Le Canada fait face à une multiplication de grèves en 2023, dans le secteur public mais également dans les industries de « première ligne » (distribution, transport, éducation). Les revendications concernent non seulement le pouvoir d’achat, qui a connu un recul inédit sur les vingt dernières années du fait de l’inflation et de la crise du logement, mais aussi les enjeux de sécurité de l’emploi face à l’automatisation et la sous-traitance.

Le Canada fait face depuis le début de l'année à une vague de grèves inédite

Le Canada fait face à une intensification des grèves en 2023, notamment dans le secteur public et les industries de « première ligne » (distribution, transport). Plusieurs épisodes de grèves ont secoué le Canada depuis le début de l’année : la grève des fonctionnaires fédéraux, la plus importante depuis 1991 avec 150 000 employés en grève mi-avril ; la grève de 7 400 dockers du Port de Vancouver, premier port du pays ; la grève des travailleurs ontariens de Metro, entreprise de distribution canadienne, dont 3 700 employés grévistes ont provoqué la fermeture de 27 magasins de la chaîne en Ontario de fin juillet à début septembre. La moyenne mobile sur 12 mois du nombre de jours-personnes non travaillés, mesure de l’intensité des contestations sociales, était de 250 000 en mai 2023, soit le double de son niveau de mai 2022 : la dernière vague de grèves d’ampleur similaire remonte à 2006. Entre le premier semestre 2022 et le premier semestre 2023, l’intensité des contestations sociales a ainsi été multipliée par 7,5 dans les administrations publiques, par 4 dans l’enseignement, 2,5 dans les transports et 30% dans le secteur du commerce de détail et de gros (Annexe I, Fig. 1).

Ces mouvements puisent leur source dans la multiplication des tensions sociales et dans l’inversion du rapport de force sur le marché du travail. L’économie canadienne est sortie de la pandémie en étant confrontée à 1) l’inflation, notamment alimentaire, avec en juillet 2023, une augmentation de 20% du prix des aliments par rapport à janvier 2020 qui entretient le recul du salaire réel (-1,8% en moyenne entre avril 2021 – date de sortie de la cible d’inflation – et juillet 2023) le plus prononcé sur les vingt dernières années ; 2) une crise du logement caractérisée par l’augmentation de 35% du prix de l’immobilier entre juillet 2020 et juillet 2023, que le resserrement monétaire (taux à 5%) n’a pas suffi à corriger et qui pèse désormais fortement sur le service de la dette hypothécaire des ménages (+30,6% en juillet en glissement annuel) ; 3) un marché du travail marqué par une forte pénurie de main-d’œuvre (781 000 en juin 2023) avec un taux de chômage en juillet 2023 à 5,5%, en-dessous de la moyenne de la dernière décennie (i.e. 7%). Ce dernier facteur a progressivement inversé le rapport de force entre employeurs et employés, conduisant ces derniers à se montrer plus exigeants (télétravail, salaires plus élevés, semaine supplémentaire de congés payés), sous peine sinon de quitter leur emploi : au T2 2023, 27,3% des entreprises canadiennes (47% pour les PME et grandes entreprises, 25% pour les TPE) déclarent avoir des difficultés à conserver leur main-d’œuvre.

Dans ce contexte social tendu, les revendications concernent logiquement des hausses de salaire, mais aussi le cadre de travail. Les revalorisations salariales sont logiquement au cœur des revendications : les travailleurs canadiens cherchent à compenser les pertes de salaires réels subies en 2022, les justifiant par le besoin d’un rattrapage par rapport à la faible croissance des salaires réels des années 2016-2019 (+0,5% en moyenne). Par exemple, les fonctionnaires fédéraux grévistes en avril revendiquaient une augmentation sur trois ans qui variait entre 13,5% et 20,5%, tandis que les dockers de Vancouver réclamaient une augmentation de 11% en 2023 et de 6% en 2024, alors que l’inflation moyenne ne s’élevait qu’à 6,8% en 2022. Outre la question des salaires, la grève des fonctionnaires fédéraux d’avril-mai 2023 et celle des employés des ports de Colombie-Britannique ont fait apparaître d’autres aspirations, comme la volonté d’un moindre recours à la sous-traitance, surtout pour les tâches où des employés sont déjà affectés. De même, les dockers des ports de Colombie-Britannique et les employés de la chaîne de distribution Metro aspirent à un plus fort encadrement du recours à l’automatisation, notamment depuis l’accélération du développement des solutions d’IA, qui pourraient s’accompagner de suppressions d’emplois. Les employés des Detroit Three soutiennent également, au-delà de leurs demandes salariales, des revendications en matière d’automatisation et de sous-traitance, ainsi qu’une demande de sécurisation de leurs emplois dans l’hypothèse où l’économie canadienne convergerait vers la neutralité carbone en 2050.

Malgré un taux de syndicalisation parmi les plus élevé du G7, les syndicats peinent à canaliser les revendications

Le Canada se caractérise par un fort taux de syndicalisation, le deuxième plus élevé des pays du G7. Selon l’OCDE, près d’un tiers des travailleurs canadiens était syndiqué en 2022 (31%). Ce taux le situe au 2ème rang des pays du G7, juste derrière l’Italie (32,5% en 2022) mais loin devant le Royaume-Uni (22,3%), les Etats-Unis et la France (10% chacun). En dynamique, le Canada se démarque par une relative stabilité : entre 2000 et 2022, le taux de syndicalisation n’a baissé que de 1,3 point alors qu’il a diminué de 5 points en moyenne pour les autres pays du G7 (Annexe II Fig. 1). Cette stabilité traduit néanmoins des disparités importantes selon les secteurs : à la baisse dans la fabrication (-12 points par rapport à l’année 2000 ; taux de syndicalisation à 22% en 2022), les industries extractives (-11 points ; 20%) et les transports (-5 points ; 39%) mais en augmentation dans les services aux entreprises (+5 points ; 17%) (Annexe II, Fig. 2). Cette forte syndicalisation tient notamment à la présence de clauses d’adhésion obligatoire aux syndicats pour bénéficier des conventions collectives dans certaines entreprises, ainsi qu’à l’absence d’obligation de vote secret (comme cela est le cas aux Etats-Unis) parmi les employés afin de déléguer le pouvoir de négociation salariale à un syndicat. Selon Statistique Canada, un travailleur syndiqué gagnait en 2022 en moyenne 3,6 CAD (2,5€) de plus par heure qu’un travailleur qui ne l’est pas.

Le refus des accords syndicat-employeur par les travailleurs, fait inhabituel, souligne la difficulté croissante qu’éprouvent les syndicats à canaliser les revendications salariales. Le syndicat des employés du port de Vancouver a dû s’y reprendre à trois fois pour faire adopter l’accord négocié avec l’employeur : les grévistes reprochaient à leur syndicat de ne pas avoir obtenu de concessions relatives à la protection de l’emploi face à l’automatisation, revendications qu’ils ont finalement obtenues. Autre illustration : la grève des enseignants de Nouvelle-Ecosse en mai 2023 a été provoquée par le refus des employés d’accepter une augmentation de salaire de 6,5% qui avait pourtant été négociée entre syndicats et employeurs ; ici, les grévistes n’ont pas eu gain de cause après six semaines de grève. Ces exemples soulignent toutefois le décalage croissant observé entre les revendications des salariés et les positions défendues par leurs syndicats : les premiers seraient davantage sensibles aux tensions observées sur le marché du travail, qui les amèneraient à durcir leurs demandes face aux pénuries de main-d’œuvre (chômage à 5,5% en juillet 2023 ; 781 000 postes vacants en juin), ainsi qu’aux conséquences de la pandémie, qui conduisent les travailleurs « de première ligne » à revendiquer davantage de considération pour leurs conditions de travail, alors que les seconds seraient toujours prisonniers du « Weltansschauung » qui prévalait avant pandémie, lorsque le Canada était marqué par une inflation faible et un marché du travail plus équilibré.

Alors que de nombreuses conventions collectives doivent être renégociées d’ici la fin de l’année, le coût croissant de ces conflits suscite dès à présent l’inquiétude

Les grèves pourraient s’étendre avec le renouvellement attendu d’une centaine de conventions collectives d’ici fin 2023. Entre août et décembre 2023, 99 conventions collectives concernant 195 000 travailleurs devront être renégociées ; 78 l’ont déjà été au premier semestre, pour un total de 177 conventions sur l’année 2023 (Annexe I, Fig. 2). L’ampleur de ces renouvellements est singulière : à titre de comparaison, 13 conventions seront à renégocier en 2024, 30 en 2025, 15 en 2026, 4 en 2027 et 7 en 2028 (des chiffres qui pourraient évoluer en fonction des dispositions agréées dans les renouvellements 2023).  L’administration publique compte pour le tiers des renouvellements attendus, suivi des transports (un quart), de l’enseignement (10%), de la fabrication, notamment automobile (9%) et du commerce de détail et de gros (7%) ; des secteurs qui ont déjà été traversés par des épisodes de grèves depuis janvier (cf. supra). Les constructeurs automobiles pourraient à leur tour être marqués par les grèves puisque le syndicat Unifor - qui représente 15% des travailleurs des usines des Detroit Three (Stellantis, GM et Ford) - a reçu en août l’accord de ses membres pour une grève si les revendications salariales et de protection des emplois n’étaient pas satisfaites.

La multiplication de ces conflits a d’ores et déjà amputé la croissance économique du pays en 2023. Selon Statistique Canada, la grève des fonctionnaires fédéraux de mi-avril 2023 a coûté 0,1 point de croissance en avril, entraînant une croissance nulle sur le mois, tandis que la chambre de commerce du Grand Vancouver estime que la grève de juillet du Port de Vancouver, premier port du pays, a couté 8,9 Md CAD (6 Md€) à l’économie, soit 0,4% du PIB canadien et 3,3% du PIB de la Colombie-Britannique pour l’année 2022. Bien qu’il n’y ait pas d’étude de l’impact des grèves sur la croissance au deuxième trimestre 2023, les prévisionnistes (Scotiabank, TD Bank) s’accordent sur un effet décisif des grèves (avec les incendies qui ont paralysé l’exploitation des mines et des forêts dans le nord canadien) sur la contraction de l’économie canadienne au deuxième trimestre (-0,2% de croissance contre 1,5% attendu par la Banque centrale).

A moyen terme, la multiplication des conflits sociaux complique la sortie progressive de la phase inflationniste, en créant des risques d’augmentation du coût du travail et « d’effets de second tour ». Selon Statcan, le coût unitaire de la main-d’œuvre, qui intègre les évolutions du salaire nominal et de la productivité du travail, a augmenté de 15% en nominal et de 2,5% en réel entre le premier trimestre 2021 et le premier trimestre 2023 ; une relative stabilité du coût du travail réel qui amène Scotiabank[1] à conclure à l’absence d’un effet significatif de la hausse des salaires sur l’inflation pour le moment. Cependant, au rythme actuel de croissance du coût du travail, la productivité du travail devrait augmenter de plus de 2 % par an pour compenser la hausse du coût de la main-d’œuvre, un rythme annuel largement supérieur à celui observé sur la période 2010-2023 (0,67%), et particulièrement sur la période 2021-2023 (-1%). L’augmentation du coût réel du travail crée ainsi un risque croissant pour les marges des entreprises, en même temps qu’il rapproche le spectre « d’effets de second tour » : entre février 2023, mois où le taux d’inflation est redevenu inférieur à taux de croissance des salaires, et juillet 2023, la croissance du salaire réel s’établit en moyenne à 1,2% (Annexe III). Une telle dynamique salariale, en alimentant la demande intérieure, va à l’encontre des efforts déployés par la Banque centrale depuis plus d’un an, qui visent précisément à réduire ce moteur inflationniste. Selon la Banque centrale, le déclenchement d’une boucle prix-salaire l’obligerait à relever les taux à 5,5% (5% actuellement), ce qui se pourrait se traduire par une perte de 0,2% de croissance par trimestre en 2024.

 

[1] Voir étude de Scotiabank: « Wage growth – Canadian inflation’s last leg? »

 

Le Chef du Service économique régional – Morgan Larhant