis fin 2022 les annonces de « chèques », souvent non ciblés. L’Alberta, qui connaîtra des élections fin mai, et l’Île-du-Prince-Edouard ont ainsi annoncé en décembre des chèques - respectivement de 600 CAD (415€) et allant de 500 CAD (340€) à 1000 CAD (690€) - au profit de 80% de la population de ces provinces. Des mesures inspirées de celle du Québec où, après les élections d’octobre 2022, le gouvernement reconduit avait annoncé en novembre un chèque de 400 CAD à 600 CAD (275€ à 410€) pour 80% de la population, pour un coût de 7 Md CAD (4,8 Md€).
Les grands distributeurs ont unilatéralement annoncé des mesures de gel des prix, limitées dans le temps. En juin 2022, Walmart a annoncé une campagne de gels de prix spontanés et temporaires sur ses produits sous-marques, suivi par Loblaw en octobre 2022 (1 500 produits, la campagne ayant pris fin le 31 janvier 2023) et Métro (jusqu’au 5 février, pour ses marques maison et nationales). Contrairement toutefois à d’autres pays, comme Coles en Australie, les distributeurs ne prévoient pas à ce stade de prolonger ces opérations commerciales, arguant de la réduction de leurs marges et des augmentations très importantes demandées par les fournisseurs. La pression risque toutefois d’être forte dans les prochaines semaines pour prolonger ces dispositifs.