Agnès Benassy-Quéré, chef économiste de la direction générale du Trésor, montre, dans une tribune au « Monde », comment, de crise en crise, l’analyse économique tente d’affiner ses outils au service des décideurs politiques.

Les crises bousculent les théories économiques existantes et stimulent leur régénération. Rien de nouveau à cela. On peut citer en exemple la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, ouvrage-clé de John Maynard Keynes, publié en 1936, quelques années après l’effondrement de 1929. Ou bien les théories successives permettant de comprendre, à défaut de les prévoir, les crises de change : selon le modèle de première génération, inspiré des désordres monétaires des années 1970, la crise survient lorsque les marchés anticipent que la banque centrale n’a plus les moyens de défendre la monnaie ; le modèle de seconde génération, inspiré des crises du système monétaire européen au début des années 1990, anticipe une crise lorsque la défense de la parité devient non pas impossible, mais trop coûteuse ; le modèle de troisième génération, enfin, né après la crise asiatique de 1997, considère la crise de change comme à la fois la cause et la conséquence d’une crise bancaire.

La crise sanitaire de 2020 a, elle aussi, bousculé les macroéconomistes. Alors qu’ils étaient occupés à analyser finement l’interaction entre inégalités et fluctuations économiques, la crise les a obligés à déporter leur regard vers les questions sectorielles et les chaînes de valeur. Il en est sorti, par exemple, le concept, apparemment paradoxal, de « choc d’offre keynésien ». Par exemple, la fermeture des restaurants pour des raisons sanitaires (choc d’offre) a pour corollaire une baisse de la demande pour les taxis (choc de demande).

Il est encore un peu tôt pour anticiper ce que la crise énergétique et géopolitique actuelle apportera comme nouveautés dans la boîte à outils des macroéconomistes. La théorie du commerce international offre déjà des ressources pertinentes, que ce soit pour comprendre l’impact des sanctions à l’encontre de la Russie ou pour anticiper la répercussion du renchérissement de l’énergie importée sur les entreprises européennes.

La recherche a du mal à suivre

Un autre grand domaine d’importance est celui de la boucle prix-salaires, qui décrit dans quelle mesure, et à quelle vitesse, la hausse des prix se transmet aux salaires, et les salaires aux prix, pour former une spirale qui pourrait finir par nous échapper. Et là, il faut bien avouer que la recherche académique a du mal à suivre. Les chercheurs actifs aujourd’hui ont, pour la plupart, fait leurs études alors que l’inflation avait quasiment disparu. Dans les années 2000 et 2010, on expliquait volontiers que les fluctuations du chômage n’avaient plus d’impact sur l’inflation des salaires et des prix : la courbe dite « de Phillips », qui relie le chômage à l’inflation, était désormais plate comme la ligne d’horizon. Réveil brutal aujourd’hui, et la recherche en macroéconomie peine à aider concrètement les responsables de politique économique qui se demandent, par exemple, s’il est préférable d’étaler l’inflation dans le temps (pour réduire l’incertitude et donner aux ménages et aux entreprises le temps de s’ajuster) ou bien de laisser les prix augmenter brutalement en espérant que cela ne dure pas. Si l’on sait qu’une réindexation générale des salaires sur les prix doit être vigoureusement combattue, quelle est alors la meilleure stratégie pour préserver le pouvoir d’achat des ménages modestes ?

En matière de politique budgétaire, la recommandation standard aujourd’hui est de réduire les déficits afin de refroidir la demande agrégée de biens et de services, et donc de ne pas ajouter au renchérissement de l’énergie une nouvelle source d’inflation. Toutefois, la situation requiert simultanément une intervention publique pour accélérer le remplacement du gaz russe et les investissements dans les énergies décarbonées ; elle requiert aussi de renforcer les incitations et subventions à la rénovation thermique et à la décarbonation. Ces dépenses ont un impact ambigu sur les prix : d’un côté, elles augmentent la demande dans des secteurs déjà sous tension ; de l’autre, elles atténuent la répercussion des prix de l’énergie sur les prix des autres biens et services et, plus globalement, sur le coût de la vie. Les modèles couramment utilisés dans le monde académique pour réfléchir aux politiques budgétaires ne permettent pas d’analyser et de calibrer ce qu’on pourrait appeler des « politiques budgétaires expansionnistes d’offre » – encore un paradoxe. Seuls le peuvent – et encore – les modèles macroéconométriques utilisés par les administrations ou les centres de recherche appliquée comme l’Observatoire français des conjonctures économiques, que Jean-Paul Fitoussi a présidé pendant vingt et un ans. Mais ces modèles n’ont pas le vent en poupe dans le monde académique, car ils sont trop éloignés de la théorie macroéconomique dite « microfondée », c’est-à-dire assise sur des comportements explicites d’optimisation.

Au cœur des préoccupations des décideurs

Jean-Paul Fitoussi était de ces macroéconomistes concrets et attentifs aux enjeux du monde. Ses domaines d’étude qu’étaient le chômage, la formation des salaires, les taux d’intérêt réels, le ralentissement de la productivité, les inégalités ou la transition écologique sont aujourd’hui revenus au cœur des préoccupations des décideurs. La macroéconomie a été trop longtemps éclipsée par la quête de relations de causalité parfaitement identifiables sur des millions de données – un exercice nécessaire mais insuffisant pour bien comprendre les interactions entre les variables agrégées au niveau d’un pays.

La période actuelle est un vrai défi pour les économistes : les crises de différentes sortes se succèdent à toute allure, alors que la recherche se déploie dans le temps long. Les gouvernements sont obligés de prendre des décisions rapides sans avoir sous les yeux des analyses de fond sur l’impact de leurs mesures. Saluons toutefois les efforts de la communauté pour répondre au mieux aux besoins des décideurs. On peut notamment citer les travaux réalisés en un temps record au début de la crise pour éclairer l’impact d’une rupture d’approvisionnement en gaz sur les économies européennes. Si ces travaux réalisés dans l’urgence comportent de nombreuses limites, ils aident l’administration à réfléchir dans un cadre structuré qu’elle peut elle-même compléter et mettre en perspective.

 

Retrouver la tribune sur le site du Monde : « Le retour d’une macroéconomie concrète et attentive aux enjeux du monde » (lemonde.fr)

Retrouver les billets de la chef-économiste : billet-agnes-benassy-quere - Trésor Info | Direction générale du Trésor (economie.gouv.fr)