La faible productivité observée au Canada ces vingt dernières années est pointée du doigt par le FMI et l’OCDE. Dans ce contexte, l’IA est perçue par beaucoup comme une réponse et son utilisation, en augmentation dans les entreprises depuis 2017, connaît une forte accélération depuis fin 2022. Son déploiement est limité par un manque de qualification de la main-d’œuvre et de collecte des données alors que les risques dont elle est porteuse, notamment sur l’emploi, continuent de faire débat.

Face à une productivité en berne depuis deux décennies, l'IA est perçue par beaucoup comme une solution

Le Canada, malgré la multiplication des dispositifs de soutien, est confronté depuis deux décennies à une productivité en berne. Sur la période 2000-2022, la productivité canadienne, mesurée en PIB produit par heure de travail, a certes augmenté de 20%, soit un rythme plus élevé que la France (15%) ou le Royaume-Uni (17%), mais reste toujours à l’avant-dernière place des pays du G7, juste devant le Japon ; l’écart de productivité horaire entre un travailleur canadien et américain – niveau de référence - est ainsi passé de 19% à 26%. Cette faible productivité trouve sa source selon le FMI et l’OCDE dans la faiblesse des dépenses de R&D (1,6% PIB en 2022, avant-dernier du G7), un manque d’innovation (entre 2000 et 2022, 90% des brevets ont été octroyés à des non-résidents, 3ème taux le plus élevé du G20 après l’Australie et le Mexique) et un sous-investissement dans les TIC (avant-dernier du G7). En conséquence, l’OCDE estime que le Canada connaîtra la plus faible croissance du PIB/hab annuelle des pays de l’OCDE sur la période 2020-2060 (0,7% vs 1,3% en moyenne). Le gouvernement fédéral et les provinces ont pourtant multiplié sur la période les aides sous forme de crédits d’impôt, de subventions ou de prêts aux entreprises : les autorités ont ainsi dépensé 6 Md CAD (4 Md€) en 2022, soit 0,3% du PIB canadien (7ème pays de l’OCDE, au-dessus de la moyenne, à 0,2%). Avec un impact limité à ce stade : le taux de croissance trimestriel moyen de la productivité du travail entre 2010 et 2023 stagne à 0,67%, et baisse même de 1% depuis 2021, tandis que la productivité globale des facteurs reste 4 points inférieure à son niveau de 2000 (Annexe I).

Dans ce contexte, l’IA est vue par beaucoup comme une solution, notamment pour les tâches les plus répétitives. Si aucune étude spécifique sur le Canada n’a été conduite pour mesurer l’impact de l’IA sur la productivité, Goldman Sachs[1] estime qu’une adoption massive de l’IA (>50% des entreprises) pourrait accroître la productivité par une automatisation des tâches répétitives, de la veille stratégique, du traitement des données et de secrétariat : autant de temps libéré pour des tâches à plus forte valeur ajoutée humaine. Selon deux études de KPMG d’avril et de juin 2023[2], l’IA générative améliorerait effectivement la productivité des canadiens (tous secteurs confondus) : 55% d’entre eux ayant recours à l’IA indiquent que cette dernière leur permet de gagner entre 1 et 5 heures de travail par semaine, tandis que 67% d’entre eux affirment qu’elle permet de réaliser plus de tâches qu’auparavant. Enfin, 65% estiment que l’IA générative est désormais essentielle au déroulement de leurs tâches récurrentes. Celle-ci semble être particulièrement utilisée à des fins de recherche : 49% des utilisateurs canadiens l’utilisent pour « générer des idées » et « effectuer des recherches ».

 L'IA est ainsi en forte hausse dans les entreprises, notamment depuis le lancement des IA génératives

 Le développement de l’IA dans les entreprises s’appuie sur un écosystème de recherche et d’innovation déjà très riche. Si certains experts regrettent le « conservatisme » des entreprises canadiennes en matière d’innovation, d’autres estiment au contraire que l’IA pourrait constituer l’exception qui confirme la règle, grâce à la richesse de l’écosystème canadien sur le sujet. Le secteur bénéficie en effet d’un fort soutien public : le Canadian Institute for Advanced Research s’est ainsi vu accorder 568 M CAD (380 M€) sur la période 2017-2032 dans le cadre de la stratégie pancanadienne en IA lancée en 2017, ce qui s’est notamment traduit par la création de trois instituts de recherche en IA à Montréal, Toronto et Edmonton. Le gouvernement fédéral a également choisi l’IA comme thématique d’un des cinq « superclusters » regroupant entreprises, chercheurs et autres acteurs du domaine : Scale AI a bénéficié d’un budget du gouvernement fédéral de 408 M CAD (275 M€) depuis 2018, lui permettant de soutenir 90 projets public-privé impliquant 500 partenaires pour un montant total d’investissement de 750 M CAD (506 M€). Le cluster estime pouvoir contribuer à un surcroît de 16,5 Md CAD (12 Md€) du PIB canadien, ainsi qu’à la création de 16 000 emplois à horizon de 2028.  

Ce terreau favorable a favorisé depuis quelques années l’appropriation de l’IA par les entreprises. Selon Statistique Canada, le taux d’adoption de l’IA dans les entreprises canadiennes est passé de 4% à 5,9% entre 2017 et 2019, avant de légèrement reculer à 5% en 2022. La finance (21,4% en 2019 ; 13% en 2022[4]), l’industrie de l’information et culturelle (18% en 2019 ; 24,5% en 2022), et les services professionnels et scientifiques (21% en 2019 ; 13% en 2022) sont les trois secteurs ayant le plus adopté l’IA. Les services publics (7% en 2019 ; 15% en 2022) et le secteur du commerce de détail (4,7% en 2019 ; 11,7% en 2022) ont également connu une augmentation notable du recours à l’IA sur la période. Des dynamiques qui devraient se prolonger à horizon de fin 2024, avec toutefois des variations sensibles selon les secteurs : elle est envisagée pour 16,1% des agences publiques, 11,8% des entreprises de services professionnels et scientifiques, et dans 9,6% du secteur de l’extraction de ressources. En revanche, malgré des cas d’usage avérés, 11,6% des entreprises du secteur de la finance, 11% du secteur agricole, et 10,4% des agences publiques ne prévoient pas d’adoption de l’IA à horizon fin 2024 (Annexe II).

Le recours à l’IA semble même s’être accéléré depuis le lancement des IA génératives de type ChatGPT. Selon les deux études de KPMG (cf. supra), 35% des entreprises canadiennes et 20% des travailleurs canadiens sondés déclarent avoir utilisé l’IA en 2023. Ces chiffres pourraient progresser sous la pression des actionnaires des grandes entreprises : selon une étude d’IBM[5] de juillet 2023, 55% des PDG canadiens sondés affirment « être pressé » par leurs actionnaires d’intégrer d’ici cinq ans des solutions d’IA en entreprise.

La généralisation de l’IA dans les entreprises canadiennes fait toutefois encore face à de nombreux obstacles alors que les risques qui y sont associés continuent de faire débat
 

L’absence de personnel qualifié pour faire fonctionner et maintenir des solutions d’IA ralentit son déploiement. L’Université de Toronto estime que 50 000 personnes travaillent actuellement à temps plein dans le développement, le déploiement et la maintenance des solutions d’IA. Le besoin de travailleurs spécialisés est toutefois en augmentation : les offres de techniciens de l’IA sont ainsi en augmentation de 7,6% entre mars et juin 2023, soit plus de 4 200 offres actives selon l’entreprise de data science Global Data.  Au rythme actuel, l’agence fédérale EduCanada, dédiée à l’attraction d’étudiants étrangers, estime que 35 000 postes de techniciens de l’IA pourraient être créés d’ici cinq ans. Un besoin auquel le marché du travail peine à répondre : parmi les 90 PDG de grandes entreprises canadiennes (CA de + de 1 Md CAD/700 M€ annuel) sondés par KPMG en avril 2023, 47% d’entre eux estiment difficile de déployer des solutions IA en raison d’un manque d’employés qualifiés sur l’emploi ou la maintenance de l’IA. En conséquence, le taux de vacance de poste en IA est estimé à 8,4% ; il s’agit ainsi de l’industrie au taux le plus élevé, devant le commerce de détail (7,7% selon Statcan).

La vétusté des infrastructures numériques des entreprises limite le recours à l’IA alors qu’un projet de loi sur la protection des consommateurs pourrait rendre encore plus contraignante la collecte de données personnelles. La collecte de données en entreprise constituerait, toujours selon le rapport de KPMG, un obstacle à l’adoption des solutions d’IA : 44 % des entreprises canadiennes déclarent que les informations qu'elles ont collectées sont de faible qualité (pas assez de données pour être utilisées par une IA), ou mal formatées, et qu'elles n'ont pas de personnel qualifié pour les reformater. Le secteur de la santé est particulièrement affecté par ce problème : un rapport d’août 2023 de la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec[6] relève le recours encore répandu des dossiers papier et la superposition de différents systèmes d’information dans les hôpitaux québécois, rendant impossible la collecte et le formatage rapide des données de santé, et donc l’adoption de solutions d’IA. La Commission appelle ainsi la province à adopter des mesures pour accélérer la numérisation du secteur afin de favoriser le déploiement rapide de l’IA dans les hôpitaux. A noter à cet égard que l’actuel projet de loi du gouvernement fédéral C-27 sur l’encadrement de l’IA et la protection des données pourrait compliquer encore la collecte de données, en imposant notamment une obligation de consentement préalable des personnes concernées, sous peine, pour les contrevenants, de fortes amendes (jusqu’à 10 M CAD/7 M€ ou 3% du CA).

Les entreprises canadiennes sont également prudentes face aux risques liés au partage d’informations sensibles. Les études de KPMG montrent que parmi les travailleurs canadiens utilisant l’IA, 10% d’entre eux déclarent transmettre à des IA génératives des informations confidentielles sur leur compagnie et 13% des informations sur leurs clients, y compris des données sensibles non anonymisées (noms, adresse, etc.). Certaines entreprises canadiennes ont d’ores et déjà réagi face à cet enjeu de confidentialité : 25% des employés canadiens sondés affirment que leur entreprise a bloqué l’accès aux IA, tandis que 16% déclarent que leur entreprise a adopté une politique d’utilisation de l’IA. Pour certaines entreprises, l’IA générative crée également des risques réputationnels : Microsoft Canada a récemment défrayé la chronique en recommandant dans un guide touristique rédigé par une IA la visite de la banque alimentaire d’Ottawa, de préférence à jeun…

Le débat persiste enfin quant aux conséquences d’une adoption massive de l’IA pour l’emploi. Une étude de Statistique Canada[2] publiée en juin 2020 sur les conséquences de l’automatisation des tâches - IA comprise- sur l’emploi concluait que 10,6% des travailleurs canadiens présentaient un risque très élevé (probabilité supérieure à 70%) de licenciement et 29,1% un risque modéré (de 50% à 70%). Les menaces sur l’emploi concernent particulièrement les jeunes (13,3% des travailleurs de 18-24 ans) et les personnes en fin de carrière (14,6% des travailleurs 55 ans et plus). Par secteur, les employés de l’industrie manufacturière (26,6%), de l’hébergement et la restauration (15,4%), du transport et l’entreposage (15%), du commerce de gros et de détail (14%) et de la santé (13%) seraient les plus exposés ; la majorité des pertes dans ces secteurs se concentreraient sur les postes avec une récurrence des tâches comme le personnel administratif de bureau (36% des potes menacés) et leurs superviseurs (20%). Au Québec, la Commission de l’éthique en science et technologie estime que le déploiement de l’IA pourrait entraîner une vague de suppression d’emplois supérieure à la création de nouveaux emplois, ainsi qu’un déclin du travail à temps plein, en faveur des emplois indépendants (gig economy). IBM a d’ailleurs annoncé en mai 2023 remplacer par de l’IA un total de 7 800 emplois en bureau qui ne sont pas dédiés aux services à la clientèle au niveau mondial d’ici 5 ans : les bureaux canadiens d’IBM à Vancouver, Montréal et Mississauga pourraient être concernés.

 [3] Voir : « IBM Study: Canadian CEOs are prioritizing sustainability and AI to drive productivity and profitability »

 [4] Voir: Hatzius J. « The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth ». Goldman Sachs. 2023.

[5] Voir : « One in five Canadians using generative AI platforms - KPMG Canada » & « U.S. outpacing Canada in business adoption of AI - KPMG Canada »

[6] Les évolutions à la baisse pour le secteur financier et les services professionnels et scientifiques entre 2017 et 2022 s’interprètent avec précaution puisque Statistique Canada a modifié sa nomenclature pour exclure les institutions financières en lien avec l’Etat canadien (Banque centrale par exemple) du calcul.

 Le Chef du Service économique régional – Morgan Larhant