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Zoom sur le secteur de la construction en Russie

La construction en Russie se situe depuis plusieurs années sur une trajectoire de forte croissance, qui n’a été affectée que de façon marginale par la crise de 2022. Le maintien et l’élargissement des subventions publiques à la construction mises en place pendant la pandémie a durablement soutenu la demande de logement des ménages, qui a atteint un pic à la fin du 3ème trimestre 2023. Cette politique d’aide publique à la construction fait néanmoins l’objet de critiques de la part des autorités monétaires, qui soulignent les distorsions de prix et les risques financiers engendrés par ce dispositif, ainsi que son caractère insuffisamment ciblé. Ces tensions sont accrues par le relèvement rapide du taux directeur depuis juillet 2023, qui provoque une déconnexion croissante entre le marché du neuf subventionné et le reste de l’économie russe. La fin des aides à la construction officiellement prévue à la mi-2024 pourrait marquer un coup d’arrêt pour le secteur dans un contexte plus général de ralentissement de l’économie russe.

1. Un secteur résilient malgré la crise

Le secteur de la construction revêt un poids limité dans l’économie, mais est un employeur significatif. En 2022, la construction représentait 5,2% de la valeur ajoutée produite en Russie, une part relativement stable par rapport aux années précédentes. En comparaison internationale, le poids du secteur dans l’économie est relativement limité et place la Russie entre la Norvège (4,8%) et le Danemark (5,3%), et loin derrière les autres grands émergents, dont la Chine (7,1%) et l’Inde (8,1%)[1]. En termes d’emplois, le secteur occupait la troisième position en 2022 avec 6,6 M d’actifs, soit 9,2% de la main d’œuvre employée en Russie (71,1 M) derrière l’industrie manufacturière (14%) et le commerce (18,6%). Cette proportion est élevée en moyenne internationale, supérieure à celle de la Chine (7,1%) et du Kazakhstan (7,4%) mais inférieure à celle de l’Inde (11,9%). L’écart entre l’intensité en main d’œuvre du secteur et sa contribution limitée à la croissance peut être relié à une faible productivité du travail, en baisse de 6,6% entre 2012 et 2022 alors que la productivité générale de l’économie russe a progressé de 9,1% sur cette période.

Le secteur a bien résisté à la crise en 2022. Après une progression de 7% en 2021, les activités de construction ont vu leur croissance légèrement ralentir à 5,2% en 2022, alors que l’économie russe a enregistré une récession de 2,1% sur cette période. La vigueur de la construction s’est confirmée sur les 9 premiers mois de l’année 2023 avec une progression de 8,8% en g.a. En particulier, la construction de logements a fortement progressé à +11% en 2022, et a été stable en 2023 à +0,7% en g.a. en janvier-septembre.

L’effort de construction tend à se déplacer de l’Ouest vers l’Est du pays. Si Moscou et son oblast concentrent toujours 17% des activités de construction d’habitations, avec 14,7 M de m² livrés en janvier-octobre 2023, l’activité a stagné, voire diminué par rapport à l’année passée (+0,2% à Moscou, -25% dans l’oblast). Ce constat est plus généralement valable pour les régions de Russie occidentale, avec un ralentissement de la construction de logements de 11,2% dans le district fédéral central et de 2,7% dans le district fédéral du Nord-Ouest sur cette période, alors que les districts fédéraux de l’Oural (9% de l’activité totale), de Sibérie (9%) et de l’Extrême-Orient (4%) enregistrent respectivement des taux de croissance de 7,8%, 8,4% et 15,1%.

2. Une résilience entretenue par d’importantes aides étatiques

Le secteur de la construction est soutenu par un vaste programme de subventions publiques au crédit immobilier depuis 2020. Le cœur de ce programme est constitué de prêts immobiliers bonifiés pour l’achat d’un logement neuf[2], mis en place par les autorités russes fin avril 2020 pour soutenir la demande face à la pandémie de Covid. Il s’ajoute à plusieurs dispositifs préexistants, dont des crédits immobiliers à taux préférentiels pour les familles[3] depuis 2018 et pour les personnes souhaitant s’établir dans l’Extrême-Orient[4] depuis 2019. En 2022, les aides ont aussi été étendues aux employés du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) afin d’enrayer la fuite des cerveaux dans ce secteur consécutive à l’invasion de l’Ukraine[5].  Au total, plus d’un tiers des crédits immobiliers aux ménages – en valeur – distribués entre début 2018 et septembre 2023 étaient subventionnés dans le cadre de l’un ou l’autre de ces programmes, cette proportion ayant nettement augmenté depuis 2022 (48% en 2022, 56% en 2023). Depuis 2018, le montant total des crédits subventionnés distribués a atteint 9177 Md RUB (130 Md USD), et l’essentiel de cette somme relève des subventions à la construction d’un logement neuf (54% du total) et du régime préférentiel pour les familles (38%), le reste étant réparti entre les crédits « Extrême-Orient » (4%) et les crédits « TIC » (3%).

Ces subventions ont substantiellement stimulé la distribution de prêts immobiliers et augmenté leur poids relatif dans le portefeuille de crédits des ménages. Les prêts immobiliers représentaient 53% du portefeuille total de crédits des ménages en septembre 2023, contre 47% deux ans auparavant, et leur part dans le PIB a progressé de 8,5% à 10,7% au cours de cette période. Leur progression a été particulièrement rapide en 2023, atteignant 28,4% en g.a. contre 22,3% en moyenne pour les crédits aux ménages. Le portefeuille total de crédits aux ménages s’établissait à 32 444 Md RUB (333 Md USD) en septembre 2023, soit 20,3% du PIB, dont 17 103 Md RUB (183 Md USD) de prêts immobiliers.

La distribution de prêts immobiliers a atteint un niveau record en septembre 2023. Au cours de ce mois, l’enveloppe accordée aux ménages a atteint 955,3 Md RUB (9,8 Md USD), en progression de 84% en g.a., et établissant un record pour le deuxième mois consécutif (+12% par rapport à août). Les crédits subventionnés représentaient 68% de l’enveloppe allouée, dont plus de 90% des crédits destinés à l’achat d’un logement neuf (cf. figure 1). Cette ruée sur l’immobilier s’explique principalement par le souhait des ménages de profiter de conditions avantageuses avant la montée des taux sur le marché immobilier dans le sillage du taux directeur, ainsi que par le durcissement des conditions financières du programme de prêts bonifiés à compter de la mi-septembre[6].

Figure 1. Distribution mensuelle de crédits immobiliers, M RUB

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Source : Banque de Russie, DOM.RF

3. Des subventions publiques s’accompagnant de risques financiers accrus

La Banque de Russie (BdR) souligne de longue date les risques financiers associés à ces aides. La montée en puissance des prêts bonifiés sur la construction de logements alimente une divergence grandissante des prix sur le marché du neuf – fortement subventionné – et de l’ancien depuis début 2022 qui se traduit par un risque accru d’insolvabilité des ménages en cas de revente de biens immobiliers (cf. figure 2). Ainsi, le prix moyen au mètre carré d’un logement neuf a augmenté de 23% entre le début de l’année 2022 et le T3 2023, contre une hausse limitée à 5% pour un logement ancien, entraînant une hausse du différentiel de prix entre neuf et ancien de 22% début 2022 à 42% au T3 2023. Cet écart devrait être amplifié par les récentes hausses de taux de la BdR, qui se répercutera avant tout sur la demande de logements anciens, celle de logements neufs étant préservée par le programme d’aide étatique. La massification des prêts subventionnés provoque aussi à une dégradation de la qualité du portefeuille d’actifs des banques via une hausse de la part des emprunteurs lourdement endettés et de la part des crédits avec un faible apport initial[7]. Ce dernier serait ainsi inférieur à 20% pour plus de 50% des crédits immobiliers au troisième trimestre 2023, contre moins de 30% début 2020. En réaction à ces évolutions, la BdR a renforcé les normes prudentielles appliquées aux banques, notamment le niveau de réserves sur les crédits ayant un taux inférieur à celui du marché[8].

Figure 2. Variation cumulative de l’indice du prix au m² d’un logement, T1 2021 = 100

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Source : Rosstat

Figure 3. Taux d’intérêts moyens sur les prêts immobiliers

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Source : DOM.RF

La croissance du portefeuille de prêts subventionnés est porteuse d’externalités négatives affectant les politiques publiques. En limitant la part des crédits distribués aux taux du marché, ces subventions réduisent l’efficacité de la transmission à l’économie réelle des décisions de politique monétaire, et ce d’autant plus que l’écart entre taux de marché et taux subventionnés s’accroît (cf. figure 3). Cette divergence de taux, associée à la croissance du portefeuille de crédits, implique une hausse de l’investissement budgétaire nécessaire à la poursuite des aides publiques : les dotations allouées à DOM.RF – institution financière publique chargée de la politique du logement – au titre des prêts bonifiés sur l’achat de logement et les prêts familiaux devraient tripler en 2024 à 454 Md RUB (contre 150 Md RUB estimés en 2023), atteignant 1,4% des dépenses du budget fédéral, soit davantage que les fonds alloués à la protection de l’environnement ou à la culture.

Le ciblage insuffisant de ces aides budgétaires produit des effets pernicieux sur la répartition de la richesse nationale. Dans leur configuration actuelle, les prêts bonifiés peuvent aussi bien financer l’achat de logements par des primo-accédants que la construction d’une résidence secondaire ou encore un investissement à but locatif (qui représenterait entre 10 et 15% des prêts subventionnés totaux). De fait, ces subventions contribuent à des effets de redistribution pénalisant les ménages les plus défavorisés : les principaux impôts payés par les personnes physiques en Russie sont essentiellement régressifs (TVA, impôt sur le revenu[9]) mais seuls les ménages suffisamment aisés pour s’acquitter de l’acompte initial demandé lors d’un emprunt immobilier pourront bénéficier de taux préférentiels.

La modération du coût du crédit immobilier a vraisemblablement aggravé les difficultés d’accès au logement et le niveau d’endettement des ménages. En conséquence de la baisse des revenus réels de la population depuis 2014, le ratio comparant le coût moyen d’un logement neuf au mètre carré aux revenus moyens des ménages a stagné entre 2014 et 2019, et considérablement diminué depuis 2019 alors que les prix de l’immobilier augmentent plus vite que les salaires (cf. figure 4). Selon une étude de la Banque de Russie, la capacité des ménages à rembourser confortablement leurs emprunts immobiliers aurait diminué depuis 2021, et le service de cette dette immobilière représenterait plus de la moitié de leurs revenus pour 59% des ménages possédant un prêt immobilier. La part des emprunteurs ayant un indicateur de charge de la dette[10] supérieur à 80% aurait également progressé de 20% début 2020 à 47% au troisième trimestre 2023.

Figure 4. Ratio d’accessibilité du logement (revenu mensuel moyen/prix moyen au m²)

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Source : Rosstats, calculs du SER

Un ralentissement de l’activité de construction apparaît probable à moyen terme. La fin du dispositif de subventions à l’achat d’un logement est officiellement prévue le 1er juillet 2024, mais cette date avait déjà été repoussée à plusieurs reprises par le passé. Sa poursuite restera suspendue à un arbitrage politique de l’exécutif, difficile dans le contexte des élections à venir et du risque de ralentissement de l’économie lié à la hausse des taux. La BdR s’est pour sa part prononcée en faveur d’une suppression progressive de ce programme – qui pourrait entraîner une baisse de la demande de crédit immobilier des ménages d’environ 40% –, ou à tout le moins de sa circonscription aux catégories de populations dans le besoin. Indépendamment du sort réservé à ces subventions publiques, la demande de logement devrait structurellement diminuer du fait de la dynamique démographique, mais aussi de la plus forte pénétration du crédit immobilier dans la tranche d’âge des 18-25 ans permise par les prêts bonifiés, réduisant d’autant la demande future des 30-40 ans qui constituent traditionnellement le socle du marché immobilier (cf. figure 5).

Figure 5. Répartition de la population disposant d’un crédit immobilier par tranche d’âge

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[1] Source : POLIDI Tatiana, « Tendances à long terme des principales agglomérations urbaines russes dans les sphères de l’économie, du logement et de la construction », Fonds « Institut de l’économie de la ville », 2023, diapositive n°2.

[2] Crédit ouvert à tout citoyen russe majeur, proposé à un taux maximum de 8% portant sur une somme de 6 M RUB (12 M RUB à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans leurs régions respectives). L’État russe subventionne le prêt à hauteur du taux directeur + 2 à 5 p.p. selon le type de prêt. 

[3] Crédit proposé à un taux maximum de 6% à des familles ayant un enfant né entre 2018 et 2023/deux ou plus enfants mineurs/un enfant handicapé. Ce type de crédit n’est pas restreint au marché du neuf.

[4] Crédit proposé à un taux maximum de 2% sur 20 ans portant sur un montant de 6 M RUB, ouverts à des couples de moins de 35 ans, aux personnes ayant déménagé dans le cadre de programmes de mobilité ainsi qu’aux réfugiés originaires d’Ukraine détenteurs d’un passeport russe.

[5] Crédit proposé à un taux maximum de 5% portant sur un montant de 9 à 18 M RUB selon les régions, ouverts à tous les informaticiens de moins de 35 ans et sous condition de salaire entre 36 et 50 ans.

[6] Relèvement du taux bonifié de 6,5% à 8% pour la construction d’un bien immobilier, et du montant de l’acompte initial à verser de 15% à 20% de la valeur du bien immobilier.

[7] Le taux de créances douteuses reste cependant contenu à 3,8% en septembre 2023 pour les crédits au détail

[8] Depuis le 30 mai 2023, les réserves des banques doivent représenter 30% du montant d’un crédit dont le taux d’intérêt est inférieur de 0,2 p.p. au taux de marché, et 50% pour un taux inférieur de 0,5 p.p. ou plus.

[9] L’impôt sur le revenu des personnes physiques en Russie (NDFL) ne comprend que deux taux : 13% pour un revenu annuel inférieur à 5 M RUB, et 15% au-delà de ce seuil.

[10] Rapport entre les paiements mensuels moyens d’un emprunteur au titre de l’ensemble des crédits contractés et son revenu mensuel moyen.