Affecté par les découvertes macabres des derniers mois, le Canada accorde désormais une place centrale aux problématiques relatives aux Autochtones. S’il s’agit là d’un sujet avant tout politique et social, les implications économiques et budgétaires apparaissent de plus en plus nombreuses, constituant désormais l’un des éléments incontournables de tout projet de développement économique dans ce pays.

1/ Plus d'un siècle et demi après la création du pays, les Autochtones pâtissent toujours d'une moindre intégration économique et sociale

Selon le dernier recensement (2016), il y avait au Canada près de 1,67 million de personnes (4,4% de la population totale) se déclarant comme « autochtones », c’est-à-dire descendant des peuples présents sur le territoire nord-américain avant l’arrivée des colons européens. La Constitution canadienne reconnaît trois groupes distincts de peuples autochtones : les Premières Nations (environ 980 000 personnes), les Métis (plus de 587 000) et les Inuits (environ 65 000 personnes). Outre leur statut civil spécifique, ces communautés se caractérisent par plusieurs traits distinctifs par rapport au reste de la population : plus dynamiques sur le plan démographique (Encadré 1), elles sont aussi très inégalement réparties sur le territoire, leur part dans la population locale reflétant assez fidèlement l’histoire de la colonisation progressive du pays dans la seconde partie du 19ème siècle, avec une surreprésentation dans les provinces et territoires de l’Ouest et du Nord (de 3% en Ontario, à plus de 15% en Saskatchewan et au Manitoba et jusqu’à 80% au Nunavut) ; enfin elles vivent encore largement à l’écart du reste de la population, près de 40% des Autochtones canadiens vivant dans des réserves[1].

Sur le plan économique, les autochtones pâtissent toujours d’une moindre intégration, illustrée notamment par un plus fort taux de pauvreté. Tandis que le taux de pauvreté – défini par la Mesure de Faible Revenu (MFR) – était en moyenne de 13% dans la population canadienne en 2016, il atteignait 35% parmi les Premières Nations, et s’approchait même de 50% pour celles vivant au sein des réserves. Ces disparités s’observent également dans le domaine de l’emploi : le taux d’emploi des 25-64 ans était ainsi de 76% dans la population non-autochtone en 2016, contre 60% pour les membres des Premières Nations vivant hors-réserve et seulement 47% pour les membres des Premières Nations vivant au sein de réserves (Annexes 2 et 3). Cette moindre intégration économique, conjuguée à l’isolement géographique et la difficulté d’accès aux services publics, a des conséquences sur la santé des populations, notamment leur santé mentale : le taux de suicide au Nunavut (majoritairement peuplé d’Inuits) est par exemple dix fois plus élevé que dans le reste du pays[2]. Ces difficultés ont été confirmées lors de la crise sanitaire actuelle, avec notamment une prévalence des personnes infectées par le virus plus forte au sein des Premières Nations.  

2/ La reconnaissance progressive d'une "responsabilité historique" du gouvernement à leur égard s'est accélérée ces dernières années, au point de devenir un fait saillant du budget fédéral

Depuis la Loi sur les Indiens (1876), les communautés autochtones font l’objet d’une attention particulière du gouvernement fédéral, qui s’est accrue d’un point de vue budgétaire depuis une quinzaine d’années. Du point de vue institutionnel, le Canada s’est doté dès 1880 d’un ministère des Affaires autochtones et du Nord, destiné à organiser les services publics à destination des populations autochtones. Ministère scindé en 2017, avec d’un côté les Relations Couronne-Autochtones, chargées principalement des questions mémorielles et de reconnaissance de l’identité des populations autochtones, et, de l’autre, les Services aux Autochtones Canada, qui administrent les programmes de soutien (financier, technique, administratif) aux communautés. Sur le plan budgétaire, afin notamment d’accompagner la politique de réconciliation symbolisée par la Commission « Vérité et Réconciliation » mise en place par le précédent Premier ministre Stephen Harper[3], le gouvernement fédéral a massivement augmenté son soutien à ces populations (Annexe 4). Les investissements destinés aux Autochtones sont ainsi passés de 11 Md CAD (7,69 Md €) en 2012 à près de 25 Md CAD (17,5 Md €) prévus pour l’exercice fiscal 2021/2022. Cela couvre en particulier le programme de services à l’enfance (1,6 Md CAD en 2021/2022), le programme d’aide à la vie autonome (120 M CAD en 2018) ou encore le Programme d’aide au revenu dans les réserves (620 M CAD prévus entre 2021 et 2023). Le gouvernement fédéral encourage également le développement économique des communautés autochtones par l’intermédiaire d’un soutien aux entrepreneurs : dans le cadre du Budget 2021/2022, trois programmes destinés à appuyer l’entrepreneuriat autochtones ont été mis en œuvre (65 M CAD/45 M €), tandis que le Fonds de croissance autochtone, créé en 2019 en partenariat avec la Banque de Développement du Canada (BDC), dispose de 150 M CAD (105 M €) pour soutenir des projets portés par des entreprises autochtones. Le gouvernement canadien investit enfin de manière substantielle pour  améliorer les conditions de vie des populations autochtones (6 Md CAD/4,2 Md € sur 5 ans détaillés dans le budget 2021/2022 – cf Annexe 5), l’accès à l’eau courante de ces communautés ayant par exemple été l’un des sujets les plus sensibles de la dernière campagne législative fédérale (septembre 2021).

A la suite du traumatisme collectif qu’a constitué ces derniers mois la découverte de tombes anonymes dans les écoles résidentielles, le soutien aux Autochtones a pris une nouvelle dimension. Les travaux de la Commission « Vérité et réconciliation » avaient conduit à reconnaître le principe d’une indemnisation des victimes, notamment le Paiement d’Expérience Commune versé comme dédommagement aux anciens pensionnaires[4]. Le traumatisme né des découvertes macabres faites ces derniers mois a ainsi conduit à des annonces d’une ampleur budgétaire jamais atteinte. Le Premier ministre Trudeau a ainsi officialisé en toute fin d’année 2021 une entente avec plusieurs institutions autochtones, dont l’Assemblée des Premières Nations, prévoyant le versement de 40 000 CAD (28 000 €) aux enfants des Premières Nations ayant été placés dans des familles d’accueil après le 1er avril 1991, ainsi que des investissements pour améliorer les services à l’enfance et à la famille des Premières Nations, soutenir les jeunes adultes qui en sortent, aider les familles à rester ensemble ou encore fournir du logement dans les réserves. Le tout pour un montant total estimé à près de 40 Md CAD (28 Md €).

3/ Ces nouveaux enjeux de reconnaissance soulèvent des défis nouveaux pour l'économie du pays et plaident pour une coopération approfondie des entreprises et des communautés

Les communautés autochtones expriment de manière croissante leurs attentes dans le cadre de projets de développement économique. Certains projets d’infrastructure, notamment énergétiques (oléoducs, gazoducs), ont ainsi été contestés par les communautés locales, s’estimant exposées à un risque accru et revendiquant parfois des droits de propriété sur les infrastructures passant sur leur territoire. C’est notamment le cas pour l’oléoduc Trans Mountain, acheté par le gouvernement fédéral en 2018 et pour lequel les travaux d’expansion lancés par le gouvernement ont fait l’objet d’une opposition de la part de certaines communautés, pour des raisons environnementales et de sécurité. Le coût initial de ce projet (7 Md CAD/4,9 Md €) a ainsi été largement rehaussé pour atteindre plus de 12 Md CAD (8,4 Md €), dont 3 Md CAD (2,1 Md €) seraient liés aux contraintes environnementales et aux négociations avec les communautés autochtones locales. De nouvelles revendications se font par ailleurs jour, à travers l’association Nesika Services regroupant une quinzaine de communautés différentes en Colombie-Britannique et en Alberta, pour acquérir une partie de l’oléoduc et en faire bénéficier les communautés locales.

L’apparition de nouveaux enjeux liés l’inclusion des populations autochtones conduit ainsi les porteurs de projet à systématiser les consultations avec ces communautés et à imaginer de nouvelles formes d’association. La consultation des communautés autochtones concernée est progressivement devenue un point de passage obligé pour tout porteur de projet, sous le contrôle vigilant des tribunaux du pays. En janvier 2022, un groupe de Premières Nations du Manitoba a par exemple annoncé sa volonté de saisir la justice provinciale face à une entreprise d’exploitation forestière, estimant que celle-ci n’avait pas assez consulté les communautés locales, notamment en matière de soutenabilité de l’exploitation. Ces évolutions ont conduit certains porteurs de projet à imaginer une adaptation des modes de gestion ; c’est par exemple le cas de la Secwepemcúl’ecw Restoration and Stewardship Society (SRSS), qui souhaite améliorer la soutenabilité de l’exploitation forestière en Colombie-Britannique, notamment en utilisant des mécanismes de compensation-carbone payés par les entreprises exploitant les ressources forestières, partiellement reversés aux Premières Nations locales. La capacité de certaines communautés à se mobiliser peut même servir de levier pour accélérer le développement des projets, comme c’est le cas au Québec avec le projet Questerre : l’association Indian Resource Council, en partenariat avec les Premières Nations locales, porte avec une entreprise albertaine un projet de centrale à gaz dont l’extraction serait à très faible intensité de carbone.



[1] Territoires de la Couronne (propriété fédérale) dont l’usage a été cédé à des nations ou groupes autochtones. Les réserves autochtones sont, pour la grande majorité, administrées par des conseils locaux. Ces réserves représentent près de 6% du territoire canadien (626 000 km2), cependant l’OCDE soulignait que près de 94% de ces réserves se situent au nord du 60ème parallèle séparant les 10 provinces (au sud) des 3 territoires (au Nord), alors que 95% de la population autochtone vit au sud.

[2] Cette situation a conduit le gouvernement canadien à entériner un investissement supplémentaire de 600 M CAD (420 M €) sur 3 ans dédié aux questions de santé mentale des communautés autochtones (pas uniquement les Inuits).

[3] Commission de vérité et réconciliation du Canada (rcaanc-cirnac.gc.ca)       

[4] 10 000 CAD (7 000 €) au titre de la 1ère année de pension puis 3 000 CAD (2 100 €) pour chaque année de pension supplémentaire