Le Trésor au cœur de l’État, le Trésor au cœur de l’économie : mille ans d’histoire

Une synthèse historique réalisée par Philippe Masquelier, bureau de la Recherche à l’IGPDE (Institut de la gestion publique et du développement économique)

Ce qu’on appelle le Trésor en France est le fruit d’une lente maturation administrative qui trouve ses origines au Moyen-âge et qui a tendu vers quatre buts : faire du Trésor une institution distincte de la caisse personnelle du souverain, non féodalisée, bien contrôlée et soustraite à l’emprise des intérêts privés. Philippe Auguste, le premier, distingue sa cassette du Trésor public. Saint Louis établit les rudiments de la comptabilité publique. Philippe Le Bel amorce la centralisation des comptes. Avec Jacques Cœur apparaît le premier état des prévisions annuelles. Sully pose les éléments de la procédure budgétaire. Colbert qui sous Louis XIV supprime les trésoreries féodales, puis Turgot sous Louis XVI, poursuivent les réformes de Sully dans le sens de l’unité de Trésorerie et de l’autorisation préalable des dépenses. À la veille de la Révolution, Necker et Calonne instituent l’un, le premier règlement général de la comptabilité publique, l’autre, l’unicité de caisse du Trésor public. On aurait tort pourtant de voir dans ces évolutions un processus linéaire. Elles sont plutôt le fait d’avancées et de reculs : François 1er en est l’exemple, qui revient sur la distinction Trésor public/trésor privé. De même les obstacles à l’unité de caisse ont-ils été multiples : le système des offices a contribué à l’isolement des comptables, la méfiance du souverain l’a conduit à diviser les tâches pour éviter les collusions préjudiciables à son pouvoir ; les difficultés matérielles de transport des fonds ont longtemps justifié le particularisme des caisses. Ajoutons que l’état de guerre quasi perpétuel dans lequel se trouvent engagés les monarques successifs a largement perturbé le bon fonctionnement du Trésor. Notons enfin que les derniers perfectionnements arrivent trop tard et sont remis en cause par la Révolution. Le Premier Empire, ensuite, avec Mollien, voit l’introduction de la comptabilité en partie double dans le cadre d’une réorganisation générale de la comptabilité publique, et la création de la Caisse de service. Celle-ci pose les fondements de la conception française du Trésor par le principe de la compensation générale entre toutes les caisses des agents du Trésor, avec ouverture à chacun d’eux d’un compte courant. Cette mesure permet une application beaucoup plus rapide des impôts aux dépenses, de telle sorte que le Trésor échappe à la pression des intérêts particuliers.

Mais c’est seulement sous la Restauration que le principe de l’unité de Trésorerie, vers lequel près de mille ans d’efforts ont convergé, trouve son aboutissement administratif puisque le Trésor devient un organisme complet, cohérent et indépendant des intérêts privés. Cette conception holistique correspond à la tradition française d’une administration conçue comme « un espace de pouvoir séparé du reste du corps social »(1) . De cette spécificité propre à la France sont nés, d’une part le principe administratif de la séparation entre ordonnateurs et comptables, d’autre part le Trésor conçu comme un service bancaire complet intégré à l’État. Une telle conception s’est incarnée entre 1815 et 1830 dans le système financier édifié par le baron Louis puis par le comte de Villèle sur le plan politique, et par le marquis d’Audiffret sur le terrain administratif. Sont alors pour la première fois fixées les règles de la procédure budgétaire dans le cadre d’une réelle séparation des pouvoirs exécutif et législatif. Ce cadre général survit non sans vicissitudes jusqu’à la première guerre mondiale. La direction du Mouvement général des fonds n’y figure que comme la servante empressée des besoins financiers à court terme d’un État limité à ses fonctions régaliennes par la doxa libérale, dont la prestigieuse direction générale de la Comptabilité publique (qui inclut le Budget) se veut le garant administratif.

Les deux guerres mondiales et la crise économique qui débute en 1929, rendent inévitable une intervention de l’État. À l’articulation des questions monétaires et financières internes et externes, la direction du Mouvement général des fonds développe alors son expertise et son rôle de conseil au gouvernement. Elle devient direction du Trésor en 1940, à la faveur d’un éphémère rapprochement avec la direction de la Comptabilité publique pendant l’Occupation. Simultanément, une partie de ses services se séparent pour former la direction des Finances extérieures (Finex). Après 1945, à la faveur d’une logique d’inspiration keynésienne assumée, la direction du Trésor s’impose comme un acteur majeur de l’économie. S’appuyant sur la tendance colbertiste de l’administration française, sur la prééminence du ministre des Finances dans le dispositif gouvernemental et sur la compétence du personnel des administrations financières, elle développe de nouvelles fonctions autour de ses prérogatives traditionnelles. Elle fait face, en particulier, à un contexte de déficit budgétaire chronique ainsi qu’à l’augmentation du volume des opérations des correspondants du Trésor. Par ailleurs, elle est en charge de la tutelle des banques mutualistes et coopératives et de celle des marchés financiers, intervient directement dans le financement de l’économie et, pour s’en donner les moyens, devient prêteur à long terme, transformant « les  liquidités en barrages » selon la formule de François Bloch-Lainé. Le passage de nombreux domaines économiques au secteur public achève d’en faire, de façon plus marquée que dans les systèmes étrangers, l’un des pivots de la croissance des Trente glorieuses.

Devenue stratège à long terme, notamment grâce aux progrès de la comptabilité nationale qu’elle encourage et à la prévision économique dont elle est le berceau lors de la création en son sein du SEEF, la direction du Trésor a été « le fer de lance de la modernisation économique dans les années 1950 »(2). Avec l’extension de son champ d’action au financement public des investissements, elle a joué « un rôle essentiel dans la construction d’un appareil monétaire et financier dirigiste. Forte de sa légitimité de gardienne de la trésorerie de l’État, elle obtient le contrôle du financement de l’intervention économique et financière de l’État, avant de l’ériger en système. »(3). Ce véritable âge d’or, dont l’apogée coïncide avec le directorat de François Bloch-Lainé (1947-1952), se prolonge jusque dans les années 1970, tandis que se libéralise le système financier, que s’ouvrent les frontières et que la crise économique s’installe. « Fortement agrandi, le territoire de la direction s’est par la suite maintenu et ses zones d’influence se sont stabilisées »(4) et ce, jusque dans les années 1980. Depuis, son rôle demeure central en matière de politique économique et financière, même si le périmètre de son intervention directe fluctue au gré de l’évolution de l’État actionnaire, de la montée de la dette publique ou bien encore selon le poids des enjeux monétaires et financiers internationaux et européens. Sur la longue durée, les missions d’intervention économique de la direction du Trésor perdurent, avec par exemple la création du CIASI en 1973 puis du CIRI en 1982 ; l’institution de l’agence France-Trésor (2001) et de l’agence des participations de l’État (2003) marquent toutefois un tournant dans la conception des fonctions de l’État, désormais plus autonomes. Elles sont relayées par une extension de l’influence de la direction dans ce qu’on pourrait appeler la « diplomatie économique et financière ».

Simultanément, son périmètre administratif évolue. Des années Soixante jusqu’à nos jours, la direction du Trésor fusionne avec quatre directions économiques et financières, dont deux sont originellement issues de son sein. En 1965 la direction des Finances extérieures, qui a acquis une forte compétence dans les questions monétaires et financière internationales, retourne au Trésor et renforce sa vocation de direction d’état-major dans le sens d’une plus grande ouverture à l’international. La même année, le SEEF s’en détache et est érigé en direction de la Prévision, consacrant ainsi le rôle d’expert acquis au sein de la direction du Trésor par les économistes et statisticiens qui, longtemps, ont fait figure de francs-tireurs marginaux auprès des administrateurs traditionnels des finances. En 1991, dans un souci d’assurer une plus grande cohérence à la tutelle de l’ensemble des secteurs financiers (banque et assurance réunies), la direction des Assurances, issue du ministère du Travail et rattachée en 1940 aux Finances, fusionne avec la direction du Trésor. Enfin en 2004, celle-ci devient direction générale du Trésor et de la politique économique (DGTPE) à la suite de sa fusion avec, d’une part, la direction de la Prévision qui, à son tour, revient à son administration d’origine et, d’autre part, avec la direction des Relations économiques extérieures (DREE) dont l’origine remonte à 1919 et dont la convergence historique avec le Trésor allait sans doute moins de soi. Issue du ministère du Commerce et de l’Industrie, l’ancêtre de la DREE, la direction du Commerce extérieur, est rattaché en 1940 au secrétariat général pour les questions économiques, renforçant ainsi le nouveau ministère de l’Economie nationale et des finances(5). En 1944, dans le contexte particulier de la Reconstruction, la DREE est créée à partir de cette administration au sein du ministère de l’Économie qui se constitue alors parallèlement au ministère des Finances avant d’y être finalement intégré. Non sans quelques frictions qui se muèrent au fil des ans en coopération avec le ministère des Affaires étrangères, la DREE se doit de concilier la protection des industries nationales avec une progressive libéralisation des échanges tout en redéfinissant ses missions en fonction de la création et du développement de la CEE. Au début des années Soixante-dix, le contexte nouveau de crise économique met en cause la survivance d’une certaine tradition dirigiste de la DREE. Une réforme s’impose qui débouche sur la dissociation des fonctions régaliennes et des fonctions commerciales de la direction. Les premières font l’objet d’un rapprochement avec la direction du Trésor et les secondes sont externalisées. Forte de ces quatre fusions successives, la direction générale du Trésor a pris sa physionomie d’aujourd’hui.

Il aura fallu plusieurs siècles d’évolution pour qu’à la faveur des nécessités du « mouvement général des fonds », le Trésor trouve sa place au cœur de l’État. Quelques décennies auront suffi, en revanche, pour qu’il se loge au cœur de l’économie en tant que « direction du Trésor » en 1945 et « direction générale du Trésor » aujourd’hui. Sous ces deux dénominations voisines, on trouve une réalité sensiblement différente qu’explique l’histoire récente. Il n’en demeure pas moins que sur près de soixante-dix ans le Trésor conserve les fondamentaux et les acquis de son rôle tels qu’il les a forgés au lendemain de la seconde guerre mondiale : veiller aux grands équilibres financiers et définir les principales politiques économiques du pays. Pour reprendre la conclusion de Laure Quennouëlle à sa thèse sur la direction du Trésor, fort de « son rôle de gardien des grands équilibres, le Trésor a montré qu’il était capable, bon gré mal gré, de s’adapter à l’évolution du rapport entre l’État et les marchés, entre le national et l’international. » Ce qu’elle ajoute, évoquant 1967, conserve sans doute encore une certaine actualité : « Tant qu’il y aura des crises, tant que l’État sera appelé à les résoudre, et, surtout, tant que lui-même, maintiendra son crédit auprès des responsables politiques, [le Trésor aura encore de beaux jours devant lui] »(6).

1Jacques Chevallier, La science administrative, Paris, PUF, 1987, p 110
2Laure Quennouëlle-Corre, La direction du Trésor 1947-1967, L’État-banquier et la croissance, Paris, Comité pour l’histoire économique de la France, 2000, p. 557.
3Idem
4Ibid., p 558
5Pour ce bref rappel de l’histoire de la DREE, nous nous sommes référés à « La direction des relations économiques extérieures (DREE) : origines, culture, logique (1920-1970) », dans Les administrations nationales et la construction européenne. Une approche historique (1920-1975), textes réunis par Laurence Badel, Stanislas Jeannesson et N. Piers Ludlow, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, PIE Lang, Euroclio, Etudes et documents, 2005.
6Ibid., p 568

Bibliographie 
Sur le Trésor
- Laure Quennouëlle-Corre, La direction du Trésor 1947-1967, L’État-banquier et la croissance, Paris, Comité pour l’histoire économique de la France, 2000
- François Bloch-Laîné et Pierre de Vogüé, Le trésor public et le mouvement général des fonds, Paris, PUF, 1960
- Gilbert Devaux, La comptabilité publique, Paris, PUF, 1957
Sur la direction de la Prévision
- Aude Terray, Des francs-tireurs aux experts. L’organisation de la prévision économique au ministère des Finances, 1948-1968, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002.
Sur la DREE
- « La direction des relations économiques extérieures (DREE) : origines, culture, logique (1920-1970) », dans Les administrations nationales et la construction européenne. Une approche historique (1920-1975), textes réunis par Laurence Badel, Stanislas Jeannesson et N. Piers Ludlow, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, PIE Lang, Euroclio, Etudes et documents, 2005.
Sur la direction des Finances extérieures
- Solenne Lepage, La direction des Finances extérieures, 1946-1953, Les années fondatrices ou la magistère de Guillaume Guindey, Thèse, Dominique Barjot (dir.), Ecole des Chartes, 1996.

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