Tribune cosignée avec Cyprien Batut, conseiller politique économique à la direction générale du Trésor et parue dans le magazine des JECO, le 15 novembre 2022

Si vous êtes venues aux Jeco, ou si vous avez participé à distance, c’est sans doute que vous avez un intérêt particulier pour l’économie. Peut-être l’étudiez-vous déjà. Peut-être envisagez-vous de poursuivre vos études dans ce domaine. Vous avez raison.

Pourquoi ? On parle beaucoup des pénuries d’énergie, de logements abordables, de chauffeurs, d’aides-soignants. On parle moins des pénuries d’économistes. Et pourtant.

Pas de transition écologique, pas de lutte contre l’inflation et les inégalités, pas de régulation efficace de la finance sans des économistes pour réfléchir à tout cela, calibrer les instruments, les mettre (eh oui) en équations, concevoir des financements, etc. Or les économistes manquent cruellement aujourd’hui. Dans les banques centrales et les administrations publiques, des équipes deux fois trop petites triment pour remplir des missions toujours plus étendues. D’autant qu’avec les exigences croissantes de transparence et d’efficacité de l’action publique, de nouveaux besoins apparaissent. Il faut non seulement concevoir les politiques publiques et les mettre en œuvre, mais aussi les contrôler et les évaluer : la même politique va passer successivement entre de nombreuses mains. Or, le secteur privé lui aussi recrute des économistes, et de plus en plus avec le développement de la science des données. Il suffit de consulter le site de l’école d’économie d’Harvard pour constater que plus d’un tiers des néo-docteurs de la promotion 2021 ont été embauchés par des entreprises privées (dont Amazon et Uber principalement). La concurrence est rude pour les attirer.

La formation en économie fait pourtant plutôt recette. Selon les données de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), environ 16 % des nouveaux entrants à l’Université en 2020 se sont inscrits en Economie-Gestion, une proportion stable depuis dix ans, et donc des effectifs en forte hausse (puisque la population estudiantine a beaucoup augmenté). C’est pareil au niveau master, avec 15 % des étudiants inscrits en master en 2020 dans les disciplines générales. Il faut dire que les débouchés sont très nombreux et les taux d’insertion élevés.  Toutefois, la majorité des diplômés en Economie-Gestion se dirigent vers les métiers de la gestion et la finance (72 % d’entre eux travaillent dans le privé trois ans après la fin de leur diplôme selon la DEPP). C’est bien normal compte tenu des immenses besoins des entreprises. Mais comme l’atteste la pénurie que nous connaissons, le secteur public, qui a lui aussi de gros besoins, ne semble pas bénéficier de cet engouement.

Dans cet environnement, les femmes économistes sont rares et donc très recherchées.

Selon la DEPP, si 53 % des étudiants de master d’économie en 2020 sont des étudiantes, elles deviennent minoritaires ensuite. Ainsi, il n’y aurait que 38 % de femmes parmi les doctorants d’économie. D’après le répertoire de chercheurs RePEc (Research Papers in Economics), seulement 26 % des auteurs d’articles d’économie en France sont des autrices[1]. La situation n’est pas meilleure à l’étranger. Aux Etats-Unis, Shelly Lundberg et Jenna Stearns[2] trouvent que la féminisation patine à environ 25% chez les Assistant professors (équivalents de nos Maîtres de conférences) et à 10% chez les Professeurs. La biologie fait mieux que l’économie, et les sciences exactes sont en progrès. Lundberg et Stearn attribuent la piètre performance de l’économie à un environnement de travail particulièrement toxique pour les femmes dans cette discipline. L’enquête de l’American Economic Association (AEA) sur le climat professionnel en 2019 a révélé que 43 % des enquêtées avaient déjà reçu des remarques offensantes à caractère sexiste ou sexuel (contre 13 % des enquêtés). Une étude récente[3] a également montré que les femmes qui présentent un papier dans des séminaires académiques d’économie sont traitées différemment de leurs homologues masculins. On leur pose plus de questions et celles-ci sont plus souvent condescendantes ou hostiles.

Mais les choses sont en train de changer, grâce à la prise de conscience de la profession et à des initiatives comme celle du CEPR – principal réseau de chercheurs économistes en Europe - Women in Economics[4]. Il faut dire que l’enjeu est à la fois quantitatif et qualitatif.

Quantitatif, parce que les femmes représentent un vivier de talents évident pour les recruteurs. Qualitatif, parce que les femmes ne pensent pas nécessairement l’économie de la même manière que les hommes. Ainsi, Lundberg et Stearns ont trouvé que les membres masculins de l'American Economic Association ont tendance à faire davantage confiance aux mécanismes de marché, tandis que les femmes sont plus enclines à considérer que l’Etat doit intervenir pour réduire les inégalités. Elles sont aussi plus nombreuses à privilégier une approche appliquée de la science économique au détriment de la théorie. C’est dire l’importance de mieux intégrer les femmes économistes là où les politiques économiques sont discutées, calibrées, décidées, évaluées.

Non seulement les étudiantes devraient sérieusement envisager des études poussées en économie, mais elles devraient viser en priorité les disciplines en forte demande comme la macroéconomie, l’économétrie, la modélisation, l’économie publique, l’économie internationale, où de belles carrières s’offriront à elles.



[1] Bloc-notes éco Banque de France (blog) : Economics: where are the women? / Economie, où sont les femmes ? 

[2] Lundberg, S., & Stearns, J. (2019). Women in economics: Stalled progress. Journal of Economic Perspectives, 33(1), 3-22.

[3] Dupas, P., Modestino, A. S., Niederle, M., & Wolfers, J. (2021). Gender and the dynamics of economics seminars (No. w28494). National Bureau of Economic Research.

[4] Women in Economics | CEPR

 


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