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Zoom : le projet de rouble numérique

La Russie a annoncé au mois d’août 2023 le lancement de la phase d’expérimentation de sa monnaie numérique de banque centrale après plusieurs années de conception et d’étude. Le rouble numérique est conçu comme une troisième forme de monnaie dont l’émission et le stockage relèvent directement de la Banque centrale, mais dont la mise à disposition est confiée aux banques de second rang. Officiellement destiné à faciliter les opérations de paiement tout en stimulant l’innovation financière et la numérisation de l’économie, le rouble numérique permet également de franchir un pas supplémentaire vers l’autonomisation de l’architecture financière russe, notamment en matière de paiements transnationaux, tout en offrant aux autorités un outil de surveillance additionnel. Ces dernières devront toutefois composer avec des agents économiques dans l’ensemble réticents et dubitatifs à l’égard de ce nouvel instrument, tandis que les faiblesses structurelles de la devise russe pourraient freiner son développement à l’international.

1. Après trois années de développement, le rouble numérique est entré dans sa phase expérimentale

Le rouble numérique est une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) constituant une troisième forme de monnaie, aux côtés des monnaies fiduciaire/physique (pièces et billets) et scripturale/électronique (réserves des établissements de crédits à la Banque centrale). Il remplit l’ensemble des fonctions d’une monnaie classique (réserve de valeur, unité de compte et intermédiaire des changes), est émis et échangeable au pair avec les autres formes de monnaie centrale, dont il combine les caractéristiques : identifiant unique et utilisation « hors ligne » (à l’instar de la monnaie physique), dématérialisation et possibilité de paiements hors ligne (à l’instar de la monnaie scripturale). L’émission de cette MNBC est centralisée (contrairement aux crypto-monnaies) par un émetteur unique – la Banque de Russie – et sa valeur est adossée à celle du rouble. Les roubles numériques sont stockés via des portefeuilles ouverts par l’intermédiaire des banques de second rang sur une plateforme directement administrée par la Banque de Russie. Le rouble numérique est conçu exclusivement comme un outil de paiement : il ne peut servir ni à l’octroi de crédits, ni au placement sur des dépôts rémunérés.

La Banque de Russie (BdR) a annoncé le début de l’expérimentation en conditions réelles de sa MNBC le 15 août dernier. La phase initiale de test du rouble numérique est conduite avec un nombre limité de participants comprenant 13 banques[1], 30 points de ventes répartis dans 11 villes et 600 citoyens russes. Elle visera dans un premier temps à vérifier le fonctionnement des opérations les plus simples, notamment l’ouverture d’un portefeuille numérique, les virements entre clients et le paiement par QR-code. Un deuxième groupe pilote de 16 banques devrait se joindre à l’expérimentation en 2024, avant un lancement prévu à grande échelle en 2025.

Le rouble numérique était en gestation depuis près de trois ans. Initialement prudente, la BdR avait ouvert la discussion sur l’opportunité de la création d’une MNBC en octobre 2020 par la publication d’un rapport consultatif, qui avait ultérieurement donné lieu au développement d’une Conception du rouble numérique (avril 2021) consacrant un modèle intermédié de détail à deux niveaux[2]. La feuille de route de la BdR, qui prévoyait l’adoption des amendements législatifs nécessaires au lancement de sa MNBC début 2022, a été vraisemblablement perturbée par la guerre en Ukraine : la loi fédérale n°339 instituant une nouvelle forme de monnaie a finalement été promulguée par le président Poutine le 24 juillet dernier et est entrée en vigueur début août, ouvrant la voie à la phase d’expérimentation.

2. Le rouble numérique est appelé à simplifier les transactions intra- et internationales, tout en renforçant l’emprise étatique sur le système financier

La mise en place du rouble numérique bénéficierait prioritairement aux ménages et aux entreprises. Selon la Banque de Russie, les principaux avantages de la MNBC seraient liés à une réduction des coûts de transactions pour les agents économiques grâce à une tarification unique des opérations de paiement. Cela bénéficierait particulièrement aux entreprises, qui verraient baisser le coût des commissions à 0,3% (contre 0,5% actuellement) pour les paiements sortants, et à un taux proche de zéro pour les paiements entrants (contre 1,2% à 2,2% en moyenne actuellement)[3]. La facilité d’utilisation du portefeuille serait garantie par son accès via l’application de n’importe quelle banque participante, et la possibilité d’effectuer des transactions hors ligne (dont les modalités restent néanmoins à définir). Enfin, le rouble numérique serait plus sûr, étant garanti directement par la Banque de Russie et ainsi protégé du risque de faillite, tandis que les opérations de paiement seraient sécurisées grâce à un système de vérification à deux niveaux par la banque commerciale puis la Banque de Russie. Du point de vue des marchés financiers, le rouble numérique stimulerait la concurrence et l’innovation en forçant les banques à participer à ce système de paiements et à innover pour rester compétitives. Cette MNBC permettrait aussi à terme de faciliter les paiements transfrontaliers, considérablement entravés depuis le 24 février 2022 malgré l’existence du Système de transferts de messages financiers (SPFS), équivalent russe de SWIFT créé en 2014.

Le rouble numérique s’inscrit dans un objectif plus large d’autonomisation de l’infrastructure financière russe. Depuis 2014, la Banque de Russie a mis en place divers instruments de paiement (carte bancaire, systèmes de virements, etc.) destinés à proposer des alternatives russes dans un secteur dominé par les technologies occidentales. Secondaire avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’utilisation de ces outils a considérablement progressé depuis 2022, tirant profit de la baisse de la concurrence induite par les sanctions financières. Ainsi, la carte bancaire « Mir » lancée en 2014 a vu sa part de marché – entendue comme sa part dans la valeur totale des opérations effectuées par carte bancaire en Russie – progresser de 25,7% en 2021 à 41,3% en 2022, et près d’une carte bancaire sur deux émise en Russie relève désormais de ce système de paiement, contre une sur trois en 2021. Cette évolution s’explique à la fois par les restrictions imposées par Visa et MasterCard[4], mais aussi par des mesures incitatives mises en place par les autorités depuis 2020, telles que la conditionnalité du versement de certaines aides sociales à la possession d’une carte « Mir »[5], et des mécanismes de cashback permettant le remboursement partiel de certains achats.

Figure 1. Évolution du marché russe des cartes de paiement, % total

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Source : Banque de Russie

Cette MNBC renforcerait encore davantage le contrôle des flux financiers par les autorités. De par sa traçabilité accrue liée à son identifiant unique, le rouble numérique permettrait de faciliter le suivi des mouvements financiers, de simplifier le contrôle budgétaire, d’améliorer l’efficacité des dispositifs LAB-FT (lutte contre les blanchiments de capitaux et contre le financement du terrorisme) et de lutte contre la corruption. Les paiements effectués à l’aide de cette forme de monnaie ne seront pas anonymes : l’accès à la plateforme numérique est conditionné à l’enregistrement de l’utilisateur via l’application « Services publics », puis à une procédure d’identification auprès de la banque participante.  De fait, depuis 2018, une part croissante des opérations bancaires transitait déjà par la plate-forme de la Banque centrale via son Système de paiements rapides (SBP)[6], qui s’est imposé comme un rouage essentiel du système bancaire russe. En 2022, la valeur totale des opérations effectuées à l’aide du SBP atteignait 14 400 Md RUB, soit 10,6% du PIB russe et plus du double de l’année précédente. 208 banques russes – sur un total de 324 – étaient connectées au SBP, dont les principales banques du pays (Sberbank, VTB, etc.), et la part de ce système dans le volume total de virements oscillait entre 65 et 80% pour la majorité des banques[7].

Le positionnement de Sberbank freine cependant la progression des outils de la Banque centrale. Profitant de sa position dominante, la première banque du pays par les actifs continue de développer parallèlement son propre système de virements. Par conséquent, et malgré sa progression très significative, la part du SBP dans les virements totaux du système bancaire russe n’était que de 19,6% en 2022, et restait en tout état de cause inférieure à celle de Sberbank. De même, cette banque s’est retirée du groupe d’institutions participant à l’expérimentation du rouble numérique sans qu’aucune explication officielle n’ait été fournie. Sberbank avait par le passé exprimé ses réticences quant à ce projet, concernant, d’une part, le risque de sorties de liquidité du système bancaire (qui pourrait atteindre 2000 à 9000 Md RUB, soit 1 à 6% du PIB russe, sur les trois premières années selon différentes estimations) lié à la redistribution des fonds entre les différentes formes de monnaie[8] ; d’autre part, le choix d’un modèle réduisant les banques commerciales au rang d’intermédiaires avait été jugé inapproprié[9].

Figure 2. Part du SPB dans les opérations par carte, Md RUB, % total

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Source : Banque de Russie

3. Le rouble numérique suscite néanmoins interrogations et réticences

Le projet de MNBC suscite pour l’heure un enthousiasme limité auprès des ménages. Un sondage mené en août par le Centre panrusse d’étude de l’opinion publique (VTsIOM), réputé proche du Kremlin, signalait qu’un Russe sur sept (15%) était dûment informé du lancement à grande échelle du rouble numérique en 2025. Une personne sondée sur deux (51%) éprouvait des difficultés à indiquer l’utilité de cette nouvelle forme de monnaie[10], et 58% des sondés se montraient réticents à l’idée de l’utiliser. Si ces chiffres doivent être mis en regard du stade de développement encore précoce de la MNBC, ils reflètent cependant la difficulté constante à valoriser ce projet.

Figure 3. Résultats du sondage sur le rouble numérique mené par le VTsIOM, % réponses

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Source : VTsIOM

La plus-value apportée par la MNBC apparaît marginale dans un contexte d’utilisation déjà très importante des moyens de paiement électroniques, dont la part dans l’achat de biens et services passée de 32% en 2016 à 78% en 2022, et de numérisation avancée du système bancaire russe. Du point de vue du grand public, cette nouvelle forme de monnaie se distingue certainement peu des solutions existantes tout en soulevant des interrogations en matière de confidentialité des données.

Figure 4. Part des achats de biens et services réglés avec des moyens de paiements électroniques

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Source : Banque de Russie

La MNBC peine également à convaincre le secteur privé. Selon les résultats d’un sondage publié par Forbes, 9 entreprises sondées sur 10 considéraient le rouble numérique comme inutile ou n’en saisissaient pas l’intérêt. 15% des sondés exprimaient également des craintes quant au renforcement du contrôle étatique permis par ce dernier.  Les banques ont plus particulièrement exprimé leurs craintes quant à ce projet : début août, l’Association des banques de Russie (ABR) a adressé un courrier à la BdR soulignant « l’attitude extrêmement méfiante » des citoyens à l’égard du rouble numérique, et lui intimant de préciser la nature de ce nouvel instrument ainsi que ses implications financières et structurelles pour les banques de second rang. Parmi les principaux risques identifiés par le secteur bancaire figurent une hausse potentielle du coût du crédit (de 0,5 p.p. selon l’ABR), répercutant la nécessité pour les banques d’augmenter la rémunération des dépôts afin de limiter la fuite de liquidité vers le rouble numérique[11]. Plus généralement, le rouble numérique nourrit des craintes relatives à l’empiètement croissant de la Banque centrale sur l’activité des banques commerciales[12].

Le développement à l’international du rouble numérique pourrait s’avérer difficile. L’utilisation du rouble numérique pour effectuer des paiements transfrontaliers nécessiterait la conclusion d’accords bilatéraux avec chaque pays disposant de sa propre MNBC. Compte tenu du calendrier de développement du rouble numérique, et de l’absence actuelle d’intérêt exprimé par d’éventuels partenaires, un tel usage de la MNBC ne pourrait probablement pas intervenir avant plusieurs années. Le potentiel d’exportation du rouble numérique et son attractivité seraient minés par les mêmes difficultés que celles du rouble standard : instabilité chronique du taux de change, faiblesse institutionnelle de la Russie et régime de sanctions en vigueur. Le rouble numérique ferait également face à la concurrence d’autres MNBC tel que le yuan numérique, dont le développement est plus avancé.



[1] VTB, Gazprombank, Alfa-Bank, Promsvyazbank, Sovkombank, Rosbank, DOM.RF, « Sinara », « Ingosstrakh Bank » Transkapitalbank, MTS-Bank et Kivi Bank.

[2] Ce modèle accorde un rôle central aux banques et autres institutions financières qui sont chargées d’ouvrir les portefeuilles électroniques et de conduire les opérations de paiements pour le compte de leurs clients sur la plateforme développée par la banque centrale. La BdR avait directement exprimé sa préférence pour ce modèle, qui répondait également aux craintes du secteur bancaire de se voir évincé dans le cadre de ce nouvel instrument.

[4] Impossibilité d’utiliser des cartes bancaires russes à l’étranger, et non-renouvellement des cartes existantes à leur date d’expiration.

[5] Dont les aides sociales versées aux familles nombreuses.

[6] Système permettant d’effectuer des paiements et virements interbancaires instantanés sans frais en-dessous de 100 000 RUB.

[7] La part restante étant constituée de virements intra et interbancaires classiques de carte à carte ou par coordonnées bancaires.

[8] Estimations de SBER et du Centre d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme. La Banque de Russie s’était dite prête à octroyer des financements à long terme aux banques et à baisser son taux directeur pour soutenir leur liquidité en cas de réalisation d’un tel scénario, tout en soulignant que seule une demande extrêmement forte de roubles numériques entraînerait un déficit de liquidités du secteur bancaire russe, qui est structurellement excédentaire en la matière.

[9] G. Gref avait fait part de sa préférence pour un système permettant le dépôt direct de roubles numériques auprès des banques de second rang, qui préserverait la liquidité des banques.

[10] Les principaux avantages cités par les personnes sondées concernent la plus grande transparence et sécurisation des opérations financières (22%), la facilité d’utilisation (13%), la croissance économique et le progrès (11%).

[11] La Banque de Russie entend prévenir ce risque en limitant le montant des virements pouvant être effectués depuis un compte bancaire traditionnel vers le portefeuille numérique à 300 000 RUB par mois (environ 3 000 EUR). L’utilisation des fonds disponibles sur le portefeuille n’est quant à elle pas limitée.

[12] Selon A. Voyloukov, vice-président de l’ABR interrogé par Vedomosti, le rouble numérique pourrait devenir un instrument de masse si la BdR garantissait la quasi-gratuité des transactions. Mais « il faut comprendre que la BdR devrait alors endosser directement le rôle des banques et prendre en charge l’intégralité de leur travail avec les clients. Se poserait dès lors la question de l’utilité des banques et des autres systèmes de paiements ».