GHANA
Inclusion financière et mobile money au Ghana
Quand la téléphonie mobile pallie les carences du secteur bancaire traditionnel
Bien qu’elle se soit améliorée depuis 2010, l’inclusion financière reste un enjeu majeur au Ghana. L’accroissement de la part de la population ghanéenne ayant accès à des services financiers, passée de 41 % en 2010 à 58 % en 2015, est permis pour 7 points par les services bancaires par mobile, mais demeure réparti de façon inégale selon les populations : femmes, zones rurales, populations les plus pauvres. Le gouvernement s’appuie sur le système de règlement des paiements interbancaires (GhIPSS) adopté en mai 2018 et sur l’encadrement du secteur par la Banque du Ghana pour promouvoir l’avènement du mobile money dans les services financiers aux particuliers. En 2018, 7 millions de ghanéens ont réalisé près de 1,5 milliards de transactions financières grâce à leur téléphone. L’accès plus large à un compte bancaire permet de renforcer l’inclusion financière nécessaire au développement du pays. Elle permettra au gouvernement d’élargir la base fiscale particulièrement faible au Ghana - 13 % de mobilisation fiscale localement contre 20 % dans la sous-région - et d’assurer une meilleure traçabilité des flux financiers. Des entreprises françaises, dont Thalès , participent déjà à la sécurisation essentielle de ces transactions.
1 – L’accès aux services financiers grâce au téléphone mobile plutôt que par les banques.
Au Ghana, l’accès aux services financiers formels reste encore largement perfectible.
D’après le Groupe consultatif d'assistance aux pauvres[1], en décembre 2015, l’inclusion financière du Ghana restait encore largement perfectible. Alors que 73 % des adultes vivaient avec des revenus les plaçant au-dessus du seuil de pauvreté, la population ghanéenne avait une utilisation encore réduite des services financiers. A cette date, 67 % des adultes ghanéens épargnaient grâce à des moyens formels, c’est-à-dire qu’ils se tournaient vers des institutions financières (banques commerciales ou institution de prêt et dépôt) plutôt que vers des tontines.
L’accès aux services financiers au Ghana est pourtant supérieur aux niveaux moyens en Afrique subsaharienne. En 2015, 58 % de la population a accès à un compte bancaire au Ghana contre 43 % en moyenne en Afrique subsaharienne et 39 % ont accès à un compte de services bancaires par mobile contre 21 % en moyenne sur le continent. Cette amélioration depuis 2010, où l’inclusion financière n’était que de 41 %, est permise à hauteur de 7 points (plus du tiers) par le développement des services bancaires accessibles sur téléphone mobile, ou mobile money.
Les femmes, les personnes les plus pauvres et les zones rurales sont les populations avec l’accès le plus restreint aux services bancaires. Ainsi, 57 % des femmes ont accès à des services financiers formelles en 2015 contre 62 % des hommes. Alors qu’elles n’étaient que 37 % à bénéficier de services bancaires en 2010 (soit + 20 pdp en 5 ans), les femmes ont bénéficié d’un accès plus rapide aux services financiers que les hommes, dont l’inclusion n’a augmenté que de 17 pdp sur la même période.
Le développement du secteur bancaire participe trop peu à l’inclusion financière.
Après avoir connu une croissance rapide depuis 2010, la financiarisation de l’économie ghanéenne a régressé en 2017 et en 2018. Le total des actifs du secteur financier est passé de 53 % du PIB en 2010 à 78 % en 2017. Elle a ensuite baissé pour atteindre 54 % du PIB en 2019 après la fermeture d’institutions financières par la Banque du Ghana. L’économie ghanéenne reste sous-financiarisée, les actifs du secteur bancaire représentaient déjà 35 % du PIB en 1994 (soit une augmentation de seulement 11 points en 23 ans avant de retrouver son niveau initial).
Les taux d’intérêts très élevés pratiqués par les banques, bien au-dessus de la moyenne en Afrique subsaharienne, sont désignés comme étant une cause importante de la faible intermédiation financière[2]. La différence entre le taux d’intérêt moyen des crédits et le taux de rémunération moyen des dépôts est de 16,0 % en 2019 (15,4 % en 2018) alors que la moyenne en Afrique subsaharienne se situait à 9,1 % en 2018. Ces taux élevés s’expliquent par la forte inflation et par la structure du marché bancaire. D’après la Banque mondiale, la faible contribution des banques traditionnelles au développement de l’inclusion financière s’explique par le fait que ces dernières ne se sont pas suffisamment orientées vers une offre de solutions financières accessibles, mais plutôt vers les services bancaires aux entreprises et aux plus fortunés.
Les institutions non-bancaires participent au financement du secteur privé mais sont très fragiles. Ce sont majoritaires des institutions de microfinance (MFI) et des banques de prêt et dépôt, des banques communautaires et rurales, des banques immobilières et des « susu »[3]. Ces institutions participent à l’inclusion financière des ghanéens qui n’ont pas accès au financement des banques commerciales classiques en raison des taux pratiqués. Cependant, une grande partie des banques rurales et des MFI ne respectent pas les règles prudentielles de la Banque du Ghana qui estimait, dès lors, que 700 000 dépositaires ghanéens étaient exposés à des risques de défaut de paiement, notamment, en 2018.
Modes d’accès aux services financiers (2019, Financial Access Survey, Banque mondiale)
Les ghanéens, largement dotés de téléphones mobiles, se tournent alors vers les services bancaires par mobile depuis le début des années 2010.
Le taux de couverture de la téléphonie mobile progresse : 80 % de la population ghanéenne est pourvue d’un téléphone et 35 % des ghanéens possèdent un smartphone, contre 15 % d’entre eux en 2013[4]. On compte 40,1 millions d’abonnements téléphoniques au Ghana, soit 1,3 abonnement téléphonique par ghanéen. La concurrence sur les prix entre opérateurs est élevée, au bénéfice du consommateur. La croissance de la consommation des données cellulaires est dynamique. Le nombre d’abonnement à des données cellulaires s’élève à 26,7 millions à la fin novembre 2019, en hausse de 6,8 % sur un an. Les abonnements 4G sont en forte augmentation (+de 67,6 % de janvier 2019 à octobre 2019). On dénombre 2,2 millions d’abonnements 4G en novembre 2019.
Suivant ce mouvement, les trois opérateurs téléphoniques présents au Ghana et plusieurs banques ont lancé des services de micro-comptes bancaires par téléphone mobile. Ces comptes s’apparentent à des comptes bancaires traditionnels. Restreints à des dépôts faibles, ils n’autorisent que des transactions financières d’un montant limité. Afin de pourvoir le compte en devises, l’utilisateur peut se rendre auprès d’un des nombreux agents de « momo » (pour mobile money) installés dans les rues du Ghana. Le plus souvent, ils sont reconnaissables à leurs parasols jaunes aux couleurs de la société MTN, première entreprise de télécoms du pays et principal opérateur de services bancaires par téléphone. Des banques proposent des services de microcrédit adjoints. 180 664 agents de « momo » étaient enregistrés au Ghana en 2018, dont 151 745 agents actifs à la fin de 2017, contre 5 900 en 2012 : une multiplication par 30 en 6 ans.
Comptes de dépôts financiers par type (2019, Financial Access Survey, Banque mondiale)
En 2018, plus de 7 millions de ghanéens – pour une population de 30 millions d’habitants – ont réalisé près de 1,5 milliards de transactions par téléphone mobile. Alors qu’en 2012, on comptait 7,1 millions de comptes bancaires traditionnels pour 350 000 comptes de services bancaires par mobile, les niveaux se sont équilibrés et l’on compte actuellement 13,5 millions de comptes traditionnels pour 13,1 millions de comptes mobiles. En parallèle, le volume des opérations a explosé, pour atteindre 1 455 millions de transactions en 2018. D’après la Banque du Ghana, cette évolution concerne aussi les montants financiers traitées qui passent de 35,4 Mds GHS en 2015 (env. 25,8 % du PIB) à 155,8 Mds GHS en 2017 (env. 60,7 % du PIB).
Nombre de transaction bancaires par mobile (2019, Financial Access Survey, Banque mondiale)
2 – Ce développement du bancaire mobile est largement soutenu par les pouvoirs publics.
Conscient de l’opportunité qu’offrent les services bancaires par mobile pour la financiarisation de la population ghanéenne, le gouvernement a très tôt soutenu l’essor d’un environnement favorable.
L’accès à un compte bancaire – l’inclusion financière – permet aux citoyens d’avoir accès à des services financiers (prêts ou épargne principalement) mais aussi de ne plus dépendre de l’argent liquide pour les besoins quotidiens. Outre la facilitation du financement de nouvelles entreprises, le développement de l’inclusion financière par le mobile money permet un traçage plus sûr et plus efficace des transactions financières. L’utilisation des fonds est alors rendue plus claire lors des contrôles fiscaux, mais aussi dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Au Ghana, le remplacement des transactions en liquide par des transactions financières par mobile permettra l’élargissement du filet fiscal. L’enregistrement des transactions peut permettre le contrôle fiscal des plus petites structures commerciales, tout particulièrement pour le secteur informel, et donc l’augmentation de la mobilisation du potentiel fiscale, qui n’est que de 12,8 % du PIB en 2019.
Le nouveau modèle de transaction financière, qui s’impose peu à peu depuis le début des années 2010, a encouragé le gouvernement à encadrer cette activité, tout en lui assurant un environnement favorable. Pour encourager l’inclusion financière, l’État avait déjà mis en place en 2008 une carte de paiement biométrique grâce aux empreintes digitales individuelles : le système de carte E-zwich. Ces dernières devaient pouvoir être utilisées comme moyen de paiement dans l’ensemble des points de ventes du pays, ainsi que dans les banques. Bien que louable, cette initiative indépendante du paiement par mobile à ses débuts, n’avait pas ou peu abouti suite à un faible taux d’utilisation par les commerçants. Toutefois, d’après la Banque mondiale, les transactions permises par le système E- zwich ont augmenté depuis 2010. En 2018, la Banque indique que 2,7 millions de cartes E-Zwich ont été émises, permettant ainsi 7,7 millions de transactions sur l’année, pour une valeur de 5,6 Mds GHS.
En 2019, Thalès, par sa filiale Gemalto, a été sélectionné pour fournir un système de paiement à double identification, qui permettra d’améliorer les fonctionnalités des cartes de crédit E-zwich. Le système proposé par Gemalto est constitué de la solution de paiement PURE adossé au système universel de paiement électronique par application mobile de la société Paycode. Cette solution doit permettre au système E-zwich de bénéficier à la fois de l’identification biométrique, permise par Paycode, et du système Europay Mastercard Visa (EMV), permis par Gemalto[5].
L’administration du réseau de cartes E-zwich a finalement été intégré au GhIPSS en 2018, lors de la création de ce dernier.
Le GhIPSS permet l’interopérabilité entre les fournisseurs de services bancaires par mobile, notamment grâce à la mise en place de l’utilisation du QR code.
La mise en place du Ghana Interbank Payment and Sttlement Systems (GhIPSS) en mai 2018 avait pour objectif de faciliter l'interopérabilité entre les instruments de paiement lors des transferts d'argent par téléphone mobile. Doté d’une agence propre, subsidiaire de la Banque du Ghana, le GhIPSS est le successeur du GhLink, l'un des premiers systèmes de transfert d'argent mobile interopérable en Afrique. Il permet d’assurer des transferts de fonds entre un fournisseur de services bancaires par mobile à un compte dépendant d’un autre fournisseur d’accès par mobile.
L’interopérabilité entre les banques et les sociétés de télécommunications est assurée par le système Mobile Money Interoperability (MMI) auxquels participent les trois opérateurs de télécommunications par téléphone mobile du Ghana : Airtel-Tigo, Vodafone et MTN. En interconnectant les systèmes de transferts d’argent par téléphone de ces trois opérateurs entre eux et à la plateforme E-zwich et GhLink (cf. annexe 4 pour un exemple de structure générique), le MMI permet les transferts d’argents entre les comptes de différents opérateurs télécoms. Il permet ainsi de réduire les coûts de transferts, d’augmenter les transactions et, par la même, l’inclusion financière et l’accès aux services financiers.
Depuis juillet 2019, dans le cadre du programme Proxy Pay, les comptes de services bancaires par mobiles sont liés à un numéro de téléphone afin, d’abord, de faciliter leur identification, mais aussi de simplifier les transferts d’argent, désigner le destinataire du virement peut se faire uniquement à partir du numéro de téléphone de celui-ci.
Le GhIPSS met en place l’initiative, portée par le Vice-Président Mahamudu BAWUMIA, d’un QR code pour faciliter les paiements par téléphone mobile. L’objectif de ce QR code universel est de permettre aux clients et aux commerçants qui ne disposent pas de compte bancaire mobile de payer ou d’être payés par le compte bancaire mobile de leur interlocuteur directement depuis ou vers leur compte bancaire. Lancé officiellement le 25 mars 2020, le Ghana Universal QR Code (GhQR) prend la forme d’un QR code qui pourra être scanné par les clients des fintechs, banques et opérateurs télécoms, parmi lesquels ADB, Calbank, Ecobank, Fidelity Bank, GCB, Republic Bank, Zenith Bank et UBA, pour payer à partir d’un compte bancaire, d’une carte de crédit ou d’un compte de services bancaires par mobile. Le paiement pourra aussi être fait grâce à un code USSD (SMS sans mémoire), envoyé par leur fournisseur de service de paiement.
Le développement du mobile money est aussi soutenu par la Banque du Ghana.
Outre sa fonction de garante de la politique monétaire, la Banque du Ghana est aussi responsable de de la réglementation et de la surveillance du système bancaire et de crédit, et donc des agents qui fournissent des services bancaires comme les institutions de micro-crédit ou de mobile money. Elle revêt aussi la fonction de promotion, règlementation et supervision des systèmes de paiement et de règlement. C’est à ce titre que le GhIPSS est encadré par établissement dépendant de la Banque du Ghana. Enfin, elle octroie les licences aux agents financiers non-bancaires.
Pour encadrer les services bancaires par mobile et l’activité des fintech, la Banque du Ghana a ouvert en avril 2020 un département fintech et innovation. Ce bureau est responsable de l'octroi de licences, de la régulation des émetteurs de monnaie électronique et d'autres formes de paiement mises en place par des entités non bancaires. Dans la foulée, la Banque du Ghana a enregistré la première licence bancaire d'émission de monnaie électronique à la fintech Zeepay Ghana Limited. Zeepay est une entreprise ghanéenne qui fournit des services de paiement mobile destinés en particulier aux personnes non-bancarisées. Cette licence lui permettra d’offrir des services de virement bancaires nationaux et internationaux, de paiements de factures, de paiement de recharges téléphonique et d’opérations de caisse.
La Banque du Ghana transforme peu à peu l’ensemble de ses services et fonctions pour qu’ils soient accessibles par le mobile money. Lors de l’introduction de son nouveau registre des garanties en mai 2020, il a été prévu que les particuliers puissent enregistrer leur garantie bancaire grâce à un transfert par téléphone. Ce système de garanties, initié en 2010, permet d’enregistrer les garanties et les collatéraux des emprunteurs auprès de leur banques. Il facilite les prêts en améliorant la divulgation des informations entre emprunteurs et prêteurs et participe à résoudre le problème des taux élevés qui rendent difficiles l’accès au crédit. Enfin, cette méthode d’enregistrement informatique sera plus transparente, participant ainsi aux efforts de l’État ghanéen dans la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. En participant à d’autres objectifs, comme celui de l’enregistrement de collatéraux, le mobile money montre qu’il peut participer à atteindre d’autres objectifs que celui de la facilitation des transferts d’argents.
Enfin, le plan stratégique pour le système de paiement de la Banque du Ghana donne une place importante aux paiements par mobile, preuve de leur pleine intégration par les autorités de régulation. Le plan prévoit par exemple de favoriser la paye des salaires par voie numérique, notamment grâce au mobile money dans les plus petites structures. Il suggère aussi d’élargir l’utilisation des virements sur téléphone mobile au paiement des pensions de retraites ou des contrats d’assurances[6].
3 – Les services financiers qui découlent du mobile money posent de nouveaux enjeux.
Pour aller plus loin dans le développement des services financiers numériques, le gouvernement inscrit son action dans le cadre de programmes développés conjointement avec la Banque mondiale.
Présentés en mai 2020 par le ministère des Finances, ces trois programmes visent à améliorer l'inclusion financière et à accélérer le passage à une utilisation générale des paiements numériques.
Tout d’abord, le gouvernement ghanéen a présenté la stratégie nationale d'inclusion financière et de développement (National Financial Inclusion and Development Strategy), et se donne pour objectif de faire passer l’inclusion financière à 85 % de la population d’ici 2023, contre 58 % actuellement. L’objectif d’inclusion financière prévu par cette stratégie, réalisée conjointement avec la Banque mondiale, devra permettre de participer au développement économique du Ghana et à la réduction de la pauvreté.
Ensuite, le ministère a présenté le programme de politiques publiques en matière de services financiers numériques (Digital Financial Services Policy), développé en partenariat avec le Groupe consultatif d'assistance aux pauvres. Ce programme vise à tirer profit du développement de l’écosystème numérique du Ghana, dont font partie les fintechs ghanéennes, pour le développement plus large de l’économie.
Enfin, la Cash-Lite Roadmap propose des mesures qui permettront de créer un environnement favorable aux paiements sans espèces. Cette feuille de route, écrite avec l’association Better than cash Alliance soutenue par l’ONU, fait le constat qu’en 2017 seulement 1 % des transactions qui ont eu lieu au Ghana, ont été permises par une technologie numérique plutôt que par des espèces.
Alors que les services bancaires par mobile s’insèrent peu à peu dans les politiques économiques ghanéennes - mesures contra-cycliques, concurrence et lutte contre le surendettement -, le Ghana doit définir la place qu’y prendront les entreprises et le secteur privé.
Parmi les premières mesures prises par le gouvernement ghanéen en soutien à l’activité économique lors de la crise du COVID-19, figure l’assouplissement des règles d’encadrement des services de « momo ». La Banque du Ghana a rendu obligatoire l’exonération de frais pour les envois de fond jusqu’à 100 GHS (env. 16,6 EUR). Cette mesure permettait dans un premier temps de faciliter les paiements sans contacts. Avec la réduction des frais, la Banque du Ghana cherchait à inciter les consommateurs à se tourner vers le mobile money pour des raisons sanitaires. Par la suite, au vu des marges de manœuvres très limitées des leviers budgétaires et monétaires[7], faciliter les échanges d’argent par téléphone mobile permettait aussi d’encourager la consommation, en soutien à l’activité économique. En parallèle à cette mesure, les membres de l’Association des banques du Ghana ont convenu de promouvoir les retraits aux distributeurs automatiques de billets et l’usage des paiements dématérialisés. MTN a d’ores et déjà annoncé prolonger cette mesure jusqu’à septembre 2020. L’implication des acteurs privés dans ce pan de la politique économique marque la forte dépendance qu’entretiennent privé et public au Ghana dans le développement du mobile money. Si son émergence ne peut pas se faire sans un environnement favorable mis en place par les pouvoirs publics, son développement se fait, au Ghana, grâce à la bonne compréhension de son utilité d’intérêt général, en l’occurrence contra-cyclique et sanitaire, par les entreprises. Plus qu’une bonne coordination, la place que prennent les entreprises, majoritairement étrangères, pose la question de la souveraineté de l’État ghanéen dans la définition et la mise en place de ses politiques économiques.
Le développement des télécommunications et du mobile money, marché dominé par le sud-africain MTN, oblige le Ghana à développer ses outils de politique de concurrence. Un différend juridique est apparu entre MTN et l'Autorité nationale des communications (NCA - National Communications Authority) au début du mois de juin, lorsque cette dernière a indiqué à la branche ghanéenne de la société sud-africaine qu’elle la considérait en position de dominante sur le marché des télécommunications[8]. L’autorité a justifié sa décision par la situation du marché au premier trimestre 2020 : pour les abonnements de téléphonie vocale, MTN détenait 57,1 % de part de marché contre 20,9 % et 21,2 % pour Vodafone et Airtel-Tigo. Pour les données cellulaires, la part de marché de MTN était encore plus importante. La société détenait 67,8 % des parts de marchés contre 15,8 % pour Airtel-Tigo et 15,5 % pour Vodafone. Pour équilibrer cette situation, la NCA a annoncé qu’elle fixerait des prix plancher et plafond pour les abonnements vocaux, de SMS, de données cellulaires et de services bancaires par mobile de la société. A l’avenir, l’autorité de régulation encadrera donc les pratiques tarifaires de MTN, qui devra par la même lui présenter ses plans tarifaires pour l’itinérance nationale. Pour favoriser les autres entreprises présentes sur le marché (Vodafone et Airtel-Tigo), celles-ci bénéficieront un tarif d’accès préférentiel aux télécommunications pour une période de deux ans. Suite à cette décision, MTN aurait engagé un dialogue avec l’autorité de régulation, avant d’annoncer qu’elle pourrait introduire un recours en justice contre cette décision. L’entreprise estime qu’aucune étude économique ne fait état d’une défaillance du marché ghanéen des télécommunications et qu’en outre, elle n’avait pas eu de comportement anticoncurrentiel.
La mainmise de MTN sur le marché des télécommunications, qui lui assure une position dominante sur les services bancaires par mobile, est donc bien identifiée par les autorités ghanéennes. La réponse non-coopérative de MTN témoigne cependant de l’émergence des questions de concurrence pour les autorités ghanéennes dont les différentes agences sectorielles et décideurs concernés ne semblent pas avoir de position harmonisée. Les questions de concurrence sont traitées par les différentes agences sectorielles, lorsqu’elles existent, et que leur mandat le précise En 2019, le gouvernement ghanéen envisageait d’adopter une loi de concurrence (draft Competition Bill), assortie d’une autorité de la concurrence, sans suite pour le moment. Les services de mobile money sont indifféremment traitées par l’Agence des télécommunications, alors que le développement de ces services influe largement sur l’inclusion financière et sur les politiques économiques ghanéennes de la compétence du Ministère de l’économie et des finances mais aussi de celui du Commerce et l’Industrie : les services de mobile money relèvent bien d’un champ à part dans le secteur des télécommunications.
L’élan pour le crédit par mobile money nécessite un nouvel encadrement. En un an, Qwikloans, la plateforme de prêt par « momo » de MTN, a réalisé 5 millions de prêts pour un total de 120 M USD. Mais cet accès privilégié au crédit, peut aussi mener à des situations de surendettement. Conscient de cette difficulté, MTN souhaite introduire au Ghana la solution mise en place par Jumo en Zambie[9]. Pour pouvoir fonder sa tarification sur le risque individuel des emprunteurs, Jumo analyse les données de ses clients pour éviter que ceux-ci ne fassent rouler leur dette pour améliorer leur note de crédit. Au-delà de la traditionnelle « cavalerie » et la note de crédit des emprunteurs étant calculée en fonction des prêts déjà remboursés, les emprunteurs peuvent être tentés de contracter un prêt pour rembourser un précédent prêt plus petit, dans le seul objectif d’améliorer cette note. Jumo impose alors des délais de réflexion aux emprunteurs, couplées à des campagnes d’information sur le crédit et sur les produits de financements proposées par la société, pour éviter les comportements non-vertueux. Bien qu’il soit obligatoire de détenir une licence de la Banque du Ghana pour offrir des services de crédit par téléphone mobile, le cadre de régulation du crédit numérique au Ghana peut donc encore être précisé.
Pour autant, la diffusion des crédits bancaires par mobile money pourrait bénéficier à certaines franges de la population, qui n’ont pas accès à des financements qui sont essentiels au développement de certaines activités peu productives au Ghana, comme l’agriculture. Le coût élevé des transactions financières dans les milieux ruraux les plus éloignés des centres urbains compte parmi les nombreuses raisons qui rendent l’accès au crédit difficile pour les agriculteurs ghanéens. L’organisation américaine Innovations for Poverty Action mène actuellement une étude avec près de 2000 agriculteurs ghanéens pour évaluer les effets de la mise en place d’une telle solution dans le pays[10].
L’utilisation du mobile money dans les services de l’administration ghanéenne peut encore être élargi.
Après son introduction en 2014, l’utilisation du Ghana E-Payment Portal (GEPP) – plateforme de paiement numérique pour les services de l’administration – est encore faible. D’après la Banque mondiale, cette solution n’a été déployée que dans 12 collectivités territoriales, alors que le Ghana compte 216 districts. Elle n’est utilisée que pour certains frais comme ceux du mariage et moyennant des frais de paiement substantiels. Ces conditions restrictives entrainent une faible utilisation de cette plateforme dans le pays.
Pourtant, ce mode de paiement en ligne et qui ne concerne pas encore le mobile money pourrait être élargi au recouvrement des impôts pour les petits payeurs, qui se fait encore aujourd’hui très largement en argent liquide. La Banque mondiale estime que le paiement obligatoire des impôts par le biais d’une plateforme numérique obligerait les personnes imposables à recourir à un compte bancaire et pourrait de cette façon participer au développement de l’inclusion financière. Cette obligation permettrait d’améliorer la collecte fiscale et soutiendrait la mobilisation du potentiel fiscal. Les paiements numériques et par « momo » pourraient aussi être élargis aux services publics, comme l’eau et l’électricité, participant à l’orientation des ménages vers l’utilisation de comptes bancaires (traditionnels ou par mobile) et permettant aussi de réduire la corruption importante qui prévaut encore dans ces branches de l’action publique au Ghana.
La numérisation des services publics peut s’étendre au-delà du mobile money. En 2017, la National Health Insurance Authority (NHIA) s'est associée à l’Organisation Internationale du Travail et à l’Agence Française de Développement pour le développement d’une solution numérique de renouvellement des enregistrements individuels. Cet outil a permis aux bénéficiaires de s’enregistrer au NHIA à partir de leur téléphone portable, démontrant l’utilité d’une sécurisation de l’association individu-téléphone portable. Grâce à cette initiative, près des deux-tiers du renouvellement des inscriptions se font fait par la plateforme mobile, évitant ainsi à une majeure partie des 11 millions de bénéficiaire de devoir se rendre dans un des centres du NHIA, processus qui peut parfois nécessiter une journée complète.
[1] Le Groupe Consultatif d'Assistance aux Pauvres est une initiative menée par 34 organisations et hébergée par la Banque mondiale qui vise à faire progresser l'inclusion financière en proposant des solutions aux différentes parties prenantes.
[2] Musah, Anokye & Gakpetor 2018; Mensah & Abor 2014; Aboagye & al 2008; BoG WP Bawumia & al 2005
[3] Tontine ghanéenne, encadrée depuis 1990 par la Ghana Cooperative Susu Collectors Association
[4] National Communications Authority (Octobre 2019) Industry information - telecom subscriptions
[5] CNCBC Africa Thales to support Ghana’s Financial Inclusion Drive
[6] Banque du Ghana, National Payments Systems Strategic Plan 2019-2024
[7] Le niveau d’endettement élevé de l’État ghanéen l’empêche de mener une politique budgétaire expansionniste, alors même que le niveau d’inflation n’a permis à la banque centrale de réduire son taux directeur de seulement 150 pdb, à 14,5 %.
[8] D’après la loi sur les télécommunications de 2005, qui régit le mandat de la NCA, lorsqu’une société fournit plus de 40 % d’un segment de marché, elle est considérée en « situation de puissance significative sur le marché ».
[9] Consultative Group to Assist the Poor, African Digital Credit Goes West
[10] Innovations for Poverty Action (IPA), The Impact of a Digital Credit for Small-Scale Farmers in Ghana