Le marché des cryptomonnaies reste porteur au Canada, avec une hausse continue des utilisateurs et des avoirs, nonobstant les soubresauts conjoncturels récents. Ces derniers ont toutefois conduit le régulateur à être davantage vigilant, avec un cadre plus contraignant pour la protection des dépôts, leur séparation des activités des plateformes d’échange et l’interdiction du négoce sur les stablecoins (sauf exception). Ce qui, en retour, devrait favoriser la concentration du secteur.

Malgré les turbulences, les cryptoactifs restent dynamiques au Canada

La demande canadienne en cryptomonnaies a franchi un palier suite à la crise sanitaire, grâce notamment à l’épargne accumulée durant la période de pandémie et à la démocratisation des plateformes de négoce de cryptoactifs (PNC). Selon la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO), agence provinciale de régulation des valeurs mobilières, 13% des Canadiens (5 M de personnes) détenaient des cryptoactifs en 2022 - un niveau stable par rapport à 2021 (13% ; données Banque du Canada) mais en très forte progression par rapport à la période 2018-2020 où ce taux plafonnait à 5,3%. La Banque du Canada justifie cette croissance par l’épargne accumulée durant la pandémie (+350 Md CAD/240 Md€ en 2022 par rapport à 2019 selon la RBC), combinée à la démocratisation des PNC. Ces dernières, notamment Wealthsimple ou Coinsquare par exemple, ont axé leur développement en facilitant leur utilisation par le grand public : négoce depuis le téléphone mobile, accompagnement dans la réalisation des transactions et tutoriels sur le fonctionnement des cryptomonnaies pour les nouveaux utilisateurs. Selon la Banque du Canada, l’avoir médian des Canadiens en cryptomonnaies était en 2021 de 500 CAD (350 €), avec plus de 70% des propriétaires déclarant détenir 5 000 CAD (3 500 €) ou moins. Ce montant médian détenu correspond au double de celui de 2019, avec de surcroît un fort effet d’apprentissage : 68% des Canadiens qui ont acheté des cryptomonnaies en 2021 détenaient en moyenne moins de 1 000 CAD (700€) alors que ce montant atteint 10 000 CAD (7 000€) pour 40% des détenteurs de longue date (Annexe I).

Les Canadiens demeurent de surcroît optimistes quant à l’avenir du secteur. Selon la CVMO, 55% des Canadiens détenteurs de cryptomonnaies en 2022 affirment ne pas regretter leur choix d’investissement, tandis que 31% des Canadiens interrogés songent à en acheter en 2023. Cela s’explique en partie par une moins forte aversion au risque et un plus fort comportement spéculatif des Canadiens détenteurs de cryptomonnaies par rapport aux Canadiens non-détenteurs. Sur six scénarii d’investissement proposés (du plus conservateur au plus agressif), les détenteurs de cryptomonnaies avaient moins tendance à choisir les scénarii sans risque (44%) que les non-détenteurs de cryptomonnaies (56%). 54% des détenteurs de cryptoactifs Canadiens le font d’ailleurs principalement pour des raisons spéculatives (forts gains possibles, peur de manquer « une opportunité »).

Ce secteur fait toutefois l’objet d’une attention accrue des régulateurs

Les déboires du secteur crypto-financier ont conduit à une attention croissante des régulateurs. La faillite de la PNC canadienne QuadrigaCX en 2019, avec une perte de 169 M CAD (110 M€) pour ses clients canadiens, puis le dépôt de bilan de FTX en novembre 2022, qui a automatiquement mis fin à sa procédure d’acquisition de la PNC canadienne Bitvo et provoqué une perte pour des acteurs reconnus du marché comme le fonds de pension OTPP (perte de 86 M CAD), ont accéléré la mise en place d’un plus fort encadrement réglementaire. Le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF), organe canadien de régulation financière, a ainsi annoncé dès août 2022 la mise en œuvre des recommandations du Comité de Bâle basées sur le principe du « mêmes activités, mêmes risques, mêmes réglementations », censées limiter l’exposition aux cryptoactifs des institutions bancaires et fonds d’investissement. Puis, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM), comité réunissant les autorités provinciales de régulation financière, ont annoncé en décembre 2022 des nouvelles exigences de fonds propres et de liquidité pour protéger les consommateurs canadiens, inspirées de celles mises en place en 2021 par la CVMO :

  1. L’obligation pour les PNC de détenir les actifs des clients canadiens auprès d’un dépositaire « approprié », c’est-à-dire une institution bancaire elle-même encadrée par le BSIF, ou bien encadrée par les organes de régulation financière américaines (Federal deposit Insurance, Securities and Exchange Commission) ou d’autres régions du monde dotées d’un régime similaire de surveillance des institutions financières. Cette mesure vise à assurer les clients canadiens qu’ils seront remboursés, rapidement et à hauteur de leurs dépôts, en cas de faillite d’une plateforme chez laquelle ils sont clients.
  2. L’obligation de séparer les actifs des clients canadiens de l’entreprise exclusive de la plateforme. Cette mesure vise les plateformes qui ne sont pas encore approuvées par les ACVM pour prévenir le risque d’utilisation des dépôts des clients canadiens à des fins de réhypothèque ou de levier de financement auprès de tiers.
  3. L’interdiction d’offrir des prêts à des clients canadiens. Auparavant, les PNC pouvaient offrir des prêts et des marges de crédit à ses clients les plus avisés (généralement d’autres institutions financières). Les ACVM craignaient qu’une grande majorité de ces prêts ne soient faits sans garantie adéquate (collateral), tout en trompant les investisseurs sur les risques associés à ces produits.

Les PNC canadiennes, ou étrangères qui ont des clients canadiens, avaient jusqu’à fin mars pour satisfaire à ces nouvelles obligations, sous peine d’être interdites au Canada. Selon les ACVM, onze PNC sont actuellement enregistrées comme courtier de titres, toutes canadiennes, détenant plus de 4,3 M de comptes canadiens. Onze autres (5 canadiennes, 4 américaines, 2 singapouriennes), avec un nombre de comptes actifs impossible à certifier, sont en procédure de préenregistrement ; elles sont autorisées à poursuivre leurs activités au Canada dans l’attente d’un enregistrement définitif mais devront se conformer à une série de règles supplémentaires sur les dépôts des clients canadiens et leur différenciation par rapport aux activités de l’entreprise (cf. infra) - elles devront notamment se conformer à toutes les règles canadiennes existantes sur les produits dérivés, qui ne concernent pas les PNC enregistrées. (Annexe II). Les PNC qui ne sont pas entrées en négociation avec les ACVM ne sont en revanche plus autorisées à opérer au Canada et s’exposent à des poursuites si elles venaient à offrir volontairement[1] des services aux Canadiens : deux plateformes ont ainsi été officiellement bannies, la plateforme singapourienne Kucoin et celle des Seychelles Poloniex. L’obligation d’enregistrement permet de re-établir une forme d’équité, les plateformes non régulées bénéficiant jusqu’à présent de coûts de contrôle juridique moins élevés ; WonderFi a d’ailleurs alourdi sa masse salariale de 1,5 M CAD/1 M€ par an pour se conformer aux exigences des ACVM.

Les ACVM ont interdit aux PNC de commercer des cryptomonnaies stables (stablecoins), jugées peu fiables et potentiellement trompeuses, sauf autorisation explicite des ACVM. A la suite notamment de l’effondrement soudain en mai 2022 de la cryptomonnaie stable indexée sur le dollar américain « Terra », les ACVM qualifient désormais les stablecoins, comme l’USDC de Coinbase ou le TUSD de TrustToken, de « titres et dérivés » ; cette nouvelle qualification revient, sauf exception qui serait préalablement dûment autorisée par les ACVM au regard de la fiabilité ou la stabilité d’un stablecoin, à interdire les PNC de proposer à leurs clients canadiens des opérations sur des stablecoins ou leurs dérivés. Il leur est également interdit de s’exposer financièrement sur des stablecoins, jugées risquées et potentiellement trompeuses par leur appellation. A ce jour, aucun stablecoin n’a obtenu d’autorisation de la part des ACVM.  

Un nouvel environnement qui augure d’une consolidation progressive du secteur
 

Ce durcissement du cadre réglementaire a conduit certaines compagnies, comme Binance, première plateforme crypto-financière mondiale, à se retirer du Canada. L’entreprise était déjà interdite en Ontario depuis 2021 après avoir refusé de se conformer aux règles de la CVMO sur l’obligation d’enregistrement comme courtier de titres et était en passe de l’être en Alberta pour les mêmes raisons. Le co-fondateur canadien de Binance, Changpeng Zhao, a justifié ce retrait en expliquant que ces nouvelles règles éliminaient la profitabilité de l’entreprise au Canada et trahissaient la promesse originelle des cryptomonnaies de suppression des intermédiaires de l’échange. D’autres PNC étrangères comme Blockchain.com, Deribit et OKex ne sont pas entrées en procédure de préenregistrement avec les ACVM, quittant ainsi de facto le Canada. Selon les experts, il est également probable qu’une partie des 11 plateformes de négoce de cryptomonnaies actuellement en négociation d’enregistrement avec les ACVM finissent par cesser leurs activités au Canada, profitant de cette période de sursis pour peaufiner la clôture de leurs activités canadiennes.

Cette dynamique a également conduit les trois grandes plateformes d’échanges canadiennes (WonderFi, Coinsquare, Coinsmart) à annoncer en avril 2023 la fusion de leurs activités. Les dirigeants des trois entreprises s’attendent à ce que la nouvelle société fusionnée dispose d’un bilan propice à l’expansion de ses activités. Avec un historique de 1,65 M de clients canadiens qui ont effectué 17 Md CAD (12 Md€) en transaction depuis 2017, 600 M CAD (410 M€) d’actifs sous gestion, 50 M CAD (35 M€) de trésorerie et aucune dette à son bilan, la nouvelle société prévoit désormais de diversifier son offre pour ses clients canadiens : négoce de crypto-monnaies pour les particuliers et les entreprises, minage de cryptomonnaies, traitement des paiements en cryptomonnaies d'entreprise à entreprise, paris sportifs et jeux-vidéo. A l’issue du processus de fusion, qui doit encore être validé par les deux tiers des actionnaires des trois entreprises puis par le Bureau de la concurrence du Canada, WonderFi détiendra 38 % des parts de la nouvelle entreprise qui sera cotée à la bourse de Toronto, Coinsquare 43 % et Coinsmart 19 %.

Avec cette fusion annoncée, la crypto-finance canadienne pourrait entrer dans un cycle de consolidation, à l’instar de la dynamique déjà observée dans le système bancaire canadien. Cette fusion réduirait le nombre d’acteurs actuellement autorisés par les ACVM à exercer de 11 à 8, en attendant l’issue des différentes procédures de préenregistrement. Les experts espèrent ainsi que cette concentration dans un nombre réduit d’entreprises permettra une surveillance « acteur par acteur » du secteur, comme c’est le cas pour le secteur bancaire canadien traditionnel. Ils estiment que cette supervision sur un petit nombre d’acteurs limiterait les risques de ruée vers les liquidités, qui ont causé la chute de la plateforme FTX ou de Celsius en 2022. Ce faisant, le marché des cryptos connaîtrait une évolution analogue au système bancaire canadien, marqué par une concentration de 85% des activités dans les mains des « Big Five » (CIBC, RBC, TD, BMO, Scotiabank) et un nombre réduit d’acteurs (seulement 22 banques canadiennes opérant dans le pays, contre 7 000 aux Etats-Unis).


[1] Les Canadiens qui souhaitent continuer à utiliser ses plateformes utilisent des VPN qui permettent de modifier leur localisation. Ils ouvrent alors des comptes faussement déclarés à l’étranger à leur risques et périls. Aux yeux des plateformes non régulées, ces clients ne seront pas comptabilisés comme Canadiens.