Le modèle de croissance du groupe Adani, constitué de sept sociétés actives dans différentes lignes de métier, mais qui ne publie pas d’états financiers consolidés[1], est fondé sur une croissance externe financée par endettement. Dans ce contexte, probablement en liaison avec la hausse de leurs coûts de financement et à la veille d’une opération d’augmentation de capital, la publication d’un rapport par le hedge fund américain Hindenbourg Research le 24 janvier 2023, a entraîné une forte baisse des cours des sociétés Adani. La chute de la capitalisation boursière remet en cause le modèle de croissance externe du groupe, fondé sur l’endettement, qui sera probablement contraint de céder des actifs pour faire face à ses échéances. Au-delà, on peut s’interroger sur l’ampleur du risque systémique induit par cette diminution de la valorisation boursière d’Adani, même si à court terme, ce dernier paraît faible.

Un modèle de croissance financé par l’endettement

Le financement des activités du groupe Adani s’est essentiellement appuyé sur l’endettement, le groupe générant de faibles bénéfices (1,4 Md USD en 2021) comparativement à sa taille et donc une capacité d’autofinancement limitée. Hormis la filiale « Adani Ports », le groupe ne dispose pas en effet d’activités garantissant des revenus élevés, à l’instar de Reliance industries (Groupe Ambani) ou de Tata Consultancy Services (Groupe Tata) et affiche un chiffre d’affaires et un EBITDA limités par rapport aux autres conglomérats indiens. Le ratio dette/EBITDA du groupe Adani se situe à 3,5 en 2020/21 et à 3,2 en 2021/2022, soit un niveau a priori soutenable et en amélioration par rapport à 2015/2016, exercice durant lequel il s’établissait à 4,3. Cependant, la dette du groupe aurait doublé au cours des trois dernières années, passant de 12 à 25 Mds USD[2].  La dette obligataire représente désormais 57 % de l’endettement total du groupe contre 39 % pour la dette bancaire. Le niveau d’endettement varie toutefois sensiblement en fonction des filiales : Adani Green, Adani Power et Adani Enterprises présentant les niveaux les plus élevés.

Malgré ces faiblesses intrinsèques, le groupe Adani s’est étendu de manière agressive - rachats de projets, rachats d’entreprises comme les activités indiennes du cimentier suisse Holcim[3], création d’entreprises – en recourant à l’endettement sous la forme de prêts bancaires, prêts contre actions et prêts avec collatéral. Ces prêts sont contractés de manière croissante auprès d’investisseurs étrangers, du fait de taux d’intérêt en devises longtemps demeurés faibles et de contraintes moindres qu’en Inde, bien qu’ils présentent en contrepartie un important risque de change. L’endettement en devises s’élèverait actuellement à 7,5 Mds USD, soit un tiers de l’endettement total. 

L’autre risque tient au fait que des filiales du groupe empruntent des capitaux en offrant comme collatéral des actions qu’elles possèdent dans d’autres entreprises du groupe, ces emprunts étant ensuite mobilisés pour leur fournir des financements. De cette manière, le groupe peut contourner les contraintes liées à un excès d’endettement dans l’une de ses filiales et peut s’assurer des conditions d’emprunt avantageuses. Le groupe a ainsi très largement fait le pari d’une expansion tous azimuts, rendue possible par l’augmentation de sa capitalisation boursière (+819 % en trois ans) et de manière plus concrète sa proximité avec le pouvoir, un large accès au capital et un renforcement de ses parts de marché dans le domaine des infrastructures. 

 

Un renchérissement du coût du capital qui menace le développement du groupe

La valorisation boursière du groupe Adani a été fortement réduite à la suite de la publication d’un rapport du hedge fund américain Hindenburg mettant en cause la gouvernance du groupe et ses pratiques comptables délictueuses (cf. annexe 2), juste avant une importante augmentation de capital du groupe. En deux semaines, ce dernier a perdu près de la moitié de sa capitalisation, soit plus de 100 Mds USD, obligeant Adani à renoncer à son augmentation de capital, prévue à hauteur de 2,5 Mds USD[4]. Le groupe projetait en outre d’introduire en bourse plusieurs sociétés entre 2026 et 2028 (Adani Industries, Adani Airport Holdings, Adani Road Transport).

Le coût du capital devrait se trouver singulièrement accru au cours des prochains mois, comme le montrent les estimations selon lesquelles la baisse des cours boursiers aurait induit un coût du capital de 14%, alors que le rendement du capital investi est de l’ordre de 3,1%. Le coût du capital se trouve en outre rehaussé par le fait que les obligations du groupe en dollars sont assorties d’une décote impliquant un rendement de 30%. La décote est imputable au fait qu’un nombre croissant de banques internationales, comme le Crédit suisse et Citibank n’acceptent désormais plus ces obligations comme collatéral. Ce renchérissement du coût du capital pour le groupe Adani est assorti d’une forte dégradation de sa réputation, matérialisée par le retrait de l’entité Adani Enterprises de l’indice ESG élaboré par Dow Jones Sustainability Indices.

Or les dépenses d’investissement du groupe prévues pour les cinq à dix prochaines années sont élevées, à 120 Mds USD. Dans ce contexte, le groupe aurait, selon Bloomberg, revu à la baisse son plan d’expansion, et viserait désormais une croissance du chiffre d’affaires de 15 à 20% pour la prochaine année financière (contre 40% précédemment). Ce ralentissement s’explique par la difficulté accrue pour le groupe de lever des fonds sur les marchés financiers ou intermédiés. A priori, les premières échéances obligataires à rembourser devraient survenir en 2024 et 2025, même si le groupe, pour faire pièce aux rumeurs d’illiquidité, a décidé de rembourser par anticipation une ligne de crédit de 1,1 Md USD échéant en septembre 2024.

Un risque systémique modéré à court terme

A ce stade, le risque de contagion financière paraît limité. S’agissant des marchés boursiers, quatre titres du groupe Adani ont vu leur cotation suspendue[5]. Au total, les investisseurs institutionnels étrangers ont retiré 2 Mds USD nets du marché boursier indien entre le 27 et le 31 janvier, soit la plus forte baisse en trois jours depuis mars 2022. Il est toutefois peu probable que le groupe Adani tire vers le bas l'ensemble du marché boursier indien, mais cela pourrait conduire à une sous-performance de l'Inde par rapport à d'autres marchés asiatiques comme la Chine. Ainsi, le poids de l’Inde dans l’indice boursier MSCI[6] a chuté (-4,2 % pour l’indice indien) et l’Inde a été devancée par Taiwan à la deuxième place.

L’exposition des banques indiennes et internationales au groupe Adani s’élèverait selon Goldman Sachs à 24 Mds USD à fin mars 2022. Les banques indiennes détiendraient un tiers de cette exposition dont un quart pour les banques publiques indiennes (6 Mds USD)[7] et 8 % pour les banques privées. Parmi les banques les plus exposées en local figurent les banques publiques SBI, Bank of Baroda, Punjab National Bank, Canara Bank, Union Bank et côté privé, ICICI et Axis Bank. L’exposition du secteur bancaire serait donc limitée - au total, la dette du groupe Adani représenterait environ 0,5 % du total des prêts du secteur bancaire indien. Par ailleurs, l'exposition des banques nationales au groupe s’est faite par rapport aux actifs sous-jacents, aux flux de trésorerie d'exploitation et aux projets en cours d'exécution et non sur la base de la capitalisation boursière, une réglementation locale interdisant aux banques indiennes de proposer des « prêts contre actions ».

Le secteur bancaire indien est actuellement bien capitalisé, ce qui limite également les risques. Enfin, aucun fonds commun de placement local ne détient plus de 1 % des actions d'Adani. Toutefois, l’endettement consolidé du groupe demeure une nébuleuse, que le seul endettement des différentes filiales ne permet pas d’appréhender. L’endettement consolidé pourrait être bien supérieur à 30 Mds USD, comme l’indiquent les estimations d’Aswath Damodaran du rapport dettes sur fonds propres des sociétés du groupe à quelque 83%. 

Plus grave paraît être l’incidence du rapport Hindenburg sur la réputation du marché financier indien et de son écosystème de régulation (SEBI, RBI, ministère des Finances). L’affaire a mis en lumière la fragilité du modèle indien, en soulignant la connivence entre Adani et le pouvoir. D’ailleurs, la ligne de défense de Gautam Adani a consisté à mettre en avant « une attaque calculée contre l'Inde, l'indépendance, l'intégrité et la qualité des institutions indiennes, ainsi que l'histoire de la croissance et l'ambition de l’Inde »[8]. Le gouvernement a d’abord refusé de commenter l’affaire, mais face à l’inquiétude de l’opinion publique, la ministre des finances a assuré qu’il ne s’agissait que d’un problème interne à Adani et que cela n’affectait ni l’image de l’Inde, ni ses fondamentaux macroéconomiques, tout en garantissant que les régulateurs boursier et bancaire effectueraient toutes les diligences rendues nécessaires par l’évolution de la situation du groupe.

 

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Symbole du capitalisme sans capital, le groupe Adani, dont la capitalisation boursière a fondu, devrait très vraisemblablement se recentrer autour de ses activités les plus rentables et modifier fortement sa stratégie de croissance externe. Il est cependant à craindre que le recours au marché financier ne soit durablement obéré pour lui en raison de l’annulation de l’augmentation de capital dans laquelle il s’était engagé, annulation rendue nécessaire par la publication du Rapport Hindenburg, probable vendeur à découvert des actions Adani.  

 

[1]L’entité « Adani Group » ne semble pas avoir de réalité juridique étayée par des comptes financiers consolidés.

[2]Dette contractée par Adani Group ; il s’agit d’un minorant, dans la mesure où l’endettement bancaire stricto sensu est de l’ordre de 24 Mds USD d’après Goldman Sachs et 22,8 Mds USD selon JP Morgan. Une partie de la dette est contractée auprès d’autres entités qu’Adani Group.

[3]Des banques tant internationales (Barclays, Deutsche Bank, Standard Chartered) qu’indiennes (ICICI et Axis) auraient contribué à financer l’acquisition, d’un montant de 10 Mds USD.

[4] Le groupe a d’ailleurs annulé cette offre publique de suivi (FPO) qui avait été sursouscrite mercredi, le magnat en difficulté ayant considéré qu'il ne serait pas "moralement correct" de poursuivre l'opération. L’opération avait pour objectif de réduire le niveau d’endettement de sa filiale Adani Enterprises et de lui permettre de financer ses opérations de haut de bilan.

[5] Adani Power, Adani Green Energy, Adani Total Gas – dans laquelle TotalEnergies détient une participation de 37,4% – et Adani Transmission. Les échanges du titre Adani Enterprises ont été également momentanément suspendus avant de reprendre.

[6] Le MSCI Emerging Markets est un indice qui suit internationalement les actions de 24 pays émergents. Avec 1 386 composants (situation au 30/11/2022), cet indice libre couvre environ 85 % de la capitalisation boursière ajustée de chaque pays.

[7] State Bank of India, dont le cours de l’action a chuté de plus de 10 % depuis les déclarations d’Hindenburg, a déclaré que son exposition au groupe Adani était bien inférieure aux limites autorisées par l'autorité de régulation bancaire du pays et que la capacité du conglomérat à assurer le service de sa dette ne serait pas un problème.

[8] Adani a également accusé Hindenburg d'être un "vendeur à découvert sans éthique", qui a pris des "positions courtes" pour provoquer une spirale de baisse du prix des actions et réaliser un gain illicite.