Le secteur pharmaceutique constitue un marché à fort potentiel et une priorité stratégique pour le Vietnam, qui nourrit à la fois un objectif d’auto-suffisance et de fortes ambitions régionales et internationales. Néanmoins, les difficultés réglementaires inhérentes à la structure du système de santé pénalisent fortement le développement de la filière.

  1. L’essor du marché des produits pharmaceutiques au Vietnam suit la trajectoire de la croissance économique du pays. Portées par l’augmentation du pouvoir d’achat et le développement du système de sécurité sociale à partir des années 1990, les dépenses de santé par habitant ont été multipliées par 8,7 en 30 ans[i]. La croissance économique et le vieillissement de la population devraient renforcer cette tendance, ce qui devrait générer une manne économique dont le pays souhaite bénéficier. En outre, fortement dépendant des importations, la France est historiquement un des principaux fournisseurs du Vietnam. Sur un montant total des importations de 3,4 Mds USD en 2023 (contre 1,1 Mds USD en 2009), la France exportait pour un montant estimé à 435M USD[ii], soit 14% du total. Il s’agit de notre premier poste d’exportations vers le pays, à hauteur de 22%. Par ailleurs, grâce à son implantation sur place, Sanofi était en 2022 la première entreprise manufacturière du secteur en revenus et en part de marché (5,7%) dans le pays.
  2. Priorité stratégique dans le cadre de sa stratégie de développement, le gouvernement vietnamien souhaite faire de l’innovation un pilier de la progression du secteur. Le gouvernement a fixé des objectifs de production ambitieux dès 2021, et réaffirmés en 2024. Dès 2030, la part des médicaments produits localement dans la consommation nationale doit s’élever à 80% en volume et 70% en valeur en 2030 (contre 70% du marché en volume, mais seulement 46% en valeur aujourd’hui). Le pays souhaite également devenir un pôle de production de médicaments innovants et de transferts de technologies à l’échelle de l’Asean. Il a pour ambition d’intégrer le top 3 des pays de l’Association en termes de valeur des médicaments produits, la valeur de ses exportations devant atteindre environ 1 Md USD, contre 113 M USD en 2015[iii]. Il encourage pour cela l’innovation et les transferts de technologies, avec la cible de produire au moins 100 médicaments originaux d’ici la fin du plan. Cette volonté de développer une relative autonomie dans le secteur est visible dans les incitations développées par les gouvernements locaux et nationaux, comme le développement de parcs industriels dédiés. Ceux-ci restent toutefois encore au stade de projets et ne répondent pas particulièrement aux difficultés dont pâtit le secteur.

  3. Toutefois, des contraintes financières et réglementaires ralentissent le développement de toute la filière. Comme de nombreux pays, le Vietnam est fortement dépendant des principes actifs étrangers dont 90% sont importés, principalement de Chine et d’Inde, créant un surcoût important. Le gouvernement a émis l’objectif de sourcer au moins 20% des substances actives nécessaires à la fabrication sur son territoire d’ici 2030, sans que cela semble pour l’instant suivi d’actions concrètes[iv]. A cela s’ajoutent les difficultés liées à la prise en charge des médicaments par la Sécurité sociale, dont les listes (NRDL) n’ont pas été actualisées depuis 2019, pénalisant ainsi toute la filière[v]. Par conséquent, malgré un système de redistribution touchant plus de 90% de la population, les dépenses de santé non-remboursables (out-of-pocket) représentent encore au Vietnam 43% des dépenses[vi]. D’autres obstacles, comme les difficultés de recrutement de personnel qualifié, l’imposition de tarifs négociés à la baisse[vii] ou les manquements du régime de propriété intellectuelle obèrent la montée en gamme de la filière.  

  4. Les entreprises étrangères, pourtant désireuses d’exporter des produits innovants et ouvertes aux transferts de technologies, sont limitées par des barrières à l’entrée spécifiques. Premièrement, le processus d’autorisation de mise sur le marché (AMM) est particulièrement laborieux[viii]. L’entrée en vigueur de l’EVFTA n’a pas réussi à atténuer ce problème, car il prévoit essentiellement un démantèlement tarifaire et non pas des disciplines sur les barrières non tarifaires. Deuxièmement, depuis 2017, les entreprises étrangères ne sont pas autorisées à distribuer leurs produits importés elles-mêmes, et doivent faire appel à des entreprises vietnamiennes. Empêchées d’avoir une vision directe sur le marché, cela entraine à la fois une hausse des coûts et des difficultés de traçabilité et de contrôle qualité (chaine du froid). Si cela ne s’applique pas sur les produits fabriqués au Vietnam par ces mêmes entreprises, les difficultés liées à la mise en place de transferts de technologies et d’investissements annulent l’incitation potentielle à produire sur place pour les entreprises étrangères. Enfin, le nombre limité de partenaires locaux avec l’expertise nécessaire, le besoin de soumettre une documentation spécifique au pays, ou la quasi-impossibilité de mettre en place ou d’importer des protocoles d’essais cliniques finit de limiter les possibilités de transferts[ix].

  5. Orientées par la demande, les entreprises vietnamiennes sont incitées à se concentrer sur les médicaments sans prescriptions et génériques, entrainant une négligence de la R&D. D’une part, les médicaments sans ordonnance représentaient en 2022, selon les estimations, entre 30% et 40% du marché. Les perspectives de croissance sont extrêmement favorables, poussées entre autres par l’automédication et l’enrichissement de la population, ce qui incite les compagnies à se concentrer sur ce segment[x]. D’autre part, pour des raisons de coûts, les institutions de santé publiques priorisent la distribution de médicaments génériques afin de faciliter l’accès au soin pour la population[xi]. Cela explique que les médicaments innovants ne comptaient que pour 19% des revenus de l’industrie au Vietnam[xii] et que le revenu des entreprises nationales reste bien en-dessous des entreprises étrangères[xiii].

  6. La stratégie vietnamienne pourrait toutefois finalement porter ses fruits, avec des entreprises étrangères qui s’implantent de plus en plus dans le pays en montant au capital de structures locales.  Rien qu’en 2023, de très nombreux groupes étrangers (Japon, Corée du Sud, Pologne) ont augmenté leur part ou pris le contrôle majoritaire d’entreprises vietnamiennes, levant ainsi les limitations de distribution de produits. Aujourd’hui, parmi les 8 premières entreprises nationales en termes de revenus, 7 ont des actionnaires étrangers dont 5 sont au-dessus de 50%[xiv]. Bien qu’il ne s’agisse pour l’instant que de cas isolés, cela semble avoir un effet sur les stratégies de ces entreprises. Par exemple, depuis la prise de contrôle par SK Group en 2020, Imexpharm est fortement monté en gamme. L’entreprise opère 3 des 22 usines ayant obtenu la certification EU-GMP[xv], ce qui lui permet de distribuer 11 produits brevetés en Europe, dont 6 approuvés en 2023. Elle est l’une des seules entreprises vietnamiennes à ce jour investissant une part significative (5%) de ses revenus dans la R&D et réussissant à nouer des accords de transfert de technologies avec une entreprise étrangère. D’autres compagnies comme DHG Pharma ont utilisé leurs liens avec leurs maisons-mères pour élever leurs standards de production. Si les efforts engagés n’ont pas encore porté leurs fruits[xvi], cette démarche montre la volonté des entreprises de se projeter au-delà du marché intérieur.

Le secteur pharmaceutique vietnamien s’est longtemps reposé sur la croissance économique pour se développer, négligeant l’innovation et les investissements de long terme. Si la croissance nationale devrait rester un levier de bénéfices important, des exemples récents d’entreprises se projetant à l’international – par le biais d’investissements renforcés dans leurs chaines de production aux standards internationaux ou dans des projets innovants – suggèrent la possibilité d’un changement de vision. Toutefois, de nombreux points restent en suspens pour transformer l’environnement industriel. Les principales lois du pays relatives au secteur (Pharma Law, National Health Insurance Law) et leurs décrets d’application sont en discussion. Devant sur le papier régler de nombreux problèmes (réduction du délai d’attente pour les AMM et reconnaissance des certifications étrangères, mises à jour de la NRDL tous les 1-2 ans), la capacité du législateur à satisfaire ses objectifs planifiés a toutefois par le passé montré ses limites. Si le marché est plus prometteur que par le passé, l’évolution du Vietnam vers une puissance exportatrice est incertaine.


[i] Les dépenses sont passées de 19,1 USD/hab. en 2000 à 166 USD/hab. en 2020. Le pays aujourd’hui en quatrième position dans l’Asean, derrière la Thaïlande, la Malaisie et Singapour. Ramenées mensuellement, celles-ci ont presque doublé rien qu’entre 2010 et 2022.

[ii] A noter toutefois que même si le montant rapporté par les douanes françaises est bien inférieur (env. 285M USD en 2023), ce qui peut s’expliquer au moins en partie par le rôle joué par Singapour comme plate-forme de réexportation, les produits pharmaceutiques restent notre premier poste d’exportations.

[iii] Malgré la faiblesse apparente de l’objectif par rapport aux pays leaders de la zone dont le Vietnam aspire à faire partie (la Corée du Sud exportait 6,2 Mds USD en 2023), celui-ci doit être mis en perspective par le fait que, depuis 2020, les données du département général des douanes ne répertorient aucune exportation dans le secteur.

[iv] Le surplus a été évalué à +25% par rapport aux prix de médicaments équivalents dans les pays d’importation des principes actifs.

[v] Pour être pris en charge par la Sécurité sociale, les médicaments doivent être ajoutées à la National Reimbursement Drug List. Théoriquement révisée tous les 3-4 ans dans la mouture législative actuelle, la dernière version date de 2019 et n’a pas été actualisée depuis. En conséquence, les hôpitaux publics sont peu nombreux à distribuer les traitements récents et/ou issus de grands laboratoires internationaux. Ceux-ci représentant 2/3 des ventes, il s’agit d’un énorme manque à gagner, surtout pour l’industrie internationale, plus innovante que l’industrie nationale.

[vi] Si cela constitue une amélioration par rapport à un passé récent (env. 70% entre 1990 et 2005), l’OMS considère des dépenses de santé comme « catastrophiques » lorsqu’elles dépassent 40% du revenu.

[vii] Selon des entretiens réalisés, les tarifs des médicaments au Vietnam seraient parmi les plus bas de l’ASEAN. L’imposition par le gouvernement vietnamien de négociations sur les prix renforce encore cette tendance à la baisse. Certaines entreprises étrangères nous ont par ailleurs signifié que cela pourrait avoir pour conséquence une sortie du marché, le prix de vente du médicament au Vietnam pouvant influencer d’autres pays.

[viii] Selon les chiffres du PharmaGroup (Comité sectoriel de la Chambre de commerce européenne au Vietnam rassemblant 23 entreprises européennes mais également britanniques, américaines, suisses, etc.), l’autorité de régulation a dépassé le délai réglementaire d’autorisation de mise sur le marché dans 86% des cas de soumission de nouveaux médicaments. Le délai moyen d’approbation est actuellement de 50 mois. Par ailleurs, contrairement à de nombreux pays, l’AMM au Vietnam doit être renouvelée tous les 3 à 5 ans, même si la composition du médicament n’a pas changé.

[ix] Seulement 1 à 2% des patients sont engagés dans des protocoles d’essais, alors que ce chiffre peut atteindre 10% dans d’autres pays. En effet, la Drug Administration of Vietnam, spécialisée dans les autorisations de médicaments, refuse d’homologuer les placebos nécessaires aux essais sous prétexte qu’il ne s’agit pas de médicaments, sans qu’il n’y ait d’issue légale.

[x] L’automédication, très forte au Vietnam, représentait cette même année 29% des dépenses mensuelles de santé par habitant.

[xi] Selon une étude réalisée par IQVIA, 89% en volume du marché des médicaments au Vietnam sont des génériques. Il faut toutefois souligner l’exception notable constituée par les out-of-patent originators, médicaments dont le brevet original est expiré, mais dont le Vietnam continue d’autoriser la circulation afin que les entreprises continuent de faire des profits malgré les délais administratifs qui limitent l’entrée de nouveaux médicaments innovants. Selon un entretien, sur les 11% restant de médicaments originators vendus sur le marché, 90% seraient out-of-patent.

[xii] Alors qu’ils comptaient pour 32,1% en Thaïlande et 53,3% à Singapour. 

[xiii] Pour référence, en 2022, DHG Pharma, la première entreprise nationale, n’est que la troisième en termes de revenus générés, derrière Sanofi et Bayer, toutes deux implantées au Vietnam.

[xiv] Dans le détail, ces entreprises sont DHG Pharma (Taisho, Japon, 51%), Traphaco (Daewoong Pharma, Corée du Sud, 15%), Imexpharm (SK Group, Corée du Sud, 51%), Bidiphar (non précisé, 80%), Pymepharco (STADA, Allemagne, au moins 80%), Domesco (US, Abbott Labs, 52%) et DHT (AKSA, Japon, 33%). Seule l’entreprise OPC Pharma n’avait pas d’actionnaire étranger.

[xv] Good Manufacturing Practices, correspond à une des certifications les plus reconnues dans le domaine.

[xvi] En 2023, les exportations ne comptaient encore que pour 2,5% du revenu de DHG. Par ailleurs, des entretiens nous ont confirmé que les entreprises locales détenues par des groupes étrangers sont également concernées par les difficultés réglementaires liées à la recherche.