Lettre économique d'AEOI - Le secteur de l'eau en AEOI
L'accès à l’eau en Afrique de l’Est et dans l’océan Indien face au changement climatique, à la croissance démographique et aux conflits
Le secteur de l’eau en Afrique de l’Est et dans l’océan Indien présente de fortes disparités, entre ressources abondantes mais sous-exploitées pour l’accès à l’eau potable et pénuries aiguës. Les Grands Lacs et le Nil offrent des volumes importants au Burundi, en Ouganda, au Soudan du Sud ou en Tanzanie, mais restent peu mobilisés. À l’inverse, le Kenya, le Rwanda, l’Éthiopie ou Djibouti subissent un stress hydrique croissant, amplifié par la croissance démographique, l’urbanisation et le changement climatique. Dans les îles de l’Océan Indien (Comores, Madagascar, Maurice, Seychelles), une pluviométrie élevée contraste avec des infrastructures insuffisantes, entraînant coupures fréquentes et recours accru au dessalement. Globalement, les performances du secteur demeurent faibles : pertes en eau atteignant jusqu’à 60 %, réseaux vétustes, accès limité à l’assainissement et fortes inégalités entre zones urbaines et rurales. La gouvernance, un axe d’amélioration reconnu comme prioritaire, reste fragmentée, entre modèles décentralisés (Kenya, Tanzanie) et centralisés (Djibouti, Madagascar), avec des cadres juridiques modernisés mais inégalement appliqués et des capacités administratives et techniques limitées. Le financement du secteur repose largement sur les bailleurs internationaux (Banque mondiale, BAD, UE, BEI, UNICEF). La France joue un rôle significatif via l’AFD (Kenya, Tanzanie, Ouganda, Djibouti, Comores), avec une forte présence de ses entreprises dans l’ingénierie et les technologies de traitement (cf ci-dessous, tableau de synthèse des projets financés par l’AFD). À terme, la sécurité hydrique régionale dépendra de la modernisation des réseaux, de la réduction des pertes, d’une gouvernance renforcée et d’investissements massifs – publics comme privés – intégrant résilience climatique et solutions innovantes.
Des ressources inégalement réparties et insuffisamment exploitées
Certains pays disposent de ressources hydriques importantes. Le Burundi, l’Ouganda, le Soudan du Sud et la Tanzanie bénéficient de volumes d’eau renouvelable élevés grâce aux Grands Lacs et au Nil. L’Ouganda affiche 1 400 m³/habitant/an et le Burundi plus de 1 000 m³, mais ces ressources restent peu mobilisées. Le Soudan du Sud, avec près de 4 000 m³/habitant/an, demeure pourtant vulnérable face aux sécheresses et aux inondations, tandis que la Tanzanie, encore au-dessus du seuil de stress hydrique (2 105 m³/habitant/an), voit ses ressources fragilisées par une croissance démographique rapide et la pollution.
À l’inverse, d’autre pays connaissent une pénurie de ressources. Le Kenya (617 m³/habitant/an, et moins de 500 attendus d’ici 2030), le Rwanda (passé de 1 700 à 800 m³/habitant/an en trente ans) et l’Éthiopie, pourtant dotée de 122 milliards de m³ annuels mais marquée par de forts déséquilibres régionaux, connaissent un stress hydrique sévère. Djibouti et l’Érythrée sont en situation de pénurie aiguë, dépendant de nappes surexploitées et dégradées. Le Soudan, bien que traversé par le Nil, reste tributaire de ressources externes et avec des infrastructures fragilisées par le conflit.
Les îles de l’Océan Indien présentent une abondance pluviométrique mais des infrastructures insuffisantes. Aux Comores, les réseaux vétustes rendent l’approvisionnement intermittent ; à Madagascar, les inégalités régionales sont marquées, notamment hors d’Antananarivo. Maurice bénéficie d’un accès quasi universel, mais l’île autonome de Rodrigues connaît un déficit chronique. Aux Seychelles, la dépendance aux eaux de surface et au dessalement accentue l’exposition aux aléas climatiques et à la pression touristique.
Des défis structurels persistants
Le taux de pertes en eau (Non-Revenue Water) constitue un défi central : en moyenne 44 % au Kenya, 50 % en Éthiopie, 62 % à Maurice. Ces pertes techniques et commerciales fragilisent les opérateurs et limitent leurs capacités d’investissement. Même Djibouti, malgré des infrastructures relativement modernes, affiche 44 % de pertes.
Les insuffisances financières et institutionnelles aggravent la situation. Au Burundi, l’eau représente moins de 1 % du budget national ; en Ouganda, seulement 0,6 % ; environ 2 % en Tanzanie et au Kenya ; quant à l’Ethiopie, le secteur pèse 4,5 %, étant l’une des rares exception atteignant la recommandation de 4 % de la Banque Mondiale. À cela s’ajoutent des chevauchements de compétences, un manque de coordination et des capacités techniques limitées, notamment aux Comores, qui représentent un cas extrême avec 81 % de l’eau non facturé.
La qualité et la continuité des services restent problématiques : coupures fréquentes et déficit d’assainissement à Madagascar, approvisionnement intermittent aux Comores, systèmes défaillants en zones rurales dans la quasi-totalité des pays de la région. Le changement climatique accentue la vulnérabilité, avec sécheresses et inondations récurrente, fragilisant les infrastructures et entraînant une baisse des précipitations dans les îles de l’océan Indien, augmentant les épisodes de sécheresse dans la région.
Une gouvernance hétérogène et fragile
L’eau est reconnue comme une priorité stratégique dans l’ensemble des pays de la région, mais les structures institutionnelles restent inégales et manquent parfois d’efficacité. Le Kenya constitue un modèle pionnier : sa Constitution de 2010 fait de l’accès à l’eau un droit fondamental et organise une gouvernance décentralisée, avec des Water Service Providers licenciés et régulés par le WASREB. La Tanzanie a également adopté une approche intégrée avec la NAWAPO 2025 et le Water Supply and Sanitation Act (2019), qui confient la gestion aux autorités de bassin et aux agences spécialisées (RUWASA, WSSAs), renforçant l’alignement avec les ODD. Le Rwanda, avec sa Politique nationale de l’eau et de l’assainissement (2023) et sa plateforme multi-acteurs lancée en 2024, affiche une vision ambitieuse axée sur la résilience climatique. Néanmoins, même si ces structures institutionnelles sont bien définies en théorie, l’exécution de leurs missions font encore face à des défis importants : manque de moyens financiers et opérationnels (particulièrement marqués au Rwanda), complexité administrative (comme en Tanzanie), corruption (particulièrement au Kenya).
Dans d’autres pays, la coordination institutionnelle n’est pas pleinement établie : en Éthiopie, la fragmentation entre niveaux fédéral et local freine la modernisation des infrastructures. Djibouti et Madagascar reposent sur un opérateur centralisé (ONEAD, Jirama), limitant la capacité de gestion décentralisée et la diversification des financements.
Une forte dépendance aux bailleurs
Le financement du secteur repose massivement sur l’appui des principaux acteurs multilatéraux (Banque mondiale, BAD, UE, BEI). La Banque mondiale pilote des programmes nationaux structurants comme One WASH en Éthiopie (300 M USD) ou le PAAEP à Madagascar (220 M USD). La BAD finance de grands projets urbains et ruraux en Ouganda, au Rwanda et au Soudan du Sud.
La France occupe une place de premier plan dans plusieurs pays, via l’AFD et ses entreprises (voir le tableau des projets financés par l’AFD). Les projets phares incluent : le projet Mwache à Mombasa (120 M EUR) et le Northern Collector à Nairobi (100 M EUR) au Kenya ; la station de traitement du lac Victoria à Mwanza (75 M EUR) et les projets de Morogoro et Shinyanga en Tanzanie ; l’appui en Ouganda (près de 400 M EUR, dont réseaux et station de traitement à Kampala et Mbarara) ; ainsi que l’usine de dessalement de Djibouti cofinancée avec l’UE et la BEI. Aux Comores, l’AFD finance Domoni (7,5 M EUR) et PROGEAU (6,5 M EUR), qui visent respectivement à étendre l’accès à l’eau de la population et à renforcer la gouvernance du secteur. À Maurice, un prêt de politique publique de 200 M EUR soutient la réforme et la modernisation du secteur.
Si les entreprises françaises se distinguent dans l’ingénierie, les technologies de traitement, l’opération et l’assistance technique, les marchés de construction lourde restent dominés par les compagnies chinoises. L’offre française peut continuer à être bien placée en montrant sa capacité à proposer des solutions innovantes (PPP, dessalement, digitalisation, gestion intégrée) et à intégrer l’opération et la maintenance des infrastructures dans une offre intégrée performante.