La contrainte croissante pesant sur ses finances publiques engage le Kenya à faire évoluer son modèle vers une participation plus forte du secteur privé au développement du pays. Le pays dispose des atouts pour réussir ce pari, notamment le dynamisme de ses milieux d’affaires et l’ouverture de son économie. Mais il doit impérativement renforcer sa gouvernance publique et son environnement des affaires pour améliorer l’attractivité du pays.

 

1. Une stratégie de développement volontariste a permis au Kenya de se hisser au rang des pays émergents.

En 2008, la mise en place de la stratégie Vision 2030, axée sur le développement des infrastructures, a permis d’élever le taux de croissance de 3,7% au cours de la décennie 2000 à 5,9 % en moyenne au cours de la décennie 2010. Première économie de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), avec un PIB estimé à 80 Mds USD et un PIB par habitant à 1 695 USD en 2017, le Kenya est le seul pays d’Afrique de l’est classé parmi les pays à revenu intermédiaire. Cette performance résulte de la mise en œuvre à partir de 2008 d’une stratégie de développement des infrastructures (Vision 2030), en particulier dans le secteur des transports et de l’énergie, destinée à accélérer l’intégration économique au sein de la Communauté de l’Afrique de l’est et dans les échanges mondiaux. La part d’investissement dans les dépenses de l’Etat est ainsi passée d’une moyenne de 17 % au cours de la période 2000-2008 (soit 4% du PIB) à 29 % au cours de la décennie écoulée (8% du PIB).

L’inclusivité du modèle de croissance kenyan demeure un enjeu. Le taux de pauvreté s’est considérablement réduit, à 36 % de la population en 2016 contre 44 % en 2006. Mais l’amélioration des principaux indicateurs de développement est en-deçà du potentiel. L’accès à l’électricité s’est considérablement étendu, passant de 23 % à 56 % de la population et les infrastructures de transport ont été modernisées en particulier sur l’axe Mombasa-Nairobi-Ouganda. Cependant, la pauvreté se réduit lentement et devrait encore concerner 25 % de la population en 2030. La pauvreté rurale a fortement diminué (51 % de la population en 2006, 39 % en 2016) mais la pauvreté urbaine reste stable, à 30 %, symptôme de l’urbanisation rapide du pays. D’importantes disparités territoriales sont apparues, entre l’axe central Mombasa-Nairobi, -vallée du rift, en voie d’urbanisation, qui concentre la population et l’essentiel de l’activité, et les régions périphériques où la pauvreté concerne toujours les deux-tiers de la population.

L’économie kenyane est en voie de modernisation, mais quelques productions agricoles assurent toujours l’essentiel des exportations du pays. Les services - 44 % du PIB en 2017 -, sont le principal moteur de la croissance, tirée par l’immobilier, le tourisme, le secteur financier et l’économie numérique. Le secteur agricole et agroalimentaire - 35 % du PIB - se caractérise par une dualité forte entre des filières exportatrices, intégrées dans les chaines de valeur mondiales (thé, fleurs coupées, légumes verts, fruits) et des secteurs traditionnels en crise (sucre, céréales, café). La stratégie de ré-industrialisation du pays, qui mobilise la protection du marché et l’incitation fiscale, notamment dans les filières historiques affaiblies par la concurrence des grands émergents – textile, cuir, mécanique, chimie – n’a pas donné encore de résultats probants, et le secteur industriel ne contribue plus au PIB qu’à hauteur de 17 % (contre 20 % en 2011). L’enjeu est pourtant majeur au regard de la dynamique démographique du pays et du déficit structurel des comptes extérieurs.

 

2. La vulnérabilité croissante des finances publiques et des comptes extérieurs du pays pèse sur la poursuite de la stratégie de développement.

La trajectoire d’endettement public est de moins en moins soutenable. La dette publique devrait atteindre 61 % du PIB en 2018 contre 46 % en 2008, tandis que le service de la dette représente désormais 27 % des recettes publiques, soit une augmentation de 5 points en cinq ans. Le recours croissant à l’endettement non concessionnel, par l’émission massive d’eurobonds depuis 2014 et le financement de grands projets d’infrastructures par des prêts commerciaux, a fortement dégradé la qualité de la dette externe, qui représente 31 % du PIB et 52 % de la dette publique du pays. La maturité moyenne des nouveaux emprunts est passée de 34,8 années en 2009 à 16,6 en 2017 et la part moyenne d’élément-don de plus de 70 % à moins de 40 %. Le financement du Standard Gauge Railway (Mombasa-Nairobi) par un prêt commercial de 3,8 Mds USD a placé la Chine au premier rang des créanciers bilatéraux, avec 21 % de l’endettement extérieur public du Kenya. Le pays peine à allonger la maturité de sa dette domestique, qui représente 48 % de la dette publique ; la part des levées à court terme a progressé de 4 points en 2018, pour atteindre 39 % de la dette domestique alors que le ratio est fixé à 35 % par la banque centrale. Considérant la vulnérabilité que font peser les déficits jumeaux sur la viabilité de la dette, le FMI a dégradé le risque de la dette du Kenya de « faible » à « modéré ».

L’accroissement des dépenses d’investissement a provoqué l’envolée du déficit public, de 3,5 % en moyenne entre 2000 et 2008 à 7,7 % entre 2009 et 2017. Dans ce contexte, la mobilisation accrue des ressources domestiques apparait indispensable au regard de la faiblesse des recettes publiques, qui stagnent à 20 % du PIB depuis 2010. Cette faiblesse relative s’explique à la fois par l’absence de taxation réelle du patrimoine et par l’informalité croissante de l’économie qui réduit l’assiette de taxation des revenus des personnes et des sociétés. La politique d’industrialisation génère en outre de fortes dépenses fiscales. La structure des prélèvements repose donc largement sur la consommation, qui représente 50 % des recettes de l’Etat, dont toute augmentation est politiquement sensible. La réduction du déficit public est donc engagée depuis 2017 (9,0 % du PIB), poursuivie en 2018 (8,1% du PIB) et 2019 (prévision budgétaire de 5,9 % du PIB), selon une trajectoire permettant de revenir à 3% du PIB en 2022[1] ; elle s’effectue au prix d’un ajustement drastique des dépenses d’investissements de 6% du PIB en 2019 après 8,5 % et 6,4 % du PIB en 2017 et 2018 respectivement. Faute d’un consensus politique, le pays fait donc peser l’ajustement des finances publiques sur l’un des principaux moteurs de la croissance.

Le déficit structurel de la balance des paiements fait peser un risque de solvabilité sur le Kenya. Le solde commercial kényan est structurellement déficitaire, à 14,5 % du PIB en moyenne annuelle depuis 2000. Le creusement du déficit est étroitement corrélé à l’effort d’investissement public dans les infrastructures. Les importations s’élèvent à 26,7 % du PIB en moyenne annuelle entre 2000 et 2017, alors que les exportations ne représentent que 12,2 % du PIB en moyenne annuelle pour la même période. Si le dynamisme du tourisme et des transferts de la diaspora permettent de limiter l’ampleur du déficit courant, celui-ci a toutefois atteint 6,8 % en 2017. Le ratio dette externe rapporté à la valeur des exportations s’est donc mécaniquement creusé, passant de 113 % des exportations en 2009 à plus de 243 % en 2017. La vulnérabilité de la position externe du Kenya pourrait peser sur le coût du refinancement de la dette dans un contexte de remontée mondiale des taux d’intérêts. Le rendement annuel des eurobonds à 10 ans, s’est ainsi renchéri de 150 pdb en 2018 pour atteindre 8,9 %, ce qui témoigne d’anticipations négatives des investisseurs internationaux sur le risque kenyan.

 

3. L’ouverture au secteur privé comme relais de croissance: un pari ambitieux conditionné par l’amélioration de la gouvernance publique.

Maintenir un rythme de croissance élevé pour poursuivre la modernisation de l’économie. Conscient des enjeux structurels que doit affronter le pays, le Président Kenyatta accorde désormais une priorité élevée à la satisfaction des besoins de la population. Les «Big Four» relèvent les défis d'une société en mutation: la sécurité alimentaire, le logement, la santé et l’industrialisation créatrice d’emplois visent une plus large répartition des fruits de la croissance et une meilleure inclusion sociale, mais elles sont conditionnées par le renforcement impératif de la compétitivité de l'économie réelle. Dans un contexte budgétaire et financier très contraint, la poursuite de l’effort d’investissement dans les infrastructures, la transformation de l'agriculture et l'industrialisation du pays doivent associer le secteur privé. En outre, une meilleure insertion du pays dans les chaines de valeur mondiales et l’absorption du choc démographique passent par un effort de formalisation de l’économie, génératrice à terme d’emplois et de ressources fiscales supplémentaires.

Le modèle de croissance est réorienté vers une intervention plus forte du secteur privé dans l’économie. L’association du secteur privé au développement des infrastructures publiques est l’axe majeur de la nouvelle stratégie de croissance ; inaugurée dans le secteur des énergies renouvelables depuis dix ans avec succès, elle est désormais étendue aux infrastructures et encadrée par un dispositif législatif et réglementaire considéré comme particulièrement abouti, développé avec l’appui de la banque mondiale. Plus de 75 projets sont soumis aux investisseurs privés, à travers un portail dédié aux partenariats public-privé, dont certains, impliquant des entreprises françaises, sont au stade de l’attribution.

Par ailleurs, le durcissement de la sélection des projets publics s’accompagne d’une vigilance accrue sur la qualité des financements proposés, l’objectif étant de ramener le profil de la dette publique vers des maturités plus longues et des conditions financières plus favorables. Le renforcement de la capacité de l’État à mieux gérer ses investissements et sa dette est engagé avec l’appui des bailleurs de fonds, dont l’AFD.

Enfin, la promotion de l’attractivité du pays auprès des investisseurs étrangers est désormais une priorité pour le Kenya, dont le rôle de plateforme régionale est directement corrélé à l’intégration économique au sein de la CAE. Le pays s’est ainsi récemment doté de dispositifs d’accompagnement des entreprises étrangères qui s’implantent au Kenya pour bénéficier des mécanismes incitatifs mis en place par la CAE, les zones économiques spéciales notamment.

L’amélioration de la gouvernance publique et de l’environnement des affaires est une condition impérative pour attirer les investisseurs étrangers. Le Kenya a progressé rapidement au classement Doing Business de la banque mondiale, de la 108ème à la 80ème place entre 2016 et 2018, mais la corruption est omniprésente à tous les niveaux de l’appareil d’État ; le Kenya se place d’ailleurs à la 143ème place sur 180 dans l’indice de perception du phénomène, publié chaque année par Transparency International. C’est pourquoi la lutte contre la corruption est devenue la priorité politique des autorités kenyanes, encouragées en cela par les grands partenaires du pays, mais également les milieux d’affaires kenyans et étrangers.

Au-delà des classements mondiaux, l’environnement des affaires reste encore perfectible. Le cadre réglementaire est instable et imprévisible, les dispositifs pouvant changer sans préavis, au risque de mettre à mal les stratégies des entreprises. L'accès au marché reste fortement contraint par des obstacles non tarifaires, qui subsistent à l’entrée et au sein du marché intérieur de la CAE. Les importations parallèles provoquent de fortes distorsions de marché, tandis que les droits de propriété intellectuelle sont faiblement protégés contre la contrefaçon, en particulier dans le secteur de la pharmacie. Enfin, l’équité dans le traitement réservé aux entreprises étrangères sur les questions fiscales et le marché du travail reste aléatoire.

 

Les autorités kenyanes ont pris conscience de la nécessité de faire évoluer rapidement le modèle de croissance du pays. Les priorités définies par le Président pour son second mandat en attestent. Au-delà des mots d’ordre, une véritable mobilisation est perceptible tant dans le resserrement de la gestion des finances publiques que dans la promotion du Kenya comme une destination pour les investissements étrangers, tandis que la lutte contre la corruption est érigée au rang de priorité politique, non exempte d’arrière-pensées électorales.

De grandes échéances prévues en 2019 permettront de mesurer la capacité du pays à réinventer son modèle : le refinancement d’une partie de la dette publique confirmera ou non la confiance des marchés dans la trajectoire des finances publiques, tandis que l’aboutissement ou l’échec de la procédure d’attribution de la première concession autoroutière d’Afrique de l’est enverra un signal très fort aux investisseurs sur la capacité du pays à associer le secteur privé aux grands enjeux du développement.


[1] Norme CAE reprise par le FMI