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Zoom de la semaine : le projet de réglementation de la Banque de Russie portant sur les banques opérant en tant qu’écosystèmes numériques

Alors que les plateformes de services numériques connaissent un fort essor en Russie, la Banque centrale a lancé plusieurs consultations visant à esquisser le futur cadre réglementaire qui encadrera ce marché florissant et ses acteurs. L’attention du superviseur se porte particulièrement sur les banques, qui prennent activement part au développement des écosystèmes numériques. La Banque de Russie envisage ainsi la mise en œuvre d’une nouvelle limite prudentielle destinée à limiter l’accumulation d’actifs non bancaires, jugés risqués pour la stabilité du système financier, tout en préservant la capacité des banques à développer leurs propres écosystèmes. Ce projet de renforcement du cadre prudentiel a été accueilli avec circonspection par les principaux acteurs bancaires qui évaluent négativement son impact sur le développement des écosystèmes et sur le système bancaire dans son ensemble.

1/ Le poids grandissant du marché des services numériques en Russie, dont la croissance a été accélérée par la pandémie, a conduit la Banque de Russie (BdR) à lancer des réflexions en matière de réglementation des « écosystèmes » par l’intermédiaire de deux rapports consultatifs publiés respectivement en avril et en juin 2021. Le premier rapport[1]  est consacré aux approches possibles de la réglementation, notamment en termes de politique de la concurrence, de ces écosystèmes définis comme des «agrégats de services basés sur les données clients permettant aux utilisateurs d’accéder à un large spectre de produits et services via une plateforme unique. […] »[2] . Le deuxième rapport[3], plus technique, propose des pistes pour encadrer les risques liés à la participation des banques à ces écosystèmes, et plus particulièrement ceux liés à l’acquisition d’actifs dits « immobilisés » (AI).  

2/ La Russie fait figure d’exception à plusieurs titres sur un marché mondial du numérique traditionnellement dominé par les géants américains. Des acteurs technologiques locaux (Yandex, Ozon, Wildberries, Mail.ru, MTS) parviennent ainsi à concurrencer avec succès ces géants sur le marché intérieur. Le marché du numérique russe se distingue aussi par le rôle de plus en plus significatif joué par les banques, qui tendent à développer des écosystèmes numériques au même titre que les acteurs technologiques classiques. Ces institutions financières entendent capitaliser sur la numérisation accélérée de leurs services au cours des dernières années, ainsi que sur leur importante clientèle, pour construire leurs propres écosystèmes de services numériques. La banque la plus avancée en la matière est Sber, établissement public[4], première banque du pays qui peut s’appuyer sur une clientèle très nombreuse (100 M de clients retail) et des moyens financiers conséquents pour élargir sa gamme de services non financiers, d’ores et déjà très étendue. De manière plus ciblée, les banques VTB (publique) et Tinkoff (privée) développent aussi leurs propres services numériques.   

3/ La Banque de Russie note un accroissement des investissements des banques développant des écosystèmes en dehors de leur cœur d’activité bancaire. Une accumulation de ces investissements non financiers ferait courir des risques additionnels aux banques et pourrait in fine représenter une menace pour la stabilité financière. 

4/ Le principal risque identifié par la BdR est l’accumulation d’actifs immobilisés par le secteur bancaire. Par ce terme, le régulateur désigne l’ensemble des actifs dont la possession ne garantit pas la génération d’un rendement ou d’un bénéfice en retour. Par conséquent, l’accumulation d’actifs immobilisés par les banques peut dégrader toutes choses égales par ailleurs la qualité de leur bilan. De plus, la valorisation de ces actifs est parfois incertaine en l’absence d’un marché liquide correspondant et souvent risquée dans le cas d’investissements dans des start-ups en croissance. D’autres risques concomitants (risques de sécurité des systèmes IT, risques commerciaux, risques de soutien contraints aux filiales développant les produits et services de l’écosystème) pèsent également sur les banques participant aux écosystèmes.

5/ L’introduction d’une « limite sensible au risque » est présentée par la Banque centrale comme l’approche la plus flexible et adaptée à la situation des banques russes. La BdR privilégie une approche dans laquelle, trois catégories d’actifs immobilisés (AI) sont définies en fonction de leur niveau de risque et se voient attribuer un coefficient d’immobilisation correspondant. La valeur totale des AI, pondérée par le coefficient moyen d’immobilisation, est ensuite rapportée au capital de la banque. Tout dépassement de la limite, définie à 30% du capital, donne lieu à une déduction correspondante de capital. Ainsi, plus un actif est risqué au regard de la nomenclature de la BdR, plus vite il conduira à un dépassement de la limite ce qui affectera les exigences en fonds propres réglementaires de la banque. 

6/La BdR envisage d’implémenter la limite sensible au risque à partir de 2023, en appliquant des conditions plus favorables dans un premier temps : diminution progressive du seuil de 100 à 30% sur 5 ans, application au bilan de l’année passée et non en cours, etc. Cette nouvelle norme s’appliquerait aussi bien aux groupes bancaires qu’aux banques individuelles, ce afin d’éviter des stratégies de contournement réglementaire par restructuration des AI au sein d’un même groupe. 

7/ La publication du rapport de la BdR a suscité des réactions plutôt défavorables de la part des principaux acteurs bancaires.  Plusieurs grandes banques estiment que la limite sensible au risque s’appliquerait de manière insuffisamment différenciée aux différentes catégories d’actifs présents aux bilans. La limitation de la capacité d’investissement propre porterait en outre atteinte au développement des banques et des entreprises technologiques. Enfin, l’Association des banques russes considère que la réforme prudentielle provoquerait une forte diminution de la capitalisation du secteur bancaire russe.

 

[1] Banque de Russie, « Écosystèmes : approches de la régulation », rapport consultatif, avril 2021.

[2] Toujours selon la BdR, « ces écosystèmes sont formés de plusieurs types d’activité reliées par des ressources communes (données clients, interface numérique, infrastructure, algorithmes, etc.) permettant l’amélioration continue des services existants et la création de nouveaux produits plus performants et qualitatifs ».

[3] Banque de Russie, « Régulation des risques liés à la participation des banques aux écosystèmes et aux investissements en actifs immobilisés », rapport consultatif, juin 2021.

[4] Sber a été cédée par la Banque de Russie au ministère des Finances en 2020.