Crise énergétique : vers une Europe à la chandelle ?
Le Fonds monétaire international a révisé à la baisse sa prévision pour la croissance mondiale pour 2022 (-0,8 point de pourcentage) et pour 2023 (-0,2 point). Sans surprise, l’Europe se trouve fortement affectée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences géopolitiques, à des degrés divers selon le mix énergétique, l’exposition à la Russie et la part de l’industrie dans l’économie de chaque pays (graphique 1).
Graphique 1. Révision des prévisions de croissance du FMI pour 2022 et 2023
(en écart par rapport aux prévisions de janvier 2022, un points de pourcentage)
Source : FMI, World Economic Outlook, avril 2022.
Bien sûr, la révision des perspectives de croissance n’est pas due uniquement à la guerre en Ukraine. La vague épidémique qui sévit actuellement en Chine assombrit aussi les prévisions. Toutefois, la guerre pèse pour beaucoup dans cette révision, prenant en compte la situation au 31 mars 2022 avec notamment un prix du pétrole de près de 107 dollars US par baril en 2022 et 93 dollars US en 2023 (contre 91 dollars en moyenne en début d’année).
De nombreux chiffrages de l’impact de la guerre sur l’économie européenne ont été réalisés depuis deux mois, avec des ordres de grandeur parfois différents. Comment s’y retrouver ? On peut procéder en deux étapes : (1) quels chocs ? (2) quels canaux de transmission aux économies européennes ?
Quels chocs ?
Si elle ne représente que 1,75% du PIB mondial (chiffre 2020 en dollars courants, source Banque Mondiale), la Russie est un acteur mondial majeur pour la production et l’exportation d’hydrocarbures, mais aussi d’engrais, métaux, céréales, bois. La guerre affecte durement ces approvisionnements.
Pour les économies européennes fortement dépendantes des hydrocarbures russes, le choc énergétique sera probablement le plus douloureux. Pour le calibrer, il faut traiter séparément la question du pétrole (marché mondial) et celle du gaz (marché local).
Pétrole brut
Avant même le début de la guerre, le prix du pétrole brut a fortement augmenté du fait de la reprise économique après la crise Covid, alors que l’offre n’était pas complètement revenue à son niveau pré-crise (graphique 2). La guerre a renforcé ce mouvement, l’offre russe ayant diminué du fait des difficultés d’acheminement et de paiement en relation avec les sanctions. Selon l’Agence Internationale de l’énergie, les livraisons pourraient déjà avoir diminué d’environ 2,5 millions de barils-jours (soit 3% de l’offre mondiale). En cas d’embargo européen sur le pétrole brut russe, ce sont 3,4 millions de barils-jours qui disparaîtraient du marché, soit 4% de l’offre mondiale, si l’on fait abstraction des re-directions vers d’autres pays, lesquelles seraient vraisemblablement limitées malgré les réductions de prix dont ils bénéficient.
Graphique 2. Prix quotidien du pétrole brut (Brent, dollars US courants par baril)
Source : Fred, Federal Bank of St Louis. La période de guerre est indiquée en rouge.
Entre la période janvier-février 2022 (jusqu’au 23 février inclus) et la période du 24 février au 25 avril, le prix du brut a augmenté de 22% (de 91 à 111 dollars le baril). Une forte réaction du prix (+22%) à un recul modéré de l’offre mondiale anticipée (-3%) signifie que la demande mondiale et l’offre non russe sont peu sensibles (ou peu élastiques) au prix : le prix doit beaucoup augmenter pour convaincre des producteurs de pétrole d’augmenter leur offre et pour décourager une partie de la demande, et ainsi rétablir l’équilibre du marché.
La somme de leurs élasticités est ici implicitement égale à 3%/22% = 0,14 sur la période. En appliquant ces mêmes élasticités à un recul de l’offre mondiale non plus de 3% mais de 4%, la hausse de prix serait de 4%/0,14 = +29% par rapport au niveau d’avant la guerre, ce qui mettrait le prix du baril à 117 dollars.
En utilisant des élasticités de court terme plus conformes à la littérature académique (de l’ordre de 0,1 pour l’offre comme pour la demande, cf. Labandeira et al., 2017, Caldara et al. 2019), la hausse de prix serait de 4%/(0,1 + 0,1)=+20%, donc un baril à 109 dollars. A l’inverse, les mesures de subventionnement de la demande mises en place dans de nombreux pays pourraient affaiblir les élasticités-prix. À la limite, si l’élasticité-prix de la demande était nulle, c’est-à-dire si la demande était totalement rigide quel que soit son prix avant subvention, le même modèle très simple conduirait à une hausse de prix de 4%/0,1=+40% par rapport à avant la guerre, et donc à un baril à 127 dollars.
Certains évaluent plutôt les marges de production supplémentaires dans le reste du monde, puis se demandent de combien le prix du pétrole doit augmenter pour amener la demande au niveau de l’offre. Si l’on s’en tient à la rationalité économique, cette approche est équivalente car il faut bien que les prix augmentent pour convaincre les offreurs d’extraire davantage de pétrole. Toutefois, cette approche alternative permet de mieux prendre en compte le fait que l’offre de pétrole est en réalité tenue par un cartel – l’OPEP – qui jusqu’à présent n’a pas semblé vouloir dévier de sa trajectoire initiale de production, malgré la hausse des prix et l’existence de marges inutilisées. Il s’agit ici d’un facteur haussier pour les prix.
À l’inverse, un facteur baissier est souvent négligé : le recul de l’activité mondiale. En supposant un PIB mondial abaissé de l’ordre de 1% (chiffre FMI, voir graphique 1), la demande mondiale de pétrole brut pourrait baisser d’environ 1%, réduisant d’autant la pénurie et donc la hausse de prix. Cet effet est inclus dans les modèles macroéconomiques simulant l’impact de la guerre sur l’économie mondiale, mais non dans ceux qui considèrent un pays isolément, le prix du pétrole étant alors une hypothèse extérieure au modèle.
On le voit, l’incertitude est donc grande sur l’évolution du prix du brut, mais ce n’est rien par rapport au gaz.
Gaz naturel
Le cas du gaz diffère de celui du pétrole car les importations européennes passent essentiellement par des gazoducs : en raison des contraintes de transport, le marché du gaz n’est pas mondial mais plutôt régional, et les prix ne sont pas unifiés (graphique 3). Le prix du gaz a fortement augmenté en Europe en 2021, car la vive hausse de la demande liée au rebond de l’économie a fait face à une offre moins dynamique de la part des Pays-Bas et de la Russie, cette dernière ayant progressivement cessé de servir les marchés de court terme (en honorant seulement ses contrats de long terme déjà signés).
Graphique 3. Prix mensuel du gaz naturel, en dollars US par mmbtu*
Source : Banque Mondiale-AIE. * Million Metric British Thermal Unit : 20 mmbtu sont équivalents à environ 6 MWh. Dernier point : avril 2022.
En 2020, la Russie produisait 22% du gaz mondial tandis que l’Europe consommait 13% du gaz naturel produit dans le monde (chiffres Enerdata). La Russie représentant environ 40% du gaz consommé en Europe, une disparition de cet approvisionnement représenterait un choc de 13%x40%=5% au niveau mondial mais beaucoup plus au niveau régional, l’offre alternative étant limitée par les capacités de transport et de re-gazéification du gaz liquéfié importé (GNL), qui ne représente aujourd’hui que 20% de l’approvisionnement européen (source Bruegel). Remplacer entièrement les importations de gaz russe par du GNL supposerait de tripler les approvisionnements européens en GNL, ce qui, à court terme, n’est possible ni techniquement (offre limitée sur le marché mondial, faibles capacités supplémentaires de regazéification en Europe), ni économiquement (l'Europe est en concurrence avec l'Asie sur le marché du GNL, et la réorientation des flux vers l'Europe est coûteuse). A ce titre, l’AIE envisage une substitution à hauteur de seulement 13% du gaz russe manquant.
C’est pourquoi, depuis 2021, le prix du gaz a beaucoup plus augmenté que le prix du pétrole pour les Européens : environ +60% en mars par rapport à février ; et x5 en avril 2022 par rapport à avril 2021. Et c’est pourquoi, dans l’hypothèse d’une rupture d’approvisionnement en gaz russe, les experts envisagent un prix extrêmement élevé, voire un rationnement quantitatif du gaz sur le sol européen.
Autres chocs
Outre le pétrole brut et le gaz naturel, la Russie exporte du charbon (dont le transport se fait par bateau, d’où une substituabilité élevée avec d’autres fournisseurs) et des produits pétroliers raffinés, notamment du diesel pour lequel l’Europe est particulièrement dépendante, les capacités de raffinage étant spécifiques et difficilement substituables à court terme. La Russie exporte aussi des métaux rares (nickel, palladium dont elle est le premier producteur mondial) pour lesquels la substitution est délicate, et d’autres produits (engrais, blé, bois…) qui s’échangent sur un marché mondial.
À ces chocs d’approvisionnement et de prix, il faut ajouter, pour les Européens, la perte de marchés en Russie en raison des restrictions aux exportations, qui représentent en mai environ 60 % des volumes exportés en 2021 vers ce pays, soit environ 0,4 point de PIB européen. Par ailleurs, le retrait des grandes entreprises européennes du territoire russe représenterait de l’ordre d’1 point de PIB de pertes pour l’économie européenne selon Blanchard et Pisani-Ferry (2022).
Enfin, l’invasion de l’Ukraine pourrait déclencher des comportements de précaution de la part des ménages et des entreprises en Europe, les amenant à réviser à la baisse leurs investissements, à épargner davantage et à orienter leur épargne vers des actifs peu risqués. Elle pourrait aussi accroître l’incertitude sur les marchés financiers. Toutefois, la dépréciation de l’euro (–8% par rapport au dollar US entre le 23 février et le 12 mai 2022) pourrait soutenir l’activité en zone euro à court terme, tout en renforçant les pressions inflationnistes.
Canaux de transmission à l’économie
Une fois les chocs définis, il faut s’intéresser aux canaux de transmision aux économies européennes. On se concentre ici sur le choc énergétique.
Pétrole brut
L’instabilité du prix du pétrole n’est pas nouvelle. En termes réels, la hausse de prix observée à la fin de 2021 et au début de 2022 n’a rien d’exceptionnel (graphique 4), et les modélisateurs ont l’habitude de simuler l’impact d’un tel choc.
Graphique 4. Prix réel du pétrole brut et du gaz
(données mensuelles, base 100 = moyenne 1960-2021)
Sources : Commodity Research Bureau et Bureau of labor statistics. Le prix du pétrole brut est déflaté par l’indice des prix à la consommation aux Etats-Unis. Dernier point : mars 2022.
Pour un pays importateur net, un renchérissement du pétrole entraîne un transfert de revenus vers le reste du monde, et donc un appauvrissement. Si les salaires ne s’ajustent pas immédiatement à la hausse des prix, le pouvoir d’achat et donc la consommation diminuent dès le court terme. De leur côté, les entreprises ne peuvent pas répercuter immédiatement le renchérissement de l’énergie dans leurs prix de vente, de sorte que leurs marges se tassent, au détriment de l’investissement. Lorsqu’elles augmentent leurs prix, les entreprises préservent leurs marges mais perdent des parts de marché.
Toutefois, le renchérissement du pétrole est un choc mondial. Toutes les entreprises subissant une hausse de leurs coûts, les effets de compétitivité sont limités. En revanche, la baisse des revenus dans les autres pays importateurs de pétrole réduit mécaniquement la demande étrangère, et donc les exportations. Au total, un renchérissement du pétrole de 25 dollars réduit l’activité d’environ ¼ point sur 1 an dans un pays comme la France (tableau).
Impact sur le PIB d’une hausse du prix du pétrole de 25 $/baril dans un modèle néo- keynésien
(en % d’écart par rapport à un scénario sans choc)
Modèle |
Pays/zone |
Bouclage international |
Impact à 1an |
Oxford economics |
Zone euro |
oui |
-0,25 |
E-Mod (OFCE) |
France |
non |
-0,25 |
ThreeME (OFCE) |
France |
non |
-0,29 |
Mésange « naïf » |
France |
non |
-0,25 |
Mésange « réaliste » |
France |
oui |
-0,3 |
Source : documentation des modèles, en négligeant d’éventuelles non-linéarités.
Gaz naturel
Dans les modèles macro-économétriques standards, le gaz n’est pas identifié en tant que tel et son prix est supposé suivre celui du pétrole. A fortiori, une rupture d’approvisionnement en gaz est difficile à simuler. Dans ces modèles, la production de biens et services dépend du travail, du capital et d’une productivité globale des facteurs (PGF) exogène. Une rupture d’approvisionnement en gaz importé pourrait être vue comme une baisse exogène de la PGF. Toutefois, dans ces modèles keynésiens, la PGF ne joue qu’à long terme. A court terme, le PIB est déterminé par la demande, même si les prix réagissent aux chocs d’offre.
Pour correctement prendre en compte la perturbation des chaînes de valeur, il faut plutôt utiliser un modèle d’équilibre général décrivant comment le choc affecte non seulement aux industries utilisant directement du gaz, mais les industries en aval - chimie, verre, etc ; et comment il peut être amorti par des substitutions et le recours aux importations à tous les niveaux des chaînes de valeur. En clair, les entreprises allemandes peuvent choisir d’importer des biens intensifs en énergie, ou bien leur chercher des substituts moins énergivores. À partir du modèle Baqaee et Farhi, 2021, Bachmann et al. (2022) calculent l’effet, sur l’économie allemande, d’une baisse de 10% des approvisionnements en énergies (le gaz n’étant pas isolé mais groupé avec les autres énergies), selon deux méthodes : une formule simplifiée, qui conduit à une perte de PIB d’environ -1% ; et un modèle complet avec bouclage international, selon lequel le même choc réduit le PIB allemand de seulement -0,3%. Du fait d’une dépendance moindre au gaz russe, les mêmes calculs pour l’économie française aboutissent à des pertes de PIB plus limitées, entre -0,15% (modèle complet) et -0,2% (modèle simplifié), voir Baqaee et al. (2022).
Dans ces chiffrages en équilibre général, les prix et les salaires sont supposés s’ajuster parfaitement –on ne parle que de prix relatifs. Pour « compenser » cette insuffisance, les auteurs supposent un tissu productif relativement rigide : les substitutions entre biens intermédiaires sont difficiles. Toutefois, dans une économie rigide, le rééquilibrage des marchés après un choc implique de fortes variations de prix relatifs, et donc un coût économique important lorsque certains prix ne s’ajustent qu’avec retard. Par exemple, les entreprises dans le secteur du verre ne parviennent pas à répercuter la hausse de leurs coûts à leurs clients, et certaines cessent de produire.
C’est pourquoi il faut en fait combiner les différentes approches pour arriver à une estimation réaliste des effets de la crise énergétique. On peut alors ajouter d’autres éléments de la crise – chute des exportations vers la Russie, dépréciation de certains actifs, comportements de précaution, politiques publiques, etc.
Ordres de grandeur
Ayant identifié les principaux nœuds méthodologiques, on peut dès lors mieux comprendre les différences entre les différents chiffrages, dont un échantillon est résumé ici. Le coût économique de la crise est d’autant plus important que (i) l’hypothèse de prix énergétiques est élevée, (ii) des effets macro-keynésiens sont pris en compte, et (iii) le tissu productif est rigide.
Blanchard et Pisani-Ferry (2022) évaluent à environ 1 point de PIB la ponction sur le revenu des européens liée à un renchérissement de 25% du pétrole et du gaz importés. Ce chiffre est cohérent avec la révision de la croissance anticipée par le FMI pour 2022 (graphique 1). Il constitue une forme de noyau dur du coût économique de la guerre à ce jour pour les Européens - un coût qui pourrait augmenter du fait d’une hausse plus marquée des prix, de ruptures d’approvisionnement, d’un bouclage mondial défavorable, d’effets de richesse ou de comportements de prudence accrue de la part des ménages et des entreprises. Si la crise énergétique est temporaire, les gouvernements pourront en atténuer les effets. Toutefois, si elle est amenée à durer, la perte devra être progressivement répartie entre les différents agents économiques.
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Lire aussi :
>> English version: Energy crisis: Europe by candlelight?
>> Tous les billets d'Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la DG Trésor.