Depuis son accession au pouvoir en 2014, le Premier ministre Modi a initié une transformation volontariste de l’économie indienne, dont les premiers succès ont favorisé sa réélection en 2019. Mis en scène par une communication qui célèbre l’avènement de la puissance économique de l’Inde, ces succès sont indéniables, que ce soit le développement accéléré des énergies renouvelables, des services informatiques ou encore d’une industrie pharmaceutique performante. La trajectoire fulgurante de certains conglomérats sous l’ère Modi, qui évoque celle des sōgō-shōsha japonaises ou des chaebols coréens du siècle dernier, est au cœur de la transformation économique de l’Inde. Ces groupes se sont emparés très rapidement de positions dominantes dans les secteurs au cœur des priorités gouvernementales, au point que l’expression de « capitalisme de connivence » a ressurgi pour caractériser leurs relations étroites avec le pouvoir.

Pour autant, les performances de l’économie indienne sont encore loin d’égaler celles des dragons asiatiques dans la seconde moitié du XXème siècle. Certes le PIB indien a dépassé celui de la plupart des économies européennes pour atteindre le 5ème rang mondial et devrait se hisser au 3ème rang vers 2030, mais la croissance à deux chiffres n’est toujours pas atteinte et elle s’inscrit même tendanciellement à la baisse, affaiblie par des enjeux structurels que le gouvernement BJP ne parvient pas à traiter.

Loin de constituer un nouvel avatar libéral, la pensée économique du gouvernement indien s’organise autour du refus de toute dépendance vis-à-vis de l’étranger, de la méfiance à l’égard du marché et surtout de la conviction que l’État doit piloter et organiser le développement du pays. Les enjeux économiques sont traités à travers ce prisme, qui détermine une stratégie où se mêlent protectionnisme, industrialisme volontariste et appel contrôlé au marché. Elle se traduit par un réformisme prudent, soucieux de préserver les équilibres du pays, qui vise à insérer l’Inde dans les chaines de valeur mondiales sans l’exposer pour autant à la compétition internationale, celle de la Chine en particulier, à laquelle l’Inde rêve de se substituer dans le rôle d’atelier du monde, sans pouvoir y prétendre encore toutefois.

Une ouverture contrôlée dans une approche mercantiliste

Tirant parti de l’ouverture aux investisseurs étrangers menée durant les années quatre-vingt-dix et deux-mille, le gouvernement indien, mobilise le protectionnisme comme un instrument offensif en l’adossant à une exigence croissante de localisation industrielle imposée aux industriels étrangers. Les politiques publiques « Make in India[1] » puis « Atmanirbhar Bharat » (Inde autosuffisante), à travers le développement de filières industrielles nationales, visent l’émergence de champions nationaux, dans quinze filières stratégiques en particulier, afin de renforcer la base industrielle du pays et ses capacités exportatrices. Les transferts de technologies figurent désormais de manière récurrente dans les appels à l’industrie étrangère, non seulement dans le secteur de la défense, où les exigences de compensation industrielle permettent de les imposer au fournisseur, mais également dans les secteurs civils jugés stratégiques, tels que le calcul quantique, l’électronique, l’énergie (photovoltaïque, hydrogène ou nucléaire), ou encore l’aéronautique civile et le spatial. Ces leviers visent à renforcer une attractivité essentiellement fondée sur la compétitivité-coût, mais la tentation de la préférence nationale est sous-jacente. Des mesures tarifaires et contingentaires sont établies à l’encontre des opérateurs étrangers dans certains secteurs jugés menacés par la concurrence étrangères (pneumatiques) ou des dispositifs de « préférence nationale » sont mis en place dans d’autres (modules et panneaux photovoltaïques). La politique commerciale de l’Inde s’inscrit directement dans cette approche. Refusant la dynamique du multilatéralisme mais craignant l’isolement, elle privilégie la négociation d’accords bilatéraux limités à quelques intérêts offensifs avec des partenaires choisis[2]. Les accords déjà conclus avec les Émirats Arabes Unis ou avec l’Australie soulignent la faible ambition globale de la stratégie indienne sur ce volet[3].

Les industriels indiens sont au cœur de la stratégie du gouvernement, qui en fait le bras armé du développement économique du pays. L’Inde reste fortement imprégnée par son héritage étatiste. La planification n’existe plus depuis 2017[4] seulement, et une grande partie de l’économie est toujours dominée par le secteur public, notamment dans l’agriculture, les transports, l’énergie ou le secteur financier (banque et assurance)[5]. Plutôt que d’engager une réforme hasardeuse du secteur public pour en faire le bras armé de son action, N. Modi a préféré s’appuyer sur quelques acteurs privés, reproduisant à l’échelle du pays ce qu’il avait inauguré avec succès dans le Gujarat quand il en était le Chief Minister[6]. Pour autant, la définition des priorités et leur pilotage relèvent toujours de la puissance publique, le think-tank Niti Aayog ayant succédé à la Commission du plan dans cette mission, tandis que le gouvernement reste le maître à la fois des modalités d’association du secteur privé à ses orientations, du rythme d’ouverture des secteurs et du choix des partenaires, en particulier les hommes d’affaires originaires du Gujarat, comme Gautam Adani et Mukesh Ambani.

Le développement exponentiel de ces deux groupes en vingt ans illustre la symbiose étroite entre les réformes engagées par le gouvernement et leurs intérêts. L’un et l’autre ont tiré parti de l’ouverture contrôlée de l’économie pour pénétrer des filières telles que les transports (ports et aéroports), les énergies - fossiles comme renouvelables - les télécommunications, la logistique et la grande distribution, la défense et l’électronique, la pharmacie et les biotechnologies, et s’y imposer rapidement comme des acteurs majeurs. Leur rôle est central dans la mise en œuvre de la stratégie économique du gouvernement, à tel point qu’il est permis de s’interroger sur l’imperméabilité des priorités nationales aux intérêts privés[7].

Le volontarisme à l’épreuve des faiblesses structurelles de l’économie

L’objectif central de la stratégie économique du gouvernement Modi est de rattraper le retard de développement accumulé par l’Inde et de se positionner comme un substitut industriel à la Chine dans les chaines de valeur mondiales. L’Inde a dépassé la Chine en termes de population en 2022, mais alors que les deux pays étaient à un niveau comparable de développement en 1980, elle est aujourd’hui loin derrière en termes de PIB, ne représentant que 3,5% du PIB mondial contre 18% pour la Chine[8]. L’Inde ne représente en outre que 1,5 % des échanges de biens mondiaux, contre 13 % pour la Chine. Surtout elle reste très dépendante de la Chine pour ses approvisionnements en biens manufacturés et son insertion dans les chaines de valeur mondiales, comme en atteste son déficit commercial record vis-à-vis de la Chine[9] en 2022, ou la nécessité pour les industriels étrangers implantés en Inde de maintenir une grande partie de leurs approvisionnements en Chine, voire de favoriser l’implantation de leurs fournisseurs chinois en Inde[10].

La croissance indienne, de l’ordre de 7,2 % en moyenne par an de 2000 à 2020, repose essentiellement sur le secteur des services, devenu le premier employeur du pays, avec 31% de la population active. En 2021, les services concourent à 60% du PIB alors que l’industrie manufacturière n’y contribue qu’à moins de 20% et n’emploie que 15% des actifs. L’Inde est devenue le premier exportateur de services aux entreprises liés aux technologies de l’information (20% des exportations mondiales en 2021) et le secteur est un contributeur majeur de la balance courante, avec près de 20% des exportations de biens et services et la quasi-totalité de l’excédent courant. Même si elle compte quelques secteurs performants, comme la pharmacie, les matériels de transport, la métallurgie ou la pétrochimie, l’industrie reste le maillon faible de l’économie indienne. Sa structure a évolué au détriment des secteurs intensifs en travail, le textile et le cuir notamment, au profit de secteurs intensifs en qualification et en capital : la chimie et la pétrochimie ou les matériels de transport. Ce faisant, elle n’a pas été en mesure d’absorber la main-d’œuvre peu qualifiée libérée par l’agriculture, en dépit des efforts déployés pour attirer les investissements étrangers[11], et sa part de marché mondial dans les produits manufacturés plafonne à 1 %. Son taux d’ouverture au commerce international, mesuré par le ratio des exportations de biens sur le PIB, a culminé à 17 % en 2013, pour retomber depuis à 12 %, voire 10% à l’occasion de la crise de la pandémie.

La stratégie d’industrialisation menée par le gouvernement est-elle la bonne ? En dépit d’une forte mobilisation du gouvernement comme des états fédérés en faveur des investissements étrangers, les flux d’IDE restent modestes par rapport à la taille de l’économie indienne, 40 Mds USD en moyenne par an depuis 2013[12], loin derrière les flux entrants en Chine (232 Mds USD) et dans l’ASEAN (140 Mds USD). La réorientation – relative - des flux d’IDE de la Chine vers d’autres zones ne profite pas vraiment à l’Inde, largement distancée par l’ASEAN, notamment dans les secteurs prioritaires comme les composants électroniques ou les semi-conducteurs. La prise en compte insuffisante des conditions nécessaires à la réussite d’une implantation industrielle, en particulier dans les activités à haute valeur ajoutée technologique, explique cet échec relatif, les entreprises étrangères soulignant l’absence d’écosystème industriel et technologique domestique à la hauteur des ambitions affichées. 

Les soutiens budgétaires et fiscaux alloués à la localisation d’activités industrielles en Inde sont concentrés sur les secteurs à forte valeur ajoutée[13], intenses en capital financier, technologique et humain qualifié. Or, dans l’organisation des chaines de valeur, les positions dominantes acquises par les grands pôles mondiaux (Etats-Unis, Asie du nord-est et Europe) n’offrent que des opportunités réduites aux nouveaux entrants, alors que les nouvelles technologies rendent le faible coût du travail moins essentiel à la compétitivité. C’est bien pourquoi les dispositifs d’appui publics ne rencontrent pas le succès escompté, au point que d’un exercice budgétaire à l’autre les crédits alloués à la plupart des priorités sectorielles sont réduits, redéployés voire annulés.

La question de fond demeure celle de l’emploi. Avec 12 M de nouveaux entrants sur le marché du travail chaque année, l’Inde est confrontée à un enjeu massif de création d’emplois, alors qu’en dépit de l’accélération de l’exode rural et de l’urbanisation, 60% de la population vit toujours dans les campagnes. L’économie indienne ne crée pas assez d’emplois (3 à 4 M par an depuis 2015, sans doute moins depuis la crise de la pandémie), en raison de la modernisation des services et de la substitution du capital au travail dans l’industrie. L’informalité dominante (80% de la population active)[14], joue le rôle d’amortisseur des chocs économiques mais constitue un frein à la mobilisation de l’épargne pour le financement de l’économie, tandis que l’investissement dans le capital humain (éducation, formation professionnelle, recherche et développement) comme dans les infrastructures physiques est contraint par l’absence de marges de manœuvre budgétaires. La crise de la pandémie a renforcé encore la dualité de l’économie, dont la partie intégrée dans les chaines de valeur mondiales ne représente qu’à peine 40 % du PIB.

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La poursuite du développement indien passera par une double transformation structurelle : le basculement de l’emploi de l’agriculture vers des secteurs à plus forte productivité et le passage d’activités informelles vers le marché formel. De la réponse apportée à ces défis, dépendra largement l’accélération de la croissance indienne. Dans cette perspective, le pari de l’industrialisation paraît pertinent à condition de répondre à la question urgente et cruciale de l’emploi. Pour cela, la stratégie industrialiste doit revenir aux fondamentaux, c’est-à-dire la valorisation des avantages comparatifs de l’Inde, à savoir ses faibles coûts salariaux, et s’inscrire dans une démarche d’élévation progressive dans les chaines de valeur, par l’investissement long dans le capital humain, sur le modèle réussi des dragons asiatiques.  



[1] L’initiative Make in India avait pour ambition de créer 100 millions d’emplois supplémentaires dans le secteur industriel (50 millions en 2011) et de porter la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée à 25 % d’ici à 2022, objectif repoussé à 2025.

[2] Six accords commerciaux sont en négociation plus ou moins avancée : Australie, Canada, Émirats Arabes Unis, Israël, Royaume Uni, Union Européenne

[3] L’Inde privilégie les négociations rapides pour obtenir des résultats limités. L’accord conclu avec les EAU porte ainsi pour l’essentiel sur la libre circulation des travailleurs indiens et les matières précieuses (or, argent, pierres). Celui avec l’Australie libéralise les conditions d’entrée des travailleurs indiens dans le pays en échange de la suppression des droits de douane et taxes sur le charbon australien.

[4] Le dernier plan quinquennal courait de 2012 à 2017 et se fixait un objectif de croissance annuel de 8% ; celui-ci n’a pas dépassé 6,9% sur la période, contre 7,7% sur la période 2008-2012 et 8,7% sur la période 2003-2008.

[5] Le secteur public représente toujours les deux-tiers du secteur financier.

[6] De 2004 à 2014.

[7] Le principal bénéficiaire de l’accord commercial avec l’Australie est Gautam Adani qui détient l’une des premières mines de charbon du pays. Alors qu’il est durement attaqué sur l’opacité de la gestion de son groupe, le premier réflexe de Gautam Adani est d’ailleurs d’accuser ses détracteurs de viser l’Inde [et son Premier Ministre] à travers sa personne. 

[8] Banque mondiale 2022.

[9] Le déficit bilatéral de l’Inde vis-à-vis de la Chine s’élève à 88 Mds USD en 2022, en forte hausse.

[10] Quatorze entreprises chinoises ont été autorisées à investir en Inde en février 2023. Cette autorisation a été donnée à la demande de Foxconn qui assemble des produits Apple dans le pays depuis 2021 et souhaitait pouvoir bénéficier de son écosystème de sous-traitants dans le pays. 

[11] Outre les PLI, de nombreux avantages fiscaux ont été accordés dans le cadre des zones et des corridors de développement industriels.

[12] Avec une légère accélération depuis 2018, avec une moyenne annuelle sur quatre ans de 50 Mds USD, mais également pour l’ASEAN à 155 Mds USD et la Chine à 278 Mds USD.

[13] Les « Programs linked Incentive » portent sur les composants électroniques et semi-conducteurs, les appareils médicaux, les médicaments, les télécommunications, les produits alimentaires, les climatiseurs et diodes électroluminescentes, les panneaux solaires, l’automobile et les équipements automobiles, les batteries électriques, les produits textiles, l’acier et les drones. Un nouveau programme portant sur les composants électroniques de haute technologie entrera en vigueur en avril 2023.

[14] Seulement 10 % des travailleurs dans l’industrie et 28 % dans les services ont un emploi régulier avec un contrat écrit et une couverture sociale.