Les besoins des entreprises françaises en fonds propres à l’issue du « grand confinement »
Le choc du confinement
La pandémie Covid-19 constitue un choc sans précédent pour le compte d’exploitation des entreprises. Selon les secteurs, le choc se matérialise par une difficulté à maintenir le niveau de production normal en raison d’une combinaison de (1) fermetures administratives, (2) baisse de la productivité et (3) chute de la demande. La chute du chiffre d’affaires, combinée à l’existence de coûts fixes, se répercute sur la trésorerie et sur le résultat des entreprises.
Face à cette situation, le gouvernement français a mis en place deux types de mesures :
- Des mesures pour soulager la trésorerie : reports de charges, prêts garantis par l’Etat ;
- Des mesures pour soulager les coûts : activité partielle, fonds de solidarité.
A court terme, les deux types d’actions améliorent la trésorerie des entreprises (liquidité) ; à terme, cependant, seul le second type de mesure soutient les entreprises (solvabilité).
Le graphique 1 montre que, pendant les huit semaines de confinement strict (mars à mai), les différents dispositifs déployés pourraient avoir absorbé environ 95% du choc subi par les entreprises dans leur ensemble : pour 95 Md€ de pertes de valeur ajoutée, la baisse de la trésorerie n’a été que de 5 Md€.
Graphique 1
Sources : calculs DG Trésor
Naturellement, les situations des entreprises sont variées. La France compte environ 3,8 millions d’entreprises selon l’Insee, parmi lesquelles environ 250 grandes entreprises et 5600 entreprises de taille intermédiaire (ETI)[1]. L’écrasante majorité des entreprises en France sont des PME dont une très grosse majorité de microentreprises (moins de 10 salariés). Ces entreprises peuvent s’avérer très vulnérables à un choc tel que celui du confinement. En simulant l’évolution des bilans de la quasi-totalité des entreprises (base FARE de l’Insee), la DG Trésor a calculé que l’activité partielle et le fonds de solidarité ont permis de réduire (avant prise en compte des prêts garantis par l’Etat) d’environ 75% le nombre d’entreprises devenues illiquides (c’est-à-dire incapables de faire face à leurs échéances) à cause de la crise (voir méthode en encadré).
La crise économique
Cependant, le choc pour les entreprises est plus durable que les seules semaines de confinement, et par ailleurs les dettes fiscales et sociales devront être payées plus tard. Durant les mois de mars à juin 2020, les entreprises ont emprunté massivement, en ayant notamment recours aux prêts garantis par l’Etat (plus de 500 000 entreprises y ont eu recours) mais aussi, pour les plus grandes d’entre elles, en empruntant sur le marché obligataire. Selon la Banque de France, l’endettement brut des entreprises françaises (hors dettes fiscales et sociales) a augmenté de 152 Md€ durant cette période. En moyenne, les entreprises ont conservé sous forme liquide l’essentiel des sommes empruntées, sans doute en prévision des difficultés à venir : leur trésorerie a augmenté de 142 Md€.
Sur l’ensemble de l’année 2020, la DG Trésor estime que les administrations publiques pourraient absorber environ 2/3 du coût du choc, laissant les ménages et les entreprises se partager le dernier tiers de pertes. Et c’est là qu’intervient le risque d’insolvabilité : s’étant endettées pendant la crise, un certain nombre d’entreprises seront en risque d’insolvabilité (dettes plus élevées que les actifs de l’entreprise). En supposant un choc de 6 mois (confinement strict suivi d’une reprise d’activité progressive sur le reste de l’année 2020), et sans dispositif supplémentaire de soutien, les défaillances d’entreprises pourraient augmenter de l’ordre de 70% par rapport au nombre habituel de défaillances (52 000 en 2019 selon le cabinet Altares).
La panne de fonds propres
Au-delà des défaillances d’entreprises, l’enjeu pour les mois à venir est celui de l’investissement : sans investissement, l’économie française pourrait entrer dans une spirale anémique par laquelle le faible investissement réduirait progressivement les capacités de production, ce qui pèserait sur l’emploi et les revenus et donc sur la consommation, laquelle à son tour découragerait l’investissement, etc.
La recherche économique[2] a montré qu’un taux d’endettement élevé pèse sur la capacité des entreprises à investir parce qu’il leur est difficile de s’endetter davantage et parce que le risque inhérent à l’investissement peut s’avérer létal. Les entreprises très endettées mais viables devront donc être recapitalisées.
En se limitant aux PME et ETI, la DG Trésor estime des besoins de recapitalisation de l’ordre de 10 Md€ pour quelques dizaines de milliers de TPE, PME, et petites ETI. Bien entendu, ces estimations seront à reconsidérer en fonction du sentier de sortie de crise et des dispositions du plan de relance (en particulier s‘agissant des baisses d’impôts de production).
Le chiffre de 10 Md€ peut être rapproché de celui des placements financiers des épargnants, qui s’élève à près de 4 000 Md€, y compris l’épargne accumulée par les ménages durant la crise qui pourrait atteindre environ 100 Md€. De manière compréhensible, les ménages resteront réticents à prendre des risques. Cependant, c’est le métier des intermédiaires financiers que de proposer des produits d’épargne mixtes alliant une certaine sécurité et un rendement supérieur à celui des placements dans la dette de l’Etat – actuellement négatifs pour tous les emprunts français jusqu’à 10 ans inclus.
Dans la mesure où la crise pourrait éliminer du marché des entreprises pourtant viables en termes de modèles d’affaires, l’intervention publique se justifie car ces entreprises ne seraient pas nécessairement remplacées par des firmes plus productives, comme c’est le cas en principe en temps normal (processus dit de « destruction créatrice »)[3].
Encadré : méthode de simulation
La maquette de microsimulation de la DG Trésor vise à examiner les conséquences du Covid-19 sur l’illiquidité (lorsqu’une entreprise tombe à court de trésorerie) ainsi que sur l’insolvabilité (lorsque le ratio actifs/dettes tombe en-dessous de 1)[4]. La maquette se base sur les données FARE 2017 de l’Insee, qui répertorie les bilans et comptes de résultat de la quasi-totalité des entreprises en France (n=3,8 millions d’entreprises). Après exclusion d’un certain nombre d’entreprises pour lesquelles les informations ne sont pas exploitables, la maquette restreint l’analyse à près de 2 millions d’entreprise représentant 91% de la valeur ajoutée de l’économie française.
Le but est de mesurer l’impact, sur les bilans des entreprises, des chocs sectoriels tels qu’estimés par l’Insee pendant la crise sanitaire[5]. Des politiques publiques mises en place par le gouvernement sont également simulées afin de répondre à ce choc : reports de charges, activité partielle, fonds de solidarité (à l’exclusion cependant du prêt garanti par l’Etat). La maquette prend en compte les coûts fixes des entreprises (comme les loyers par exemple), tandis que d’autres coûts s’ajustent partiellement. En particulier, la masse salariale et les achats d’intrants sont supposés s’ajuster de manière proportionnelle au choc subi par l’entreprise.
L’illiquidité intervient lorsque la trésorerie initiale de l’entreprise ne parvient plus à financer le cycle d’exploitation. Une fois la trésorerie initiale consommée, l’entreprise s’endette, ce qui augmente son risque d’insolvabilité et donc son risque de défaillance.
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Lire aussi :
>> English version: Equity gaps in the French corporate sector after the gret lock-down
>> Tous les billets d'Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la DG Trésor.
[1] Les ETI sont des entreprises avec entre 250 et 4999 salariés et un chiffre d'affaires inférieur à 1,5 Md€ (ou un total de bilan inférieur à 2 Md€).
[2] Kalemli-Ozcan, S., Laeven, L. and D. Moreno, 2018. Debt overhang, rollover risk, and corporate investment: evidence from the European crisis, NBER Working Paper, No. 24555, November.
[3] Blanchard, O., Philippon, Th. et J. Pisani-Ferry (2020), « A new policy toolkit is needed as countries exit Covid-19 lockdowns », Peterson Institute for International Economics, Policy Brief 20-8.
[4] Un certain nombre d’études proposent également des outils de micro-simulation : on peut citer Gourinchas P-O., S. Kalemli-Özcan, V. Penciakova and N. Sander (2020): “COVID-19 and Business Failures”, UC Berkeley Working Paper, à paraître ; Guerini, M., Nesta, L., Ragot, X., et S. Schiavo « Dynamique des défaillances d’entreprises en France et crise de la Covid-19 », OFCE policy brief n°73, 2020 ou encore Demmou, L., Franco, G., Calligaris, S., et D. Dlugosch, “Corporate sector vulnerabilities during the Covid-19 outbreak : assessment and policy responses” Tackling Coronavirus Series OCDE, 2020. Malgré des différences de champs et de méthodologie, les résultats des différentes modélisations sont dans l’ensemble convergents.
[5] « Point de conjoncture du 23 avril 2020 » ou « Point de conjoncture du 27 mai 2020 », Insee.