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Zoom sur la situation macroéconomique et financière du Kirghizstan

Le Kirghizstan, pays appartenant à la tranche inférieure des pays à revenu intermédiaire (PIB par habitant de 1921 USD et nominal de 13,6 Md USD en 2023 selon le FMI), a vu sa croissance accélérer depuis 2022 du fait de l’intensification de la relation commerciale avec la Russie, qui engendre un surplus d’activité – notamment dans les services, surtout financiers – alimentant en retour les caisses de l’État kirghiz. Si l’année 2023 a été marqué par quelques améliorations au plan conjoncturel (reflux de l’inflation, excédent budgétaire), la croissance a néanmoins ralenti du fait de la baisse de la production extractive.

De manière plus structurelle,  le modèle économique kirghiz présente d’importantes vulnérabilités liées à la fois au rôle central d’une production aurifère en déclin et à une double dépendance extérieure à la Russie (transferts de revenus, réexportations) et à la Chine (principal créditeur étranger et premier fournisseur de biens), rendant d’autant plus indispensable les réformes structurelles (développement du secteur privé et diversification, lutte contre la corruption, augmentation progressive des tarifs de l’énergie au niveau du coût de revient, etc.).

1. Une croissance robuste malgré un ralentissement par rapport à l’année passée

La croissance de l’activité économique a légèrement ralenti en 2023, avec une hausse du PIB estimée à 6,2% contre 9% en 2022[1]. Ce niveau d’activité demeure toutefois supérieur à celui de la période pré-Covid, qui avoisinait 4% en moyenne hors périodes de crise. La production industrielle, dont la croissance a été limitée à +2,7% contre +11,9% l’année précédente[2], a été le principal facteur de la modération de la croissance en 2023. En particulier, la production de métaux (dont or[3]) a reculé de 12,8%. La dynamique a été contrastée dans les autres secteurs, avec un net ralentissement de la croissance agricole faute de précipitations suffisantes (de +7,3% à +0,6%), un léger ralentissement dans les services (de +6,8% à +6,2%) et une amélioration dans la construction (de +9,1% à +10,3%) et surtout le commerce (de +13,9% à +17,7%).

La modération de la croissance s’explique par une consommation en plus faible augmentation. Les dépenses de consommation finale sur l’ensemble de l’année 2023 ont progressé de 8,9% (contre 15% en 2022) en lien avec une hausse moins prononcée de celles des ménages (de 10,5% contre 17,4% l’année passée). Cette dynamique d’ensemble est notamment liée à une normalisation des transferts transfrontaliers depuis la Russie après une année 2022 exceptionnelle (voir Figure 1) : ils ont totalisé 2,7 Md USD en 2023, en baisse de 12% en valeur absolue et de 5,3 points de pourcentage du PIB (de 26,4% à 21,2%).

Figure 1 : Envois de fonds des particuliers depuis l’étranger (Md USD)

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La croissance devrait faiblir de nouveau en 2024 et retrouver son niveau moyen selon les prévisions des IFIs. Malgré une performance solide au 1er semestre (hausse du PIB de 8,1% en g.a.), le FMI et la Banque mondiale anticipent un ralentissement de la croissance à 4,4 et 4,5% respectivement au terme de l’année en cours, qui traduirait une croissance plus limitée dans la construction et les services, ainsi que la baisse graduelle de la production d’or du fait de l’épuisement des réserves de Kumtor.

2. Un commerce extérieur en très forte croissance affectant les équilibres financiers

Le compte courant du Kirghizstan a affiché un déficit exceptionnellement élevé en 2023, qui résulte très vraisemblablement d’une sous-évaluation des réexportations vers la Russie. Il s’élevait à 7 Md USD, soit 55% du PIB et une hausse nominale de 37% par rapport à l’année passée. L’ampleur de ce déficit s’explique par un déséquilibre massif du commerce de biens atteignant 8,2 Md USD en raison de la croissance exponentielle des importations depuis 2021 (+122% à 11,5 MD USD ou 90% du PIB) non répercutée au niveau des exportations (voir Figure 2)[4]. Les exportations d’or ont néanmoins très nettement repris en 2023, atteignant 1,3 Md USD après leur quasi-interruption en 2022[5]. Ces évolutions de la balance commerciale sont à mettre en perspective avec la catégorie des « erreurs et omissions » de la balance des paiements, qui représentait 51% du PIB et capte très probablement les réexportations vers la Russie non comptabilisées pour des raisons de réglementations douanières[6]. Le déficit des opérations courantes a été en partie réduit par l’excédent des revenus (1,8 Md USD, -4%) alimenté par les transferts de travailleurs depuis l’étranger (voir Figure 2).

Figure 2 : Balance courante du Kirghizstan (Md USD)

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Ce déséquilibre extérieur a renforcé les pressions sur le taux de change du som, qui a été soutenu via des interventions de la Banque centrale sur le marché des changes. La monnaie kirghize a enregistré une dépréciation de 4,6% en moyenne en 2023 par rapport au dollar américain, dont une des causes majeures a été l’affaiblissement du rouble russe (-20% en moyenne en 2023 par rapport au dollar). Pour lisser les fluctuations du som, la Banque nationale du Kirghizstan (BNK) a procédé à la vente de 656 M USD sur le marché des changes. Le niveau des réserves de change a été préservé grâce aux achats d’or produit dans le pays, mais ces dernières – 3,7 Md USD, au 1er mai 2024, en hausse de 54% en g.a. – restent faibles au regard de l’évolution du commerce extérieur et ne couvrent que 3 mois d’importations.

A contrario, les finances publiques ont bénéficié de l’intensification du commerce et de l’activité économique. Le budget de l’État a dégagé un excédent de 12,6 Md KGS (143 M USD) en 2023, soit environ 1,1% du PIB. Ce bon résultat tient à une augmentation notable des recettes publiques, de 30% en termes nominaux, qui ont atteint 31,9% du PIB contre 29,5% en 2022 : les principaux contributeurs à cette hausse ont été la TVA à l’importation, en hausse de 34% (30% des recettes totales), stimulée par les activités de réexportation, et les recettes non fiscales associées à la propriété publique (9% du total), qui ont doublé grâce à une distribution de profit par la banque centrale et au versement de dividendes de Kumtor. Cet afflux de revenus a permis le financement d’une hausse nominale des dépenses de 22% (de 30,5% à 30,9% du PIB), qui s’est notamment répercutée sur les dépenses générales de l’État (+28%) avec une hausse des salaires des fonctionnaires, les dépenses de protection sociale (+23%) et de santé (+20%).

Dans ce contexte, la dette publique en proportion du PIB a légèrement décru pour atteindre 45,5% fin 2023, contre 46,9% l’année précédente. Cette dette était à 74% extérieure, avec une très nette prévalence de la Chine parmi les bailleurs bilatéraux (1,7 Md USD de dette, soit 27% de la dette publique totale)[7]. La dette extérieure totale (publique et privée) s’établissait à 10,1 Md USD fin 2023, soit 79% du PIB

3. Une inflation en net recul

L’inflation est revenue au niveau de la cible début 2024, ouvrant la voie à un assouplissement de la politique monétaire. Après un pic à 16,2% en février 2023, l’inflation annuelle a graduellement diminué et est revenue au niveau du couloir cible défini par la BNK à 5-7% début 2024. Elle s’en est légèrement écartée en mai avec une inflation atteignant 4,6%. L’inscription dans la durée du phénomène désinflationniste, qui s’explique en premier lieu par la stabilisation des prix alimentaires mondiaux et le durcissement de la politique monétaire dans les principales économies partenaires, a permis à la BNK de relâcher sa politique monétaire pour la première fois depuis 2022. Le taux directeur a ainsi été abaissé de 400 points en avril-mai 2024 et s’établit désormais à 9%, ce qui le rapproche de son niveau d’avant l’invasion de l’Ukraine (voir Figure 3). En l’absence de chocs majeurs, l’inflation pourrait rester relativement stable et se maintenir au niveau de la cible jusqu’à fin 2024.

Figure 3 : Politique monétaire et inflation

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En dépit de taux d’intérêts relativement élevés[8], le crédit connaît une croissance rapide. En mai 2024, le portefeuille de crédit aux ménages était en hausse de 24% en glissement annuel, dont une hausse de 62% pour le crédit à la consommation. En revanche, la croissance des dépôts a nettement ralenti, à +33,4% en mai 2024[9], après avoir été portée par l’afflux de déposants russes en 2023. Si le secteur bancaire dans son ensemble apparaît stable à court terme, et présente des ratios de capitalisation satisfaisants (ratio d’adéquation des fonds propres à 22,9% fin mai 2024), il présente néanmoins des vulnérabilités non négligeables, dont un taux de créances douteuses toujours élevé et en hausse (12% début 2024, contre 9,2% fin 2023). La dollarisation des dépôts, qui s’est renforcée après la mobilisation partielle en Russie, n’a que faiblement régressé depuis et reste très significative à 48,3% du total, contre 53% au plus fort en avril 2023 et 43% avant le début de la guerre en Ukraine[10].

 

Sources des graphiques : Banque nationale du Kirghizstan, FMI, Comité de statistiques du Kirghizstan

 



[1] Chiffres fournis par le Comité de statistiques kirghiz, qui diffèrent significativement des estimations du FMI (+6,3% en 2022, +4,2% en 2023).

[2] +2% dans le secteur manufacturier et +3,1% dans les industries extractives respectivement.

[3] La production d’or de la mine de Kumtor, principal site extractif du pays, a diminué de 17,5% à 13,6 tonnes en 2023.

[4] Les premiers fournisseurs du Kirghizstan en 2023 étaient classés comme suit : Chine (part de marché de 43%), Russie (18%), Kazakhstan (7%) et UE (7,8%, notamment l’Allemagne – 3,4%). Les premiers clients étaient la Suisse (32,9%), qui a bénéficié du report d’une partie des exportations d’or, la Russie (22,6%) et le Kazakhstan (10,9%). La part de l’UE dans les exportations kirghizes était de 1,4% seulement.

[5] Pour mémoire, les exportations d’or vers le Royaume-Uni, principal acheteur d’or kirghiz, ont été temporairement interrompues en 2022 à la suite de la nationalisation de la mine d’or de Kumtor et du départ de son principal investisseur, l’entreprises canadienne Centerra Gold. 

[6] La Russie et le Kirghizstan sont tous deux membres de l’Union économique eurasiatique, dont l’une des composantes est une union douanière qui implique des formalités de déclaration en douane allégées. Le montant des réexportations comptabilisées dans la balance des paiements kirghize n’a que faiblement augmenté entre 2021 et 2023 (de 114 à 151 M USD), ce qui n’est pas cohérent avec la hausse des importations au cours de cette période.

[7] Fin 2023, la dette publique extérieure (4,7 Md USD) était détenue à 45% par des bailleurs bilatéraux à titre concessionnel (2,1 Md USD) et à 54% par des bailleurs multilatéraux (2,5 Md USD), au premier rang desquels se trouve la Banque asiatique de développement (0,7 Md USD), la Banque mondiale via l’IDA (0,7 Md USD) le FMI (0,5 M USD).

[8] Le taux d’intérêt pondéré moyen des crédits accordés en monnaie nationale s’établissait à 18,04% en mai 2024.

[9] En avril 2023, la croissance des dépôts avait atteint 66,7%, dont un quasi-doublement pour les dépôts en devises (+98,8%).

[10] La dollarisation des crédits est également élevée (21,6%) mais sa trajectoire de diminution à long terme n’a pas été affectée par la guerre en Ukraine (28% des crédits en devises début 2022).