Après avoir enregistré un rythme soutenu de plus de 7% au cours de la décennie 2000, la croissance économique indienne a nettement fléchi au cours de la décennie 2010, entraînant un recul de la croissance potentielle. Des facteurs conjoncturels sont à l’œuvre, tels que la fin d’un cycle de hausse des investissements en infrastructure et la nécessité de résorber un déficit courant très élevé en 2013/2014, de plus de 4% du PIB ; des facteurs structurels contribuent également à ce fléchissement, notamment la diminution de taux d’activité déjà faibles, une faible absorption des surplus de main-d’œuvre agricole par les autres secteurs ainsi que la médiocre qualité du capital humain. Dans ce contexte, le mouvement de libéralisation de l’économie initié en 1991 tend à être remis en cause, comme le montre notamment la réduction du taux d’ouverture de l’économie.

De faibles marges de manœuvre budgétaires et externes

Selon le scénario de base du FMI, la dette publique devrait rester stable à 83% du PIB d’ici 2026. La Banque centrale indienne estime qu’au-delà de 66% du PIB, la dette publique serait négativement corrélée à celle de la croissance. Le gouvernement s’attelle donc à la réduction du déficit central, mais avec une croissance inférieure à 7% sur plusieurs exercices la dette publique devrait demeurer étale. Deux pistes paraissent devoir être explorées, d’une part l’augmentation des recettes, mais l’exercice est délicat, compte tenu des orientations prises récemment par le budget de l’Etat[i], de la structure déséquilibrée des prélèvements qui portent essentiellement sur la consommation, et la réticence des assujettis à payer l’impôt.

D’autre part, l’accélération du programme de privatisation des entreprises publiques, le secteur financier notamment, au sein duquel l’Etat actionnaire joue un rôle prépondérant, pourrait lui permettre de dégager des recettes exceptionnelles affectées au remboursement d’une partie de la dette, mais des obstacles tant politiques que financiers, comme la nécessité de recapitaliser une partie des entreprises à privatiser, nuiront probablement à la mise en œuvre rapide de ce programme.       

Sur le plan externe, l’Inde pâtit de déficits courants structurels, impliquant la nécessité de recourir à l’épargne du reste du monde pour financer son développement. Cette situation résulte notamment de la désépargne du secteur public, conjuguée à la diminution de l’épargne des ménages au cours des dix dernières années, imputable au ralentissement de la croissance, aux divers chocs survenus dans la décennie 2010 (réforme monétaire en 2016, introduction de la GST, pandémie) et surtout à un environnement inflationniste conduisant à la formation de taux d’intérêt réels négatifs[ii]. En résulte une contrainte financière externe structurelle, susceptible de s’aggraver en cas de choc sur les matières premières ou de dérive des comptes publics. Il en résulte pour le gouvernement la nécessité de mener une politique budgétaire faiblement contracyclique en cas de crise et peu susceptible de dynamiser le financement des infrastructures ou de mener des politiques structurelles sur plusieurs exercices, à ressources fiscales données.

Des choix politiques et sociaux très largement à l’origine d’une croissance sans emplois

Le taux d’activité en Inde est l’un des plus faibles au monde, s’inscrivant à 40% contre 68% en Chine et 74% au Vietnam[iii]. Cette « anomalie », qui pèse sur la croissance potentielle, est en partie le fruit de choix de société, s’agissant du taux d’activité des femmes en particulier, à 20%, en recul sur longue période[iv]. Par ailleurs, à la suite de la pandémie, une partie des agents est sortie du marché du travail, entraînant un recul du taux d’activité. Le niveau élevé du chômage des jeunes, qualifiés y compris, a un effet dissuasif à l’entrée sur le marché du travail, qui peut expliquer partiellement le recul du taux d’activité au cours des six dernières années, de 46% à 40%.

La croissance enregistrée depuis deux décennies est faiblement créatrice d’emplois, en raison des politiques économiques menées depuis les années quatre-vingt-dix : Un immobilisme vis-à-vis de l’agriculture[v], dont la productivité stagne faute d’investissements et d’innovation alors que les rendements diminuent, d’où une dépendance accrue aux subventions publiques[vi] et aux mécanismes de soutien des prix qui renforcent les inégalités de revenu. Les secteurs manufacturier et des services ne sont pas parvenus à absorber la population active libérée par l’agriculture[vii]. Le secteur manufacturier s’est progressivement orienté vers des activités à forte intensité capitalistique[viii], au détriment de celles intensives en travail, pourtant l’un des principaux avantages comparatifs de l’Inde, en raison notamment de rigidités persistantes du marché du travail, qui ont contribué à renforcer l’informalité et les inégalités de revenu[ix]. Les services, en dépit de gains de productivité plus faibles, ont absorbé en partie le surplus de population active libéré par l’agriculture, mais le rythme de création d’emplois dans ce secteur diminue tendanciellement depuis les années deux-mille.

Ainsi, si l’industrie manufacturière emploie 12% de la population active - comme au début des années quatre-vingt -, les services représentent désormais 47% de la population active (19% en 1980) tandis que la population active agricole est passée de 70% à 41% en 2019.

Le modèle actuel achoppe sur la faible qualité de formation initiale, entraînant une réduction de l’élasticité de l’emploi à la croissance, ce qui fragilise le modèle de croissance indien fondé sur une spécialisation dans les services. L’économie indienne devrait créer près de 90 millions d’emplois d’ici 2030 pour pouvoir absorber les 12 millions de nouveaux entrants sur le marché du travail chaque année, résultant du dividende démographique. Or le taux de chômage des 20-25 ans atteint près de 50%, situation structurelle, compte tenu des lacunes du système de formation. A l’issue de l’école primaire, 28% de la population indienne sont illettrés et 26% n’iront pas au-delà. Les diplômés de l’enseignement supérieur constituent une élite de l’ordre de 9% de la population, chiffre trop faible pour permettre à l’économie indienne d’intensifier sa spécialisation dans les services à haute valeur ajoutée. Dans ce contexte, des économistes ont mis en exergue la diminution de l’élasticité de l’emploi à la croissance, dont le taux, même porté à 10% n’impliquerait qu’une augmentation de 1% de l’emploi[x].

La nécessité de traiter les enjeux entravant la compétitivité de l’économie indienne

Un déficit tant quantitatif que qualitatif en matière d’infrastructures. Malgré les progrès réalisés au cours des deux dernières décennies, induits par un cycle d’investissement favorable au financement des infrastructures de 2003 à 2012, l’Inde souffre d’une insuffisance tant quantitative que qualitative en la matière. Accrus par la pression d’un exode rural loin d’être achevé et par l’urbanisation accélérée du pays, les besoins de financement sont estimés à 4500 Mds USD que le pays devrait mobiliser d’ici 2030 pour atteindre son objectif de PIB nominal de 5000 Mds USD, que la seule ressource publique ne permettra pas de combler. Or les investissements en infrastructure participent de la compétitivité de l’économie indienne grâce aux gains de productivité induits sur la période[i].   

Un degré d’ouverture qui s’infléchit. Reflétée par la forte baisse des droits de douane, ramenés de plus de 70% en 1990 pour les biens d’équipement et les produits intermédiaires[ii] à moins de 10% en 2008, la libéralisation entreprise en 1992 s’est traduite par une nette progression des gains de productivité et par une accélération de la croissance du PIB en volume[iii]. Les exportations de biens et services indiennes rapportées au PIB ont ainsi été portées de moins de 10% dans les années 80 à plus de 20% dans les années 2000. Il en a résulté une nette progression de la part de marché de l’Inde dans les exportations de marchandises, de 0,5% en 1992 à 1,6% en 2010[iv]. Les exportations de services en ont encore davantage bénéficié, passant de 0,5% du total des exportations mondiales de services[v] à 3,1% sur la période 1992-2019.

Cependant, le taux d’ouverture[vi] se réduit nettement au cours de la décennie 2010, revenant ainsi de près de 20% du PIB en 2012 à 12% en 2020, en liaison notamment avec le rehaussement des barrières tarifaires et non-tarifaires aux importations, adopté dans le but de protéger le secteur et l’emploi manufacturiers[vii] de la concurrence étrangère. Le recul de certaines exportations intensives en main-d’œuvre, comme le textile et le cuir, dont la hausse des coûts des intrants consécutive à l’augmentation des droits de douane sur les produits intermédiaires vient dégrader la compétitivité[viii], constitue l’un des effets pervers de la volonté de protéger le marché intérieur.   

Un faible degré d’insertion dans les chaînes de valeur internationales. Contrairement à l’ASEAN, l’Asie du sud demeure une zone faiblement intégrée, malgré la signature en 2004 d’un accord de libre-échange (SAFTA) qui n’a jamais été appliqué, les huit pays membres continuant d’appliquer des mesures tarifaires et surtout non-tarifaires à l’encontre de leurs partenaires. Dans ce contexte, les échanges intra-zone sont demeurés faibles, ne dépassant pas 7% du total des exportations, tout comme les exportations indiennes vis-à-vis de la zone.

La faible part de l’industrie manufacturière limite l’insertion de l’Inde dans les chaînes de valeur. Malgré la libéralisation du régime des IDE, qui s’est intensifiée depuis 2014[ix], les stocks d’IDE demeurent faibles, à quelque 10% du PIB, contre 20% pour la Chine et 30% pour l’ASEAN, malgré le potentiel du marché intérieur. Si les tensions sino-américaines ont alimenté les espoirs de tirer parti de relocalisations d’IDE hors de Chine, la plus grande ouverture de l’ASEAN et le poids plus important de l’industrie manufacturière dans sa structure productive, par ailleurs intégrée à la chaîne de valeur de l’Asie orientale, avantagent considérablement l’ASEAN dans la compétition régionale. A l’inverse, les IDE qui se portent vers l’Inde, concernent encore pour moitié les services, malgré les dispositifs mis en œuvre pour promouvoir l’investissement direct industriel (Make in India, Production Linked incentive), dont les effets tardent à se manifester.

 

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En l’absence de réformes structurelles d’envergure, la croissance du PIB indien devrait demeurer de l’ordre de 6% par an, niveau insuffisant pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail et capter le dividende démographique. Le gouvernement ne dispose cependant pas des ressources financières lui permettant d’insuffler une politique économique volontariste sur plusieurs fronts, résultant de l’insuffisance des infrastructures, des lacunes en matière de formation et d’innovation, qui ne dépasse pas 0,7% du PIB. Alors que la stratégie industrielle de l’Inde est contrariée par une préférence de facto pour les secteurs pauvres en main-d’œuvre, son biais protectionniste constitue une injonction contradictoire pour les entreprises étrangères, prêtes à tirer parti du potentiel indien dans un contexte géopolitique de reconfiguration des chaînes de valeurs qui lui est a priori favorable. 

 

 

[i] L’impôt en Inde est faiblement progressif, notamment parce qu’une infime partie de la population est assujettie à l’IRPP et que les impôts sur la propriété et les successions sont inexistants. Cette évolution a été aggravée par le cadeau à visée électoraliste accordé par le gouvernement Modi, qui a relevé le seuil d’exemption de l’IRPP de 500000 INR à 700000 INR, permettant ainsi à près de 10 millions d’assujettis d’échapper à cet impôt. L’Etat est tributaire des impôts indirects pour financer ses dépenses publiques.

[ii]Ce taux avait atteint 21% sur la période 1997-2003, avant de progresser à 24% en 2008-2011. Il est depuis revenu à 17%, en raison de la diminution du taux d’épargne financière de 11-12% à 7%, sous l’effet de la forte inflation et de l’existence de taux d’intérêt réels négatifs ; en a découlé une préférence pour des placements oisifs, tels que l’or.

[iii] Le nombre d’emplois formels créés en Inde sur la période 2000-2018 n’a pas dépassé 10% de l’augmentation de la population d’âge actif, contre plus de 40% en Chine et plus de 90% au Vietnam.

[iv] Entre 2010 et 2020, le taux d’activité féminin est revenu de 26% à 19%. L’incidence de la pandémie l’aurait fait reculer à moins de 10% au premier trimestre 2022.

[v] L’agriculture indienne a réussi à générer des surplus agricoles essentiellement céréaliers (blé, riz) mais également sucriers, au prix d’une politique de subventions coûteuse pour les finances publiques et probablement désastreuse pour les équilibres écologiques de long terme, tout en avantageant les grands propriétaires terriens. En revanche, faute d’un exode rural massif et d’une politique de remembrement comparable à celle de la France des années cinquante et soixante, les exploitations agricoles ont vu leur superficie moyenne diminuer de moitié en passant de 2 à 1 ha ; dans ce contexte, les rendements croissants à l’échelle ne sont pas possibles et la productivité agricole a stagné, rapportée au nombre d’actifs. En effet, la croissance agricole sur longue période s’inscrit à 3%, en s’étant certes élevée à 3,7% sur la période 2004-2014, avant de revenir à 2,9% sur la période 2015-2019. Par contraste, les taux de croissance agricoles enregistrés en Chine se sont élevés à 4,5% sur les quarante dernières années, alors que la population agricole chinoise diminuait de moitié.

[vi] De l’ordre de 3 points de PIB par an. Le gouvernement a tenté d’introduire des lois réformant le système de garantie des prix, en introduisant notamment la possibilité pour les agriculteurs de vendre directement sur le marché. L’impopularité du dispositif, susceptible de remettre en cause les rentes de situation de certains acteurs de la filière agricole a contraint le gouvernement à rapporter des lois déjà votées.

[vii] Les entreprises de moins de 100 salariés représentent plus de la moitié des entreprises. Elles ne contribuent cependant qu’à 14% de l’emploi et qu’à 8% des gains de productivité. Par contraste, les entreprises de plus de 100 salariés contribuent aux ¾ de l’emploi et 90% des gains de productivité, alors qu’elles ne représentent que 15% des entreprises (Ministry of Finance Economic Survey) 

[viii] Cette évolution a en outre été induite par un code du travail très rigide impliquant pour une entreprise employant un nombre de salariés supérieur ou égal à cent d’obtenir un accord du gouvernement pour pouvoir licencier un employé ou fermer une usine. 

[ix] La valeur ajoutée par employé dans le secteur manufacturier informel représente le dixième de celle d’un travailleur bénéficiant d’un contrat formel. Pour mémoire, le secteur informel emploie 90% de la population et contribue pour près de la moitié au PIB.

[x] Soit une élasticité de 0,1. Celle-ci s’élevait à près de 0,4 en 2005.

[xi] Sur la période 2000-2015, les investissements en infrastructures auraient induit des gains de productivité de 5 points de pourcentage par an ;

[xii] Pour les biens de consommation, les droits de douane sont revenus de 40% à 10%

[xiii]  La croissance du PIB est passée de 3,5% en moyenne dans les années 80 à 5% dans les années 90 et à plus de 7% pendant la décennie suivante.

[xiv] Sur la même période, la part de marché des exportations chinoises de biens progressaient de 1,8% à 12,7%.

[xv] Le poids relatif des exportations de services informatiques dans le total des exportations indiennes de service constitue un élément de vulnérabilité, dans la mesure où ils représentent la moitié du total et sont donc susceptibles d’effets d’obsolescence, en cas de rupture technologique (robotisation).

[xvi] Mesuré comme la somme des exportations et importations de biens rapportée au PIB et divisée par deux. 

[xvii] Des effets pervers en résultent sur la productivité et les prix, les entreprises bénéficiant d’un marché captif et n’ayant pas à améliorer leur combinaison productive pour préserver leur marge. En revanche, les consommateurs, notamment les plus pauvres, pâtissent des effets-prix qui en résultent.  

[xviii] Il en est ainsi notamment dans la filière textile, pénalisée par rapport à ses concurrents en raison du niveau élevé des droits de douane pesant sur les fibres synthétiques, alors que le Bangladesh dispose à ce jour d’un accès à taux nul au marché européen.  

[xix] Nombre de plafonds de participations étrangères dans des entreprises indiennes ont été levés, un plus grand nombre de secteurs soumis à une procédure automatique, évitant une procédure d’autorisation ex ante du gouvernement, par ailleurs désormais simplifiée et décentralisée.