un pont entre des montagnes

 

Selon les enquêtes de conjoncture de l’Insee pour le 4ème trimestre 2022, 62 % des entreprises dans les services (hors transport), 65 % dans l’industrie manufacturière et 81 % dans le bâtiment déclarent encore rencontrer des difficultés de recrutement. Ce sont les plus hauts niveaux jamais enregistrés. À l’inverse, les difficultés d’approvisionnement sont en reflux. Ce diagnostic est confirmé par l’enquête de la Banque de France de janvier 2023.

La baisse du taux de chômage au cours des années 2021 et 2022 (environ -1 point entre le premier trimestre 2021 et le troisième trimestre 2022, soit à peu près 200 000 chômeurs en moins au sens du BIT sur la période) montre que les entreprises ont réussi à pourvoir de nombreux postes vacants avec des personnes auparavant sans emploi. Sur une période plus longue, on constate que la baisse quasi continue du taux de chômage depuis 2015 s’est accompagnée d’une hausse relativement modeste de la proportion d’emplois vacants (graphique 1). Toutefois, avec 7,3 % de chômage (chiffre du 3ème trimestre 2022), nous sommes arrivés à un point où l’augmentation de la proportion d’emplois vacants ne s’accompagne plus d’une baisse significative du chômage : la courbe de Beveridge, qui relie taux de chômage et taux d’emplois vacants, est devenue nettement plus pentue en France.

 

Graphique 1

Courbe de Beveridge France

Or, il n’y a pas vraiment de raison d’en rester là. Si l’on dézoome de nouveau en juxtaposant les courbes de Beveridge de différents pays avancés, on se rend compte que le taux de chômage au-dessous duquel le taux d’emplois vacants augmente se situe plutôt autour de 3-4 % en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis (graphique 2).

Graphique 2

Courbe de Beveridge 2015-2022

 

Sources : INSEE, Dares, Eurostat. Calculs DG Trésor.

 

La pentification prématurée de la courbe de Beveridge en France trahit une relative inefficacité du marché du travail à mettre en relation les chômeurs et les emplois : certains chômeurs ne parviennent pas à trouver un emploi tandis que, simultanément, certains employeurs ne trouvent pas la main d’œuvre dont ils ont besoin. Une partie de ce désajustement entre offre et demande est de nature structurelle : les qualifications et contraintes géographiques des personnes en recherche d’emploi ne sont pas nécessairement en ligne avec la demande des entreprises, du moins à court terme. Toutefois, les travaux de recherche existants pointent également le rôle du système d’assurance chômage. En France, il prévoit des indemnités pouvant aller jusqu’à 2 ans avant 53 ans et 3 ans à partir de 55 ans, une durée relativement longue en comparaison internationale (graphique 3).

Graphique 3 : durée maximum de l’indemnisation chômage dans quelques pays européens

durée maximum de l'indemnisation chômage dans quelques pays européens

Source : Panorama des systèmes d’assurance chômage en Europe, Unédic, janvier 2022 ; L’assurance chômage en Europe – Etude de 15 pays, Unédic, juillet 2019 ; « L’indemnisation du chômage en Suisse », Unédic, 2014 ; « L’indemnisation du chômage en Allemagne », Unédic, 2019 ; Agence pour le développement de l’emploi (ADEM) du Luxembourg ; « L’indemnisation du chômage en Finlande », Unédic, juin 2022 ; Commission Européenne – Allocations chômage au Portugal.

 

Incitations des assurés

Quel que soit son objet (habitat, automobile, risques professionnels, maladie, chômage), le but d’une assurance est de protéger un individu ou une organisation contre un risque. Cette protection se heurte au problème bien connu de l’aléa moral : le fait d’être assuré modifie le comportement de l’individu ou de l’organisation. Les assureurs développent des stratégies pour se prémunir contre l’aléa moral. Par exemple, ils imposent un malus aux conducteurs après un accident ; ils exigent des équipements de sécurité à leurs assurés (portes blindées) ; ou ils réalisent des contrôles aléatoires, par exemple auprès de personnes en arrêt-maladie.

Dans le cas du chômage, la limite temporelle de l’indemnisation constitue le principal mécanisme pour limiter l’aléa moral, en incitant à la reprise d’emploi, notamment lorsque la date de cessation des indemnités se rapproche. Ce mécanisme a été corroboré empiriquement par Marinescu et Skandalis (2021) sur le cas français. À partir d’un échantillon de 500 000 demandeurs d’emploi entrés au chômage entre 2013 et 2017, les deux chercheuses montrent que l’effort de recherche d’emploi (mesuré par les candidatures envoyées via une plateforme en ligne) augmente de 50% dans l’année qui précède la fin de l’indemnisation. Dès lors, un raccourcissement de la période d’indemnisation serait de nature à réduire la période chômée. Toujours sur données françaises, Le Barbanchon, Rathelot et Roulet (2019) estiment qu’un raccourcissement de 10 % de la durée potentielle d’indemnisation réduit en moyenne de 3 % la durée effective d’indemnisation du chômage, un chiffre comparable à celui qu’on obtient dans d’autres pays européens (voir Roulet, 2018). D’après ces mêmes études, le temps de retour à l’emploi se réduirait quant à lui de 1% suite à une baisse de 10 % de la durée potentielle d’indemnisation.

 

Toutefois, on peut se demander si une indemnisation plus courte ne détériorerait pas la qualité de l’emploi retrouvé à l’issue de la période de chômage, l’assuré étant incité à accepter un emploi en inadéquation avec ses qualifications et aspirations. Les employeurs pourraient aussi tirer profit de cette précipitation en proposant des salaires plus faibles. Si la littérature économique n’est pas unanime sur ce point (Les droits rechargeables - UNÉDIC - Octobre 2019), plusieurs études réalisées dans des contextes français et européen mettent en évidence des effets quasi nuls de l’allongement de la durée d’indemnisation sur la qualité de l’emploi : le salaire retrouvé ne serait pas plus élevé de même que la durée d’emploi (Le Barbanchon, 2016), l’emploi ne serait pas plus stable (Fackler, Stegmaier et Weigt, 2019), le nombre d’heures recherchées, le type de contrat recherché, ou encore le trajet maximum accepté entre le domicile et le lieu de travail ne seraient pas non plus affectés (Le Barbanchon, Rathelot et Roulet, 2019). En réalité, deux effets contraires semblent se compenser :  d’un côté, un allongement de la durée d’indemnisation permet une forme de sélectivité de la part des demandeurs d’emploi, et donc l’accès à un meilleur emploi ; de l’autre, un temps plus long passé au chômage réduit les perspectives d’embauche, ce qui se traduit par une pénalité sur la qualité de l’emploi retrouvé.

 

Contracyclicité

Lorsqu’on réfléchit à un système d’assurance-chômage optimal, il faut aussi prendre en compte la situation du marché du travail, comme l’ont montré Landais, Michaillat et Saez (2018). Si peu d’entreprises cherchent à recruter, un effort de recherche limité de la part d’une personne au chômage fait le bonheur d’un autre chômeur plus motivé, qui trouvera plus facilement un travail. Ainsi, lorsqu’il y a peu d’emplois vacants sur le marché, les effets désincitatifs de l’assurance ont relativement peu d’impact sur le chômage agrégé. À l’inverse, si, comme c’est le cas aujourd’hui, de nombreuses entreprises cherchent à recruter, alors au contraire la recherche d’emploi des uns ne porte pas ombrage à la recherche des autres, et le chômage diminue plus rapidement lorsque l’effort de recherche augmente. La prise en compte de la situation du marché du travail et de son possible engorgement amène à préconiser une assurance-chômage contracyclique : plus généreuse en bas de cycle économique, moins en haut de cycle. En outre, une assurance-chômage contracyclique remplit mieux son rôle assurantiel puisqu’elle protège mieux le travailleur dans les périodes où la probabilité de retrouver un emploi est faible (Andersen, 2014).

Aux États-Unis et au Canada, les indemnités chômage augmentent en période de crise et elles sont versées plus longtemps qu’en période dite « normale ». En France, au contraire, les paramètres de l’assurance chômage ne varient pas au cours du cycle d’activité. Les règles d’indemnisation tendraient même, selon Cahuc, Carcillo et Landais, 2020 à être légèrement procycliques. Or, Schmieder, von Wachter et Bender (2012) montrent, sur données allemandes, que les effets désincitatifs au retour à l’emploi de l’assurance chômage sont plus limités en période de récession, suggérant des gains de bien-être associés à la modulation contracyclique de la durée potentielle d’indemnisation.  

 

Travaux pratiques

Faut-il moduler la durée potentielle d’indemnisation, le montant de l’indemnisation (taux de remplacement) ou bien les conditions d’éligibilité ? Le choix a des conséquences en termes redistributifs et incitatifs. En particulier, moduler le taux de remplacement au cours du cycle pourrait avoir pour conséquence de toucher plus fortement les travailleurs contraints financièrement en bas de cycle, qui sont aussi les plus modestes (Chetty, 2008). À l’inverse, moduler la durée potentielle d’indemnisation via le taux de conversion permet de toucher tous les travailleurs, y compris ceux qui ont accumulé de l’épargne durant leur période d’emploi, et sans effet notable sur la qualité de l’emploi retrouvé (cf. supra). Une modulation de la seule durée maximale d’indemnisation aurait un effet plus lent et risquerait de pénaliser plus fortement certaines catégories de chômeurs (ceux disposant des droits les plus longs). Enfin, une modulation des conditions d’éligibilité aurait des effets difficilement contrôlables compte tenu de l’antériorité de la période d’emploi et pourrait priver certains actifs de leurs droits, en particulier les jeunes.

La deuxième question est celle de l’indicateur permettant de moduler la générosité de l’indemnisation. Cet indicateur doit être capable de rendre compte de la situation du marché du travail à laquelle est confronté un demandeur d’emploi, de façon rapide, objective, compréhensible et robuste par rapport à d’éventuelles évolutions du marché du travail. Sur la base de ces différents critères, le taux de chômage est préférable aux indicateurs de flux d’entrées-sorties du chômage, au taux d’emplois vacants et à l’écart de production (entre PIB et PIB potentiel). Le taux de chômage est calculé par une institution indépendante – l’Insee – à partir d’une définition internationale donnée par le Bureau International du Travail. Il est peu soumis à des révisions, bien connu du grand public et son lien avec le marché du travail est clair pour tout le monde.

Une fois l’indicateur choisi, il faut définir la manière dont il déclenchera la modulation de l’assurance-chômage. Le Décret n° 2023-33 du 26 janvier 2023, applicable du 1er février au 31 décembre 2023, prévoit une baisse de 25 % de la durée potentielle d'indemnisation lorsque, durant trois trimestres consécutifs, le taux de chômage reste en-dessous de 9 % et ne connaît pas de variation trimestrielle supérieure à 0,8 point de pourcentage. Un complément de fin de droit est octroyé lorsque le chômage dépasse, durant un trimestre, le niveau de 9 % ou si le taux de chômage connaît une variation trimestrielle supérieure à 0,8 point de pourcentage. Ce second critère est introduit pour pouvoir réagir rapidement à une dégradation soudaine de la conjoncture, même si le taux de chômage reste faible, sans toutefois déclencher de trop fréquentes modifications des paramètres. Le décret prévoit une durée d’indemnisation minimum de 6 mois pour les personnes éligibles ayant cotisé au moins 6 mois, ce qui maintient la fonction assurantielle du dispositif pour toutes les personnes éligibles, même en période de haut de cycle, et permet un bon appariement sur le marché du travail. Les conditions d’éligibilité et le montant de l’allocation versée mensuellement restent inchangés.

Le graphique 3 retrace quelle aurait été la durée potentielle d’indemnisation au cours de la période 2003-2022 si cette modulation avait été appliquée. Le graphique est dans une zone en vert lorsque la situation du marché du travail est favorable et dans une zone rouge lorsqu’elle est dégradée. Si les règles d’indemnisation contenues dans le décret avaient été en place dès 2003, les chômeurs auraient disposé d’un complément de fin de droit à partir de la crise mondiale de 2009 et jusqu’en 2018, puis de nouveau, brièvement, en 2020. Ainsi, sur vingt ans, la combinaison des deux critères (niveau et variation du taux de chômage) aurait permis d’identifier les deux principales crises, la crise de 2009, et la crise Covid, et uniquement ces deux épisodes.

Graphique 4

conjoncture du marché du travail (2003-2022) d'après les seuils définis par décret

 

Lecture : Au premier trimestre 2018, selon les règles de modulation introduites par le nouveau décret, le cycle aurait été considéré comme défavorable : le niveau de chômage était au-dessus de 9 %. Au deuxième trimestre 2019, il aurait été au contraire considéré comme favorable du fait de la baisse prolongée du chômage en dessous de 9 % (sans variation trimestrielle supérieure à 0,8 point de pourcentage sur la période). À partir du troisième trimestre 2020, il aurait été de nouveau considéré comme défavorable durant trois trimestres, du fait de l’augmentation soudaine du taux de chômage au deuxième trimestre 2020.

Source : DG Trésor, à partir des données Insee.

 

Le décret proposé par le gouvernement remplit le cahier des charges établi par la littérature académique, en rapprochant le régime français de l’arbitrage « optimal » entre assurance et incitations, qui varie au cours du cycle. La modulation selon une règle claire donne de la visibilité aux travailleurs et permettra d’équilibrer le régime d’indemnisation au cours du cycle d’activité, contribuant à la fois à la stabilisation macroéconomique et à la soutenabilité des finances publiques. La maximisation de l’emploi en haut de cycle répond aussi aux besoins des entreprises. Au-delà des cotisations à l’assurance-chômage, la richesse créée fournira des ressources fiscales bienvenues pour les finances publiques dans leur ensemble.

 

Lire aussi :

>> Tous les billets d'Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la DG Trésor.