La classe moyenne vietnamienne : une catégorie sociale consommatrice mais inégalement répartie
S’il est souvent fait mention de la réduction de la pauvreté, la forte croissance économique dont le Vietnam a bénéficié durant les précédentes décennies a également permis une augmentation des revenus pour les classes moyennes et du taux d’équipement de celles-ci en biens durables. Néanmoins, la permanence de fortes inégalités socio-spatiales ainsi que d’accès aux services publics sont les principaux éléments qui limitent aujourd’hui son élargissement.
La classe moyenne vietnamienne constitue encore un objet économique et social non catégorisé par les autorités nationales. S’il est souvent fait mention de la réduction de la pauvreté, la forte croissance économique dont le Vietnam a bénéficié durant les précédentes décennies a également permis une augmentation des revenus pour les classes économiques intermédiaires et du taux d’équipement de celles-ci en biens durables. Le risque de retomber dans la pauvreté apparaît limité pour ces couches de la population. Néanmoins, la permanence de fortes inégalités socio-spatiales ainsi que d’accès aux services publics sont les principaux éléments qui limitent aujourd’hui son élargissement.
Le concept de « classes moyennes » n’est pas officiellement reconnu au Vietnam. Les stratégies de développement vietnamiennes ne les mentionnent quasiment pas, imposant de se tourner vers des évaluations internationales. Selon la Banque Mondiale, la classe moyenne dite « globale » correspond à la catégorie vivant avec 15 USD (PPA 2011) par jour et par personne, soit environ 5M VND (2020) mensuels. Selon cette définition, la classe moyenne vietnamienne aurait triplé entre 2010 et 2020, passant de 7,3 à 22,6 millions de personnes et devant dépasser 50% de la population d’ici 2035. Par ailleurs, 22% des foyers auraient aujourd’hui un revenu mensuel situé entre 15 M (env. 593 USD) et 20 M VND (environ 790 USD) et 6% au-delà de cette dernière limite, permettant l’accès et à la distribution moderne.
Plusieurs facteurs ont permis l’essor de cette classe intermédiaire à la suite des réformes engagées depuis les années 1980. La modernisation de l’agriculture puis la diversification de la population active vers les secteurs de l’industrie et des services, plus productifs, ont permis depuis 2010 un accroissement de la rémunération de la population allant jusqu’à 200% dans certains secteurs. Cette transition a également mené à une migration des zones rurales vers les villes. Cela a permis de renforcer l’accès de la population aux services publics (éducation, santé), créant un cercle vertueux et une classe moyenne urbanisée, avant que la couverture de ces services ne soit progressivement étendue à d’autres provinces. L’amélioration des mécanismes de redistribution ainsi que l’augmentation progressive de l’emploi salarié formel (plus de 30% de la population aujourd’hui) ont également fortement contribué à cette solidification à l’échelle du pays. Les statistiques nationales soulignent cet essor, leurs revenus les revenus des catégories intermédiaires ayant proportionnellement plus augmenté que ceux des populations les plus pauvres ou les plus aisées durant la dernière décennie.
Cette augmentation du revenu disponible a pour effet de rendre accessible au plus grand nombre de biens et services autrefois hors de portée. En effet, selon l’Office général des statistiques (GSO), la part du revenu dédiée à la consommation alimentaire (nourriture, boissons, cigarettes) a baissé de 4,6 points de pourcentage en moyenne pour tout le pays entre 2010 et 2022. Or, une analyse par quintile montre que cette baisse atteint près du double pour les catégories de revenus intermédiaires. Cela permet aux ménages de prioriser d’autres dépenses, notamment sur deux postes :
- Tout d’abord, la compensation des défaillances des services publics, principalement dans les domaines de la santé et de l’éducation. Par exemple, si les dépenses pour des cours particuliers ont globalement augmenté toutes tranches de revenus confondues, elles ont été multipliées par 4,13 dans les quartiles intermédiaires (Q2/Q3) contre seulement 2,69 pour les populations les plus aisées.
- Ensuite, l’achat de biens durables. Cela est particulièrement visible sur l’accès à des produits comme les automobiles, les machines à laver ou les climatiseurs, inaccessibles il y a encore quelques années pour ces tranches de la population et qui tendent à se démocratiser. La croissance du crédit à la consommation, de 20% par an en moyenne, est un autre témoin de ce changement.
Cet accroissement du revenu mène également à des changements de modalités de consommation, quoique différenciés géographiquement. D’une manière générale, les lieux d’achat des biens de consommation changent, avec notamment une part de plus en plus importante du commerce en ligne : la valeur totale de ce dernier secteur devrait passer de 14 Mds USD (2022) à 32 Mds USD (2025). Pour les achats alimentaires, les habitudes passent du marché traditionnel à une combinaison entre marché et centres commerciaux. Cependant, le secteur présente encore de fortes marges de progression dans le pays : les supermarchés ne représentent que 11% des ventes alimentaires (20% dans les zones urbaines), contre 51% pour les magasins de centre-ville (« street shops ») par exemple. Certaines entreprises interrogées soulignent également une demande différenciée selon les lieux. Les habitants de Hanoï et Ho Chi Minh Ville représentent encore 70% des ventes en ligne réalisées dans le pays et possèdent un pouvoir d’achat plus élevé permettant l’achat de biens « premiums ». Néanmoins, cette transition est très incomplète : dans le domaine de l’alimentation, par exemple, les produits bio ne constituent pas un véritable marché au Vietnam.
Toutefois, de fortes inégalités socio-spatiales rendent difficile une définition homogène de la classe moyenne vietnamienne, et pourraient limiter sa croissance future. Deux types d’inégalités apparaissent comme préoccupantes.
- Premièrement, une rupture persistante entre les populations urbaines (particulièrement celles de Hanoi et d’Ho Chi Minh Ville) et rurales peut être notée. Bien que l’écart se soit réduit entre 2010 et 2020, les classes moyennes urbaines gagnent en moyenne 51% de plus que celles des zones rurales. Au niveau régional, l’écart de revenu peut aller du simple au double sur un même quintile en fonction du lieu de vie, touchant particulièrement certaines minorités.
- Ensuite, les inégalités d’accès aux services publics touchent toute la société, et constituent également un élément différenciant entre les classes moyennes et supérieures. Cela affecte notamment l’accès à l’éducation et à la santé. Par ailleurs, alors que le ratio de dépendance démographique est encore très favorable au pays, il devrait dépasser les 50% (1 inactif (jeune, retraité) pour deux actifs) à partir de 2036. Or, actuellement, seulement un quart des personnes âgées perçoivent une retraite financée par l’état, la solidarité familiale traditionnelle étant encore le principal mécanisme de subsistance. La mise en place de tels services à l’échelle nationale est nécessaire afin de permettre aux classes moyennes de dédier une part plus importante de leurs revenus à la consommation.
Le revenu de la classe moyenne lui permet à présent d’avoir un choix plus étendu, notamment à des biens durables et de meilleure qualité. Dans le domaine de la consommation, cette tendance peut bénéficier aux entreprises françaises désireuses de renforcer leur implantation sur place, avec par exemple des prévisions favorables dans le secteur du luxe, de l’automobile ou de la santé. Se posera alors la question du positionnement adopté par des marques hexagonales, souvent haut-de-gamme et encore inaccessibles à ces niveaux de revenus. Si les consommateurs expriment leur intérêt pour des produits éthiques ou biologiques par exemple, les budgets et l’attention portée restent inférieurs à ceux des pays européens et à d’autres pays à revenu intermédiaires.
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