Lettre économique d'AEOI - Le secteur de l'irrigation en AEOI
L’irrigation en AEOI : des réalités très différentes mais un secteur stratégique pour les économies et les sociétés, clef pour la souveraineté alimentaire et la résilience face au changement climatique, mais aussi confronté à des défis majeurs : connaissance, gouvernance, investissements
Les économies des pays de l’AEOI sont, aux exceptions notables de Djibouti, Maurice et des Seychelles, très dépendantes de l’agriculture pour fournir des emplois, obtenir des devises et assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle de leurs populations. Dans un contexte de changement climatique et d’accroissement démographique, la productivité agricole est ainsi un enjeu majeur, pour les cultures vivrières et d’exportation : la disponibilité de la ressource en eau en quantité et qualité, aux bons moments et aux bons endroits, accessible financièrement, est ainsi un axe affiché de nombre des politiques agricoles des pays de la région. Pour autant les résultats sont, globalement, très en-deçà des enjeux et défis considérables à relever. Les niveaux d’irrigation restent très disparates dans la région, partant des plus faibles à l’échelle mondiale et allant jusqu’à des valeurs élevées du fait de contextes particuliers (Soudan et Madagascar). De même, à l’intérieur d’un pays, selon les territoires et le type d’agriculture, les niveaux et types d’irrigation sont très différents.
Des réalités très contrastées dans la région AEOI
Le monde agricole est régi par une réalité physique : il n’y a pas d’agriculture sans eau et donc sans pluies. Quand on évoque l’agriculture en AEOI, on parle en effet essentiellement d’agriculture pluviale : la plupart des cultures utilisent uniquement de l’eau de pluie. En AEOI, le climat est, de fait, très diversifié, les précipitations annuelles moyennes réparties sur une ou deux périodes allant de 100 millimètres à plus de 3000 millimètres par an selon les territoires. Les ressources en eau renouvelables peuvent ainsi aller de rares (Soudan) à très abondantes (Ouganda), avec des variations importantes selon les années et la géographie. Du fait du changement climatique, la pluviométrie ne suit déjà plus de régimes réguliers, avec par exemple des occurrences de sécheresse en période pluvieuse et de pluies diluviennes en saison sèche. L’augmentation moyenne des températures entraîne par ailleurs une augmentation des besoins en eau des plantes, pour compenser une évapotranspiration plus importante.
Dans ce contexte, l'irrigation, qui est un apport artificiel d’eau douce sur des terres à des fins agricoles (et qui peut également être utilisée pour répandre divers agents fertilisants), est un facteur essentiel de la maîtrise de la production agricole. Elle est, soit indispensable pour l’agriculture en zones arides (exemple du Soudan), soit est un moyen d’augmenter la productivité agricole de la terre (valeur ajoutée annuelle ramenée à la surface totale de l’unité de production) et le nombre de récoltes par an. Elle permet, en théorie, de garantir une production agricole élevée face aux aléas climatiques, si - et seulement si - elle est menée dans des conditions optimales (pratiques agricoles, intrants, fonctionnement des marchés, …).
Le potentiel d’irrigation (terres irrigables et ressources en eau renouvelables disponibles) d’AEOI serait d’un peu moins de 5 millions d’hectares, soit environ 11% du potentiel africain.[1] Seuls cinq pays d’Afrique possèdent une superficie en irrigation supérieure à 1 million d’hectares, dont le Soudan (2 millions d’hectares, avec le plus grand périmètre irrigué d’Afrique, celui de Gezira, environ 900 000 hectares) et Madagascar (avec 1,1 million d’hectares).
Les potentiels d’irrigation sont plus ou moins réalisés en termes d’équipements (infrastructures de retenues pour un stockage inter saisonnier, aménagement des périmètres irrigués) selon les pays : cf. graphique page 2 ), allant de 0,5% en Ouganda et 1,4% au Soudan du Sud à 72% au Soudan et 79% à Madagascar. Ces données sont cependant « théoriques » et liées uniquement aux investissements réalisés. Dans la réalité, nombre des surfaces équipées ne sont pas irriguées. Cela est difficile à chiffrer car les statistiques des pays sont rarement à jour ou complètes, voire n’existent pas : les taux d’utilisation seraient néanmoins inférieurs à 10% en Erythrée, 50% pour le Soudan, l’Ethiopie, la Somalie, Djibouti et le Burundi.
L’eau d’irrigation en AEOI provient majoritairement des eaux de surface et, dans une moindre mesure, des eaux souterraines. L’utilisation d’eaux non conventionnelles comme les eaux usées traitées reste aujourd’hui très marginale et peu de réflexions et dynamiques sont en cours (à l’exception de Djibouti). L’irrigation de surface est la technique d’irrigation agricole de très loin la plus utilisées en AEOI. L’irrigation par aspersion et la micro irrigation ne sont encore que peu développées et essentiellement pour des cultures d’exportation et à forte valeur ajoutée. A noter de manière marginale également quelques cultures hydroponiques (Djibouti). Les petits exploitants pratiquent souvent l’irrigation manuelle ou par gravité, tandis que les grandes exploitations et les périmètres publics utilisent des systèmes plus avancés lorsque les infrastructures (et leur état de fonctionnement) le permettent.
Les cultures irriguées sont pour près de 50% les céréales (blé, maïs, riz – à noter que Madagascar cultive à elle seule la moitié des superficies en riz du continent, …), les cultures industrielles (coton, canne à sucre, thé, café, …), les fleurs (exemple du Kenya), le fourrage (essentiellement au Soudan) et le maraîchage.
Dans ce contexte d’une agriculture plus demandeuse d’eau, qui devra répondre aux besoins notamment alimentaires de populations croissantes et d’une eau moins accessible, l'irrigation est et sera de plus en plus une composante cruciale pour sécuriser la production agricole. La majorité des pays en AEOI en ont conscience et affiche un discours en faveur des investissements dans l’irrigation.
Des défis majeurs à relever : connaissances, gouvernance, investissements et environnement
Dans tous les pays de l’AEOI, les défis pour développer une irrigation durable sont nombreux et majeurs.
Le premier d’entre eux concerne les connaissances sur l’irrigation et leur diffusion : elles sont très variables selon les pays et globalement insuffisantes. Les statistiques nationales ne sont ni complètes ni récentes en général, et, de ce fait, ne permettent pas l’élaboration de politiques et plans d’investissement appropriés et le suivi de leur mise en œuvre. Les connaissances sur les pratiques agricoles pour les cultures irriguées sont insuffisamment complètes et vulgarisées – à de notables exceptions liées pour la plupart à des entreprises privées qui contractualisent avec des agriculteurs et exportent en Europe des légumes « premium » (exemple du Kenya et de Madagascar).
La gouvernance du secteur irrigation et notamment l’organisation de la gestion de l’eau aux niveaux national, des ouvrages hydroagricoles et des périmètres, sont globalement largement perfectibles :. Cela a des impacts, par exemple, sur la définition des politiques sectorielles et la durabilité des systèmes d’irrigation. L’organisation de la gestion de l’eau (cadres institutionnels et réglementaires) et la compétence irrigation sont différentes selon les pays : si l’irrigation n’est pas toujours du ressort du ministère en charge de l’agriculture, la ressource en eau ayant plusieurs usages, de nombreuses institutions sont de fait toujours impliquées et la nécessaire coordination entre elles n’est pas toujours fonctionnelle. La mise en œuvre des politiques et l’application des règlements restent inachevés en raison de moyens humains et financiers limités, de la fragmentation des responsabilités et, parfois, d’absence de réelle volonté politique. La détérioration des infrastructures d’irrigation est, de plus, due à un entretien défaillant ou à l’absence d’entretien, à l’insécurité, ou encore aux contextes politiques et économiques.
Cette situation n’encourage guère les nécessaires investissements, dans le contexte particulier de changement climatique et de croissance démographique et, mis à part le Soudan avant le début des hostilités avec des investissements significatifs soutenu par les fonds arabes du Golfe et l’Arabie Saoudite), les pays de la région investissent globalement peu, et insuffisamment, dans l’irrigation. Mis à part au Soudan, les principaux partenaires techniques et financiers du secteur de l’irrigation en AEOI sont la Banque mondiale et la Banque africaine de développement et dans une moindre mesure la Banque islamique de développement. Les secteurs privés locaux, banques et entreprises du secteur agricole, sont aujourd’hui trop peu impliqués dans le développement de l’irrigation. Les niveaux d’investissement apparaissent trop faibles au regard des enjeux et notamment de l’urgence d’adapter l’agriculture de l’AEOI au changement climatique. Le manque de priorisation par les pays et les résultats très en-deçà des attentes sur les dernières décennies en sont les principales raisons.
Enfin, parmi les défis figure également la bonne prise en compte par les pays des possibles conséquences négatives de l’irrigation sur l’environnement : les apports d'eau et de solutés excessifs peuvent engendrer une dégradation des sols (salinisation, …), une pollution diffuse et une surexploitation des ressources en eau. L’agriculture en AEOI est et restera, et de loin, la principale consommatrice d’eau : des politiques adaptées devront être définies et mise en œuvre par les pays et des investissements importants (gouvernance, formation, vulgarisation, infrastructures, équipements) seront nécessaires pour améliorer la gestion de l’eau et la durabilité des systèmes d’irrigation. Il existe notamment des solutions pour adapter l’agriculture pluviale, avant de recourir à l’irrigation, qui peuvent être optimisés, en promouvant et développant notamment l’agroécologie et la diversification des rotations en incluant des espèces plus tolérantes à la sécheresse.