Les enjeux économiques post-électoraux

Les quatorzièmes élections générales organisées le 9 mai 2018 en Malaisie ont conduit au pouvoir la coalition d’opposition du Pakatan Harapan (« coalition de l’espoir »), après plus de 60 ans de règne de la coalition du Barisan Nasional, dirigée par le Premier ministre Najib Razak. Sur le terrain économique, ce changement politique majeur suscite beaucoup d’attentes de la population, auxquelles le programme économique du Pakatan Harapan (PH) répond sous la forme de « 10 promesses en 100 jours », centrées notamment sur le soutien au pouvoir d’achat des ménages, l’amélioration du cadre des affaires et le passage en revue de plusieurs investissements publics ou parapublics en cours, ainsi que certains projets bilatéraux de développement. Ce programme de soutien à la demande sera clarifié et précisé par le gouvernement en cours de constitution, car il soulève des questions sur sa mise en œuvre concrète, notamment au plan fiscal.

Un vote historique qui conduit au pouvoir une coalition d’opposition multipartite

Les élections générales du 9 mai 2018 en Malaisie ont donné à l’opposition la majorité à la Chambre des représentants (Dewan Rakyat) ainsi qu’au niveau des Etats fédérés. Présidée par Tun Dr. Mahathir Mohamed, ancien Premier ministre de la Malaisie (entre 1981 et 2003), le Pakatan Harapan réunit 4 partis – People’s Justice Party (PKR), Democratic Action Party (DAP), Malaysian United Indigenous Party (PPBM) et le National Trust Party (AMANAH). Cette coalition de l’espoir forme depuis le 10 mai 2018 la majorité à la chambre basse, avec 113 sièges sur 222 (122 en ajoutant l’allié Warisan) contre 79 à la coalition sortante du Barisan Nasional (Front National) et 18 au parti islamiste conservateur (PAS) :

Répartition des sièges au Dewan Rakyat (chambre basse)

parlement

Source : Commission électorale de Malaisie

Dans ce contexte, M. Mahathir, à 93 ans, a été désigné Premier ministre de la Malaisie par le Roi (Agong), avec la charge de former un gouvernement dans les meilleurs délais. Le vote au niveau des Etats fédérés a confirmé la victoire de l’opposition, avec toutefois une division territoriale nouvelle : le PH dans les Etats riches de la côte ouest de la péninsule (Johor, Kedah, Malacca, Negeri Sembilan, Penang, Perak et Selangor) et le PAS dans les Etats moins développés de l’est (Kelantan, Terengganu), le BN dans les Etats insulaires (Bornéo) de Sabah et Sarawak ainsi qu’au centre de la péninsule (Pahang) et à l’extrême nord (Perlis).

La restauration du pouvoir d’achat est un axe central des engagements pris par la nouvelle coalition. Elle pose la question de sa soutenabilité par les finances publiques

Dans le manifesto de la coalition PH intitulé « rebuilding our nation, fulfilling our hopes »[1], les 10 mesures économiques centrales à adopter les 100 premiers jours de gouvernement (cf. tableau ci-après) mettent en avant la volonté de redonner du pouvoir d’achat à la population. Cela passerait en particulier par la suppression de la TVA (Goods & Services Tax) de 6% introduite le 1er avril 2015 et le rétablissement de la taxe sur les ventes de produits et services (Sales & Services Tax/SST) à laquelle la TVA s’était substituée. Cette mesure, bien qu’argumentée dans un budget alternatif pour la nation présenté en octobre 2018, soulève des interrogations sur sa mise en œuvre et sa portée macroéconomique. En 2018, la TVA devrait représenter plus de 18% des recettes budgétaires de l’Etat, après s’être en partie substituée aux recettes fiscales tirées des hydrocarbures.

Origine des recettes fiscales par principales catégories de taxes

recettes

Source : Ministère des finances de la Malaisie

En 2018, l’Etat prévoit de collecter près de 44 milliards (Md) de ringgits (11 Md$) grâce à la GST. Avec le rétablissement d’une taxe de type SST, qui permettrait de collecter entre 16 et 17 Md de ringgits (RM), le PH entend restituer à l’économie plus de 25 Md (environ 1,7 point de PIB), espérant en cela doper la demande, notamment la consommation des ménages et l’immobilier. Tablant sur une dynamique économique plus forte et les recettes fiscales induites, le PH estime le manque à gagner fiscal à 14 Md RM, qui serait financé selon des modalités à clarifier : le PH entend éliminer les dépenses publiques inutiles et propose notamment de réduire d’au moins 10 Md RM le budget des services du Premier ministre. Par ailleurs, le nouveau gouvernement devrait pouvoir compter sur des recettes pétro-gazières supérieures aux prévisions. En effet, le budget 2018 est fondé sur un prix du Brent de 52$ le baril alors que le prix moyen constaté depuis le 1er janvier 2018 s’établit à 67$ le baril. Selon le ministère malaisien des finances, les recettes fiscales sont susceptibles d’augmenter de 300 millions RM pour une hausse moyenne d’1$ le baril. Si le baril restait au prix moyen de 67$/baril, les recettes fiscales de la Malaisie augmenteraient de 4,5 Md RM.

En outre, le nouveau gouvernement prévoit la relance des subventions publiques pour les prix de certains biens de consommation courante (carburants des véhicules de petite cylindrée, électricité) ; alors que ces subventions représentent toujours – malgré les baisses fortes impulsées depuis 2015 - près de 10% des dépenses de l’Etat en 2018 à près de 27 Md de ringgits (6,7 Md$). Si leur relance redonnera du pouvoir d’achat aux ménages, notamment les plus modestes, elle est contraire aux recommandations des institutions financières internationales et des agences de notation. Le plan budgétaire précis envisagé par le nouveau gouvernement devra être clarifié, un éventuel dérapage du déficit budgétaire (estimé à 2,8% du PIB pour 2018) pouvant avoir un impact sur la notation souveraine de la Malaisie et, par conséquent, sur les conditions de son endettement obligataire public (30% de la dette publique est détenue par les investisseurs étrangers).

Enfin, la coalition prévoit de faire passer le salaire minimum de 1000 ringgits par mois (250$) à 1500 RM (375$) à l’issue des 5 ans de mandat, et d’égaliser son niveau sur tout le territoire (le salaire minimum au Sabah et au Sarawak est de 900 RM par mois). Le régime de protection sociale devrait également être étendu avec la mise en place d’un régime d’assurance-santé pour 40% des ménages les plus modestes ainsi que l’accès au régime public de retraite par capitalisation des conjoints aux foyers. Le nouveau gouvernement entend également supprimer les péages routiers. L’effet de ces mesures sur la productivité et la compétitivité de l’économie malaisienne reste à évaluer.

Enfin, la nature de la politique économique vis-à-vis des investisseurs étrangers devra également être clarifiée, le PH ayant axé son discours sur le retour à l’indépendance et à la souveraineté économique, notamment vis-à-vis des intérêts chinois.

Des changements pourraient intervenir dans la conduite de la politique économique et la pratique des affaires

Le vote du 9 mai 2018 est aussi celui du rejet d’un système qui a favorisé la mauvaise gouvernance, symbolisé entre autres par l’affaire du fonds souverain 1MDB. La perception de la qualité de l’environnement des affaires s’était effectivement beaucoup dégradée depuis 2014, comme illustré par l’enquête annuelle de la chambre de commerce américaine de Singapour sur les pays de l’ASEAN[2]. La Malaisie est au 62ème rang (sur 180) du classement de Transparency International sur la perception de la corruption en 2017, loin derrière Singapour (6ème rang). Sous le nouveau gouvernement de Tun Mahathir, des changements de deux ordres sont attendus : (i) dans l’exercice de l’Etat, des remplacements de hauts fonctionnaires dans les ministères économiques ou les dirigeants d’entreprises publiques sont à envisager (ii) dans la pratique des affaires, avec une révision du cadre de droit pour renforcer la transparence et les principes d’objectivité dans l’attribution des marchés publics ou ceux des entreprises publiques.

En outre, le nouveau gouvernement procédera à une revue des grands projets publics ou publics-privés, afin d’en juger de nouveau l’opportunité (y compris le coût), le dimensionnement et l’attribution, notamment dans le domaine des infrastructures : (i) projet de ligne ferroviaire East Coast Rail Link (ECRL, 12,5 Md$), attribué en gré-à-gré à China Communication Construction Company, (ii) projets de 3ème ligne de Light Rapid Transit (LRT3, 2,5 Md$) et de 3ème ligne de Mass Rapid Transit (MRT3, 9 Md$) pour le Grand Kuala Lumpur, (iii) projet de doublement et d’électrification de la voie ferroviaire (200km, 2 Md$) reliant Gemas à Johor Bahru, attribué à un consortium chinois ; (iv) projet de ligne High Speed Rail (HSR, 16 Md$) de Singapour à Kuala Lumpur ou encore (v) le projet de Pan Borneo Highway (2325 km, 6,7 Md$), reliant Sabah et Sarawak à Bornéo.

La situation économique de la Malaisie à court et moyen terme reste saine et solide

Antérieurement aux élections, la situation économique et financière de la Malaisie a été jugée saine et solide par les institutions financières internationales et les perspectives de croissance pour 2018 se situent dans une fourchette de 5% à 5,5% (voir notamment la note du Trésor « cadre économique et financier de la Malaisie », publiée début mai 2018[3]). Sous réserve des interrogations sur le terrain fiscal, ces perspectives ne devraient pas être fondamentalement revues.

A ce stade, les marchés n’ont pas exprimé de défiance et le ringgit reste stable par rapport à l’USD. Les autorités malaisiennes disposent de plusieurs leviers d’action pour gérer une crise éventuelle: (i) des réserves de change de 107 Md$ fin mars (plus d’1,1 fois le montant de la dette extérieure à court terme), (ii) un renforcement des mesures de contrôle du compte de capital, (iii) un accès à des liquidités en devises par l’actionnement de lignes de swap ou de liquidités à court terme. A ce stade, le comité de politique monétaire de la Banque centrale a confirmé le taux directeur de 3,25% lors de sa réunion du 10 mai 2018.

Enfin, le nouveau gouvernement s’est doté d’un « conseil des anciens » chargé d’éclairer la conception de sa politique économique. Il est composé de personnes très expérimentées et internationalement reconnues: Tun Daim Zainuddin (ex-ministre des finances), Tan Sri Dr. Zeti Akhtar Aziz (ex-gouverneur de la Banque centrale), Robert Kuok (fondateur de la multinationale éponyme) ; Dr. Jomo Kwame Sundaram (économiste réputé) et Tan Sri Hassan Marican (ex-dirigeant du groupe Petronas).

 


 

Principales mesures de politique économique du Pakatan Harapan à court terme

« 10 mesures en 100 jours »

(source : programme de la coalition)

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Fiscalité

1.     Suppression de la TVA et réduction des dépenses de fonctionnement de l’Etat.

Subventions

2.    Réintroduction de subventions ciblées sur les carburants pour les motos de moins de 125 cc et les véhicules de moins de 1 300 cc.

Dette des ménages

3.    Prise en charge des dettes privées excessives des petits planteurs d’huile de palme réunies sous la coopérative FELDA.

4.    Allégement des charges des diplômes ayant bénéficié du National Higher Education Fund Corporation et dont les revenus mensuels sont inférieurs à 4000 RM/mois, en différant les échéances de remboursement.

Revenus et pensions

5.    Alignement du salaire minimum entre la péninsule malaisienne et la Malaisie insulaire (Sabah et Sarawak) et relèvement progressif au niveau de 1 500 MYR d’ici la fin du mandat, avec prise en charge de 50% de l’augmentation par le gouvernement.

6.    Ouverture du régime de fonds de pension du secteur privé (EPF) pour les conjoints au foyer (50 MYR/mois de contribution gouvernementale +2% de contribution salariale de l’époux).

Protection sociale

7.    Elargissement de l’accès aux soins, y compris dans les cliniques privées, par l’extension à l’ensemble du territoire du « chèque santé » en vigueur au Selangor (jusqu’à 500 RM pris en charge par l’Etat, soit 125$) pour les 40% des ménages les plus modestes.

Gouvernance

8.    Mise en place d’une commission royale d’enquête sur les affaires 1MDB, FELDA (entreprise collective des petits planteurs d’huile de palme), MARA (agence de la régionalisation) et TABUNG HAJI (fonds des pèlerins).

Organisation fédérale

 

9.    Mise en place d’un comité spécial en charge de veiller à la mise en œuvre effective du Malaysia Agreement de 1963 (qui établit les conditions d’entrée dans la fédération des Etats de Sabah et Sarawak[4]).

Infrastructures

10. Revue de tous les mégaprojets.

 

Autres mesures envisagées à court terme :

  • Suppression graduelle des péages autoroutiers.
  • Construction d’1 million de logements abordables en 10 ans.
  • Modernisation de l’Etat : réduction du cabinet du Premier ministre à 10 ministres (contre 28), interdiction faite au Premier ministre d’occuper d’autres portefeuilles et limitation à deux du mandat de chef du gouvernement.
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