La reprise de l’activité économique au cours de l’année 2021 a exacerbé les tensions existantes sur le marché du travail, dues notamment au vieillissement de la population, en mettant en lumière les difficultés de recrutement que connaissent les secteurs offrant les conditions de travail les plus dures. Ces pénuries, dont certaines sont probablement appelées à durer, renforcent les tensions inflationnistes et risquent d’alimenter le débat sur la politique migratoire.

1/ Des besoins de main-d'oeuvre croissants, qui freinent la reprise d'activité

 

Le manque de main-d’œuvre des entreprises canadiennes a brusquement augmenté depuis le début de la pandémie, pour atteindre des niveaux historiques au moment du redémarrage de l’économie. Selon Statistique Canada, le nombre de postes vacants est ainsi passé de 512 000 avant le début de la pandémie à plus de 730 000 au T2 2021, soit une augmentation de près de 42,5%. Avec un taux de vacance des emplois ayant atteint 4,6% à l’été 2021[1] (contre 3% début 2020), près de 55% des employeurs interrogés par la Banque de Développement du Canada (BDC) lors d’une enquête réalisée au cours de l’été 2021[2] indiquaient connaître des difficultés de recrutement, tandis que plus du quart d’entre eux éprouvaient des difficultés à retenir leur personnel. Les employeurs canadiens font par ailleurs état d’un manque de candidats qualifiés ou disposant de la formation adéquate, mais également pour un certain nombre d’entre eux d’un manque pur et simple de candidats (Annexe 1). Ces pénuries engendrent ainsi un ralentissement substantiel de l’activité économique : 64 % des entreprises soulignent qu’elles ont limité leur croissance, tandis que près de la moitié d’entre elles (44 %) ont été dans l’incapacité d’honorer l’intégralité de leurs contrats en temps et en heure.
 
La pénurie frappe toutefois différemment selon les secteurs et les zones d’activité. Le transport (65% des employeurs ayant des difficultés selon l’enquête de la BDC), le commerce de détail (63 %) et le secteur manufacturier (63 %) apparaissent comme les secteurs faisant face à la plus forte raréfaction de la main-d’œuvre au cours des derniers mois. Les difficultés dans le secteur du transport alimentent par ailleurs les tensions observées depuis le redémarrage de l’activité sur les chaînes d’approvisionnement mondiales (voir note du SER à ce sujet). Concernant la répartition géographique, comme le souligne RBC (Annexe 2), les pénuries de main d’œuvre sont particulièrement fortes au Québec, où certains commerces (restauration, hôtellerie) sont désormais contraints de fonctionner à temps partiel, faute de personnel disponible.
 
2/ Ces difficultés mettent en lumière les mouvements observés sur le marché du travail à la suite de la crise : mobilité sectorielle, demandes salariales et risques de "Great Resignation"
 
Les difficultés rencontrées par certains secteurs à la suite de la crise ont entraîné une restructuration du marché du travail et une réallocation d’une partie de la main-d’œuvre. L’enquête publiée par la BDC soulignait qu’environ 20% des travailleurs canadiens ayant perdu leur emploi à cause de la pandémie avaient changé de secteur d’activité. Si les restrictions prolongées dans les secteurs les plus affectés (hébergement, restauration, commerce de détail) ont logiquement entraîné un départ des employés de ces secteurs-là à partir de mars 2020, la reprise de l’activité au cours de l’année 2021 a mis en exergue la réticence d’une fraction significative des employés à retourner dans ces secteurs, un mouvement d’ampleur qualifié de « Great Resignation » de l’autre côté de la frontière américaine. Le Canada a pour le moment été moins affecté par la très forte hausse des reconversions professionnelles, voire des sorties pures et simples du marché du travail, que son voisin étasunien ; toutefois le risque d’un tel mouvement commence à apparaître, à la fois dans des secteurs employant du travail faiblement qualifié et généralement considérés comme pénibles, mais aussi dans les secteurs employant du travail fortement qualifié, en raison par exemple du stress au travail ou des fortes amplitudes horaires, de moins en moins acceptés parmi les travailleurs canadiens, encore majoritairement en télétravail. Enfin certains observateurs suggèrent que les mesures de soutien fédérales, notamment la Prestation canadienne d’urgence (PCU, 500 CAD par semaine, arrêtée en septembre 2020), auraient eu un effet désincitatif sur l’offre de travail, accentuant le manque global de main-d’œuvre.
 
Les raisons invoquées par les travailleurs (horaires changeants et décalés, pénibilité du travail, faiblesse des salaires) laissent présager de potentielles tensions inflationnistes au cours des prochains mois. Une étude réalisée par RBC[3] précisait que les salaires dans les secteurs de la restauration et de l’hébergement, bien que supérieurs de 10% en juin 2021 par rapport à la moyenne observée deux ans auparavant, restaient inférieurs d’environ 57% à la moyenne dans les services. Au cours d’une année marquée par une forte croissance de l’inflation – sans que celle-ci ait eu, pour le moment, un effet important sur les salaires (le salaire moyen réel a en réalité baissé depuis le début de l’année 2021) – les questions de revalorisation salariale pourraient ainsi revêtir une importance capitale, forçant certains secteurs à s’aligner sur l’évolution des prix et alimentant de facto la généralisation des tensions inflationnistes. Les employeurs rapportent ainsi une hausse des demandes d’augmentation, tandis que les syndicats ont laissé entendre qu’ils comptaient jouer sur une modification du rapport de force pour obtenir des augmentations supérieures à celles prévues dans les conventions collectives[4].
 
3/ Ces difficultés conjoncturelles renforcent les défis structurels antérieurs à la crise, notamment le vieillissement de la population, et reposeront probablement la question de la politique migratoire
 

À l’instar des autres pays du G7, le vieillissement de la population s’accélère au Canada : les plus de 65 ans représentent désormais près de 18% de la population (17% aux Etats-Unis, 21% en France, 28% au Japon), une proportion qui devrait atteindre plus de 25% en 2060. Si cette évolution démographique soulève des enjeux en matière de financement des retraites ou de financement de la santé, elle risque également d’engendrer un déséquilibre croissant sur le marché du travail. La BDC met ainsi en exergue un décrochage entre l’offre de travail et la demande de travail qui pourrait être multiplié par 3 d’ici la fin de la décennie (Annexe 3). Ce phénomène est en outre amplifié par l’allongement de la durée d’études et l’entrée de plus en plus tardive sur le marché du travail des plus jeunes générations. En revanche, le Canada, contrairement aux Etats-Unis, n’observe pas à ce stade de vague de départs prématurés à la retraite.

La réponse à ces défis passera nécessairement par une augmentation de la participation au marché du travail et, probablement, par un débat renouvelé sur la politique migratoire. Selon les estimations de la BDC, le taux de participation moyen était en effet de 65% entre 2016 et 2021, contre 67% entre 2006 et 2011[5]. La BDC indique par ailleurs que ce taux de participation devrait continuer à décroître pour s’établir à 63% d’ici 2036. Les réserves de main-d’œuvre se situent donc parmi les jeunes (1 million de travailleurs potentiels selon la BDC), les populations de plus de 55 ans (750 000 travailleurs potentiels) mais également la population immigrée (250 000 travailleurs potentiels). La question de l’immigration est ainsi devenue un enjeu central puisque les arrivées ont été considérablement réduites au cours de l’année 2020 en raison de la fermeture des frontières internationales (Annexe 4). Dans certains secteurs fortement dépendants des travailleurs temporaires (notamment la restauration et l’agriculture), les organisations professionnelles invitent le gouvernement fédéral et les autorités provinciales à faciliter les procédures d’octroi des permis de travail temporaires, souvent bureaucratiques et chronophages. Au Québec, le gouvernement Legault a notamment annoncé un rehaussement effectif des seuils d’immigration, projetant ainsi l’arrivée de 70 000 nouveaux immigrants en 2022, contre seulement 25 000 en 2020. Au niveau fédéral, le gouvernement prévoit une hausse progressive des niveaux d’immigration entre 2021 et 2023, les cibles d’arrivées passant de 411 000 admissions à 430 000 par an.



[2] Comment s’adapter à la pénurie de main-d’œuvre - Étude 2021 | BDC.ca         

[4] High inflation means tougher wage talks, Canadian unions warn - BNN Bloomberg

[1] À titre de comparaison, les taux de participation aux Etats-Unis est d’environ 61,5%, 61% en Allemagne et 54% en France (Banque mondiale)