Le trafic en mer Rouge et via le canal de Suez, crucial pour l’économie égyptienne, s’est fortement contracté depuis 2023 sous l’effet des attaques en mer. Malgré une accalmie récente et un cessez-le-feu en mai 2025, le conflit Israël-Iran entretient l’incertitude sur la reprise durable du trafic et des revenus associés.

I. Le canal de Suez, une infrastructure stratégique pour l’Égypte à plusieurs titres qui a subi l’impact de la détérioration de la situation sécuritaire en mer Rouge

Le canal de Suez est le plus long canal artificiel sans écluse au monde (193 km, largeur de 280 à 345 mètres) et ses redevances constituent la troisième rente financière du pays.

Inauguré en novembre 1869, il offre la route maritime la plus courte pour relier l’océan Atlantique et l’océan Indien (et donc la connexion la plus rapide entre l’Asie et l’Europe)[1]. Il s’agit ainsi d’un maillon essentiel du commerce maritime international (captant annuellement entre 12% et 15% du trafic mondial et 30% du transport de containeurs valorisés à plus de 1 000 Md USD). En 2014, l’Égypte a investi 60 Md EGP (8 Md USD au taux de change de l’époque) pour l’agrandissement du canal de Suez. Ces travaux d’élargissement du canal (37 km) et la construction d’une voie parallèle (35 km), réalisés en seulement un an, ont permis une navigation croisée (et non plus alternée) sur 72 km, ramenant le temps de passage de 18 à 11 heures. Une nouvelle extension de 10 km a été inaugurée en décembre 2024 et mise en service en février 2025, portant à 82 km la section à deux voie (environ 175 M EUR d’investissements). Les revenus tirés du canal constituent historiquement la troisième principale rente du pays en devises (après les transferts de la diaspora et le tourisme), s’élevant en moyenne à 6,1 Md USD et 1,8% du PIB par an sur la dernière décennie. En particulier, sur l’exercice fiscal 2022/23 (juillet à juin), soit avant la détérioration de la situation sécuritaire, les revenus du canal de Suez avaient atteint un niveau annuel inédit à 8,7 Md USD, soit 2,2% du PIB, avec un pic trimestriel à 2,5 Md USD au second trimestre 2023.

A partir de novembre 2023, les attaques menées contre des navires marchands en mer Rouge, dans le contexte des tensions régionales liées au conflit à Gaza, ont fortement perturbé le trafic maritime via le canal de Suez.

En réponse, la majorité des compagnies maritimes internationales et des majors pétrolières (dont TotalEnergies pour le transport de GNL) ont redirigé leurs itinéraires via le cap de Bonne-Espérance, ce qui a provoqué une augmentation des durées de transport (jusqu’à 12 jours supplémentaires) et donc du tarif du fret maritime (hausse de la consommation de carburant estimée à près de 30%). L’ampleur des perturbations a été inédite et le nombre de navires empruntant la voie maritime a connu un effondrement de 50% en 2024 et de 70% en tonnage[2], niveau qui n’avait pas été atteint depuis 1975. Cette contraction du trafic est particulièrement marquée pour les porte-conteneurs, dont le nombre a chuté de 89%, ainsi que pour les navires transportant du gaz naturel liquéfié (-85,7%). La baisse amorcée en 2024 s’est à nouveau accentuée au premier trimestre 2025, avec seulement 2 981 navires ayant traversé le canal, soit une chute de plus de 17% par rapport à la même période l’année précédente et -54% par rapport au premier trimestre 2023. Cette tendance s’accompagne d’une transformation durable de la structure du trafic : les porte-conteneurs, qui représentaient encore près d’un tiers des passages en 2022, ne comptent désormais plus que pour 8%. Une tendance timide à la reprise du trafic était néanmoins observée depuis le mois de mars.

Ces perturbations ont un impact significatif sur l’économie égyptienne, les revenus tirés du canal ayant chuté en 2024 de 62% en glissement annuel, ramenés à 3,6 Md USD d’après les données de la Banque centrale d’Égypte.

Dès lors, depuis le début de 2024, les revenus ont été divisés par trois à environ 300 M USD mensuels. Seulement 1,8 Md USD ont été collectés au dernier semestre 2024 contre 4,8 Md USD l’année précédente. Cette contraction des revenus du canal de Suez, bien que compensée en 2024 par la hausse des revenus du tourisme et des transferts de la diaspora[3], accroît la fragilité de la balance courante (déficit de 11 Md USD au dernier semestre 2024 contre -9,6 Md l’année précédente). Par ailleurs, ces tensions pèsent sur le budget de l’État et la croissance économique, les revenus du canal ayant contribué négativement à la croissance réelle en 2023/24 et au début de l’exercice 2024/25 (-1,16% au T2 2024/25), et marquent un net coup d’arrêt aux objectifs du gouvernement qui ambitionnait d’augmenter de près de 30% ces revenus à 13,2 Md USD. Selon les données de CMA-CGM, le tarif de fret affiché entre l’Asie et la Méditerranée a été multiplié par presque 3 entre novembre 2023 et novembre 2024, atteignant environ 3 800 USD pour un conteneur 20 pieds. Ce tarif s’est depuis stabilisé, avec une légère baisse de 8% observée en juin 2025. Il convient enfin de noter que certains opérateurs chinois, en particulier parmi les acteurs de plus petite taille, auraient redéployé leurs navires sur les routes transitant par le canal de Suez dès début 2024. Dans ce contexte, les projets de développement et modernisation de l’axe maritime se poursuivent mais risquent d’être ralentis et de pâtir de la baisse des revenus alors qu’ils sont intégralement financés par le budget d’investissement de l’Autorité du canal. Ainsi, le projet majeur de duplication de 80 km supplémentaires de voies navigables, visant à poursuivre l’ambitieux chantier de transformation du canal de Suez en une voie double, initié en 2015, est actuellement en phase d’étude depuis début 2023. À ce stade, aucun calendrier de démarrage des travaux n’a encore été annoncé.

II. Si la récente trêve entre les États-Unis et les houthis laissait entrevoir une perspective de stabilisation, à défaut de reprise durable du trafic, les tensions entre Israël et l’Iran pourraient éloigner cette perspective au-delà de 2026

Le 6 mai 2025, la conclusion d’un cessez-le-feu entre les États-Unis et les houthis au Yémen avait été perçue comme un signe d’apaisement. 

Cet accord, prévoyant l’arrêt des attaques houthis contre les navires en contrepartie de la suspension des frappes américaines, avait nourri l’espoir d’une amélioration sécuritaire en mer Rouge et d’un retour progressif à la normale du trafic dans le canal de Suez. La dernière attaque contre un navire de commerce avait été recensée le 18 novembre 2024. Cela étant, la reprise du trafic demeure incertaine en raison des doutes persistants sur la pérennité de la trêve, les Houthis ayant précisé qu’ils ne mettaient pas un terme aux combats contre Israël. Quelques jours après l’accord, la Banque centrale égyptienne indiquait ne pas entrevoir de reprise de l’activité immédiate sur le canal. Près d’un mois après l’annonce du cessez-le-feu, aucun des grands armateurs n’avait officiellement annoncé la reprise de ses opérations via le canal de Suez, préférant pour l’instant adopter une attitude prudente. A titre d’exemple, 17 navires étaient dénombrés dans le convoi descendant du 1er juin 2025 dans le canal de Suez et 15 navires dans le convoi montant du 4 juin, contre environ 40 bateaux par convoi (soit 80 bateaux par jour) avant le début de la crise. Dans ce contexte, les analystes interrogés par ce poste avant le début du conflit israélo-iranien anticipaient une poursuite des perturbations jusqu’à la fin de l’année 2025 et une reprise progressive des flux ainsi qu’une hausse des revenus à partir de l’année prochaine, qui dépendraient toutefois en grande partie du niveau de confiance des armateurs et des coûts d’assurance maritime, encore prohibitifs.

Afin de rétablir la confiance, l’Autorité du canal de Suez avait adopté une série de mesures. 

Parmi les principales mesures, les principales étaient : une réduction de 15% des droits de passage pour les porte-conteneurs de plus de 130 000 tonnes, valable pour une période de 90 jours, ainsi que d’autres incitations tarifaires temporaires, partenariats pour l’assurance, et organisation d’un forum international dédié. Il convient de souligner qu’à la fin du mois d’avril, Donald Trump avait demandé que les navires militaires et commerciaux américains soient exemptés du paiement des droits de passage du canal de Suez, invoquant l’engagement militaire des États-Unis dans la région, garantissant ainsi la sécurité de cette infrastructure. Cette annonce, bien que n’ayant pas fait l’objet d’un commentaire officiel de la part des autorités égyptiennes, avait initialement suscité de nombreux débats dans la presse.

C’est dans ce contexte encore fragile qu’est intervenu au début du mois de juin le conflit israélo-iranien, dont la relative brièveté a pu atténuer l’impact sur la timide reprise du trafic. La situation en mer Rouge demeure néanmoins fragile, compte tenu des menaces persistantes. De nouvelles attaques contre des navires de commerce ont eu lieu début juillet 2025.


[1] A titre d’exemple, la distance de la route maritime entre les ports de Rotterdam et Singapour via le canal de Suez atteint 8 440 miles nautiques, contre 11 720 pour la principale route alternative via le Cap de Bonne Espérance.

[2] Suez Canal Traffic Statistics – 2024 – rapport publié par l’Autorité du Canal de Suez.           

[3] En 2024, 11,4 Md USD de revenus supplémentaires ont été tirés du tourisme et des transferts de la diaspora par rapport à l’année 2023, couvrant les 6 Md USD de pertes du canal de Suez sur la période.