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Zoom de la semaine: Situation économique et financière de la Russie

Plus de deux mois après le début du conflit avec l’Ukraine, les données de conjoncture disponibles et les prises de position des autorités laissent peu de doutes quant aux impacts des sanctions occidentales sur l’économie russe. Toutes les prévisions, y compris celles produites par les autorités économiques du pays, convergent pour annoncer un recul de l’activité d’une très grande ampleur. Dans le même temps, force est de constater que l’entrée en récession semble se faire d’une manière plus graduelle qu’en 2020, d’une part parce que la crise est d’une nature différente, d’autre part parce que plusieurs facteurs jouent un rôle d’amortisseur : les cours des matières premières sont élevés, la stabilité financière et, dans une moindre mesure, des prix a été pour le moment assurée par la Banque centrale, le marché du travail est temporairement préservé par des mesures d’ajustement des heures travaillées.  A côté des effets instantanés et de court terme, auxquels il est naturel d’être attentif, les analyses doivent aussi se porter sur les effets de moyen terme que l’on peut attendre des sanctions. Il semble clair que celles-ci vont affecter le moteur principal de l’économie russe au plan sectoriel, à savoir la production et les échanges de combustibles fossiles, en limitant la capacité de la Russie à maintenir sa capacité de production et à mettre en route de nouveaux projets d’extraction de grande ampleur. Il semble clair également que la réduction des possibilités d’échanges avec les partenaires situés « à la frontière technologique » posera des difficultés de taille. 

1/ Les prévisions, y compris officielles, pointent sur une récession économique d’une très grande ampleur. On dispose des premières prévisions des autorités économiques locales, qui convergent avec celle du Consensus économique. La Banque de Russie (BdR) prévoit ainsi un recul du PIB de 8-10% en 2022 dans un scénario central – le seul qu’elle publie, en ligne avec les prévisions préliminaires du ministère du Développement économique (récession de 8,8% en 2022, de 12,4% dans un scénario pessimiste). Ces prévisions rejoignent celle du Consensus des économistes, qui table sur un recul de 9,2% [1].  

Il s’agirait potentiellement de la plus forte récession enregistrée en Russie depuis 1994. Le recul de l’activité en 2022 serait sans commune mesure avec les récessions enregistrées en 2015 (-2%, sous l’effet couplé des sanctions internationales de l’époque et surtout du recul du cours du pétrole) et 2020 (-3%) mais relativement proche de celui observé en 2009 (-7,8%). La différence importante entre la situation actuelle et les épisodes de crise précédents est que la récession de 2022 s’opérerait dans (et malgré) un contexte de cours du pétrole élevé et attendu en hausse (baril de qualité Oural attendu à 75 USD en 2022 par la BdR versus 69 USD en 2021) alors qu’il avait baissé de respectivement 35%, 47% et 35% en 2009, 2015 et 2020. Il faut en outre remonter à la période pré-poutinienne pour identifier un recul de l’activité supérieur à 9% (-12,7% en 1994).

2/ Les données conjoncturelles laissent peu de doutes quant aux impacts des sanctions, qui sont néanmoins amortis par plusieurs facteurs.  Les premiers impacts observés sur l’économie montrent que les sanctions distillent progressivement leurs effets au sein de l’économie réelle. L’entrée de la Russie en récession, si elle ne peut être déclarée « techniquement », ne fait aucun doute ; elle s’opère de manière nécessairement plus lente qu’en 2020 (confinement) mais les signaux conjoncturels semblent clairs : si la production industrielle a augmenté de 3% en mars 2022 en glissement annuel, soit un net ralentissement après +8,6% en janvier et 6,3% en février, elle recule d’un mois sur l’autre, après corrections des variations saisonnières et calendaires, de 1%[2] . Selon une source presse, convergente avec des estimations indépendantes, la production de pétrole aurait baissé de 9% en avril par rapport à mars; la production d’automobiles a reculé de 50% en mars, sur un an. Les ventes de détail ont également ralenti mais sont restées en territoire positif en mars (2,2% en g.a. après +5,9% en g.a. en février) : cette évolution est essentiellement due aux comportements de stockage des ménages au début de la crise (+5,1% en mars pour les ventes alimentaires alors que les ventes non-alimentaires ont stagné, à -0,3% en glissement annuel contre -7,9% en février). Enfin, en variation trimestrielle, les importations en valeur de biens et services ressortent en baisse de respectivement 8% et 17%. Le recul des exportations malgré la bonne tenue des cours des matières premières laisse penser que les effets volume sont d’ores et déjà significatifs.  

Les prix élevés des matières premières (sources d’énergie, métaux, produits agricoles) sont évidemment un facteur de soutien à court terme. Si les volumes exportés par la Russie semblent affectés par les sanctions, le haut niveau des cours des matières premières (le cours du baril de qualité Oural est certes fortement décoté mais demeure supérieur à 70 USD) joue nécessairement comme un facteur amortisseur de la crise : il facilite la résilience (au moins d’une partie) des grands conglomérats, importants pourvoyeurs d’emplois, il alimente l’économie en devises (paiements des importations, service de la dette externe), il apporte des recettes budgétaires. Un centre de recherche indépendant estime ainsi, à titre d’exemple, que les exportations russes de pétrole, gaz et charbon à destination de l’Union européenne auraient rapporté depuis le 24 février 2022 environ 49 Md EUR à la Russie[3]. La Banque de Russie table ainsi sur un compte courant excédentaire en 2022 à hauteur de 145 Md USD (après 122 Md USD en 2021). Les exportations totales de biens et services en valeur ne se replieraient que de 8% alors que les importations reculeraient de 15% dans le contexte interne récessif.

Par ailleurs, les effets sur les ménages ont pu être pour l’heure amortis par différents biais. Tout d’abord, les mesures de contrôle de capitaux ont progressivement entrainé une réappréciation du rouble.  Celui-ci, dont la dépréciation a pu atteindre jusqu’à près de 50% par rapport au dollar comparé au niveau pré-guerre, cote actuellement à des niveaux jamais rencontrés depuis début 2020. Pour déconnecté des fondamentaux économiques que soit ce rétablissement, il a premièrement limité le choc inflationniste effectif – l’inflation a bondi au mois de mars mais s’est stabilisée depuis lors   – et deuxièmement permis un ajustement rapide des anticipations d’inflation des ménages, passées de 18,3% en mars à 12,5% en avril 2022. Ensuite, les autorités cherchent, comme lors de la crise de 2020, à limiter les impacts de la crise sur le marché du travail. Le taux de chômage est ainsi demeuré pour le moment à un niveau historiquement bas en mars 2022 (4,1% de la population active) du fait du recours massif aux congés et au temps partiel imposés. Une hausse du taux de chômage d’ampleur significative semble néanmoins inéluctable en 2022. Celle-ci, conjuguée à l’inflation élevée, érodera le revenu disponible réel des ménages.

La stabilité du système financier, au sein duquel les banques sont lourdement touchées par les sanctions occidentales, a été préservée par différentes actions de la Banque de Russie. Le système bancaire, au sein duquel la plupart des institutions systémiques – qui représentent environ 80% du secteur – sont touchées par des mesures restrictives des pays « inamicaux » a été soumis fin février/début mars à un choc de liquidité d’une ampleur extrême et qui n’a pu être absorbé que via une triple action de la BdR : i. une hausse de taux d’intérêt massive (de 9,5% à 20%, le 28 février) pour accroître le rendement des dépôts en roubles ; ii. des mesures exceptionnelles d’apport de liquidité en rouble et en devises  et iii. des mesures de contrôles des capitaux et des changes. Par ailleurs, la BdR, dans son rôle de superviseur, vient en aide au système bancaire via des assouplissements réglementaires de nature comptable ou prudentielle.

Néanmoins, l’impact sur le secteur est clairement visible. L’enquête régulière de la Banque de Russie sur le marché du crédit bancaire fait ressortir la dégradation la plus significative des conditions d’octroi depuis le 4ème trimestre 2014 et une forte progression des demandes de restructurations de prêts, qui dépassent le niveau observé fin 2014 mais demeurent inférieures à celui du 2ème trimestre 2020, coïncidant avec l’adoption de mesures sanitaires restrictives en Russie. La production de nouveaux crédits aux entreprises a reculé d’un tiers en mars 2022. On a noté en outre une première annonce de recapitalisation, Gazprom Bank devant bénéficier d’une injection de capital de 50 Md RUB (env. 775 M EUR) en 2022. Le ministre des Finances a en outre indiqué que d’autres recapitalisations bancaires pourraient intervenir au second semestre 2022. Par ailleurs, un projet de fusion entre les banques publiques VTB et Otkritie est à l’étude[4].

3/ L’adaptation au nouveau cadre de sanctions ou la nécessaire « transformation structurelle » de l’économie serait facilitée à court terme par les politiques macroéconomiques et l’utilisation du Fonds souverain.

Dans un document récent[5],  la BdR prédit et modélise un processus de « transformation structurelle » que devra traverser l’économie pour s’ajuster au nouveau contexte.   Passée cette phase de réorganisation, qui passerait par une étape de « régression industrielle », l’expansion économique reprendrait. La BdR n’exclut pas la possibilité que l’économie puisse re-monter en gamme et revenir à son taux de croissance potentiel antérieur (« légèrement inférieur à 2% ») mais indique que cela dépendra d’un certain nombre de facteurs et en particulier de la place accordée à l’activité entrepreneuriale.  

Dans ce contexte, les autorités vont chercher à utiliser, dans la limite des contraintes auxquelles elles font face, différents outils pour faciliter l’adaptation des acteurs économiques à la nouvelle donne.  On distinguera :

i. La politique monétaire. La BdR est parvenue à préserver la stabilité financière et à contenir la hausse des prix. Partant, elle considère désormais opportun d’accompagner la «transformation structurelle » de l’économie en réduisant ses taux d’intérêt. Son taux directeur principal a ainsi été abaissé par deux fois en avril 2022 et se situe à 14% (versus toutefois 9,5% avant la guerre). Cet arbitrage ne vaudra que tant que l’inflation et les anticipations d’inflation resteront sous contrôle ; il existe à cet égard toujours un risque de ré-accélération de l’inflation à la consommation, la croissance des prix à la production continuant d’augmenter ;

ii. Le budget. Dans un contexte d’endettement contraint, le ministère des Finances, qui conserve néanmoins des marges de manœuvre (excédent budgétaire maintenu depuis le début de la crise, forte rentrées fiscales attendues en lien avec le niveau élevé du cours du pétrole) a indiqué qu’un effort budgétaire additionnel de l’ordre de 2 500 Md RUB (2% du PIB 2021) serait effectué en 2022 : 1 000 Md RUB de dépenses publiques supplémentaires, 1  000 Md RUB « d’investissements » dans l’économie financés par recours au Fonds souverain et 500 Md RUB de report de taxes.

iii. Le Fonds souverain. Les encours du Fonds du bien-être national, qui étaient de l’ordre de 13 000 Md RUB au 1er avril 2022 (environ 180 Md EUR) seront doublement mis à contribution, d’abord pour couvrir le déficit budgétaire (dans des proportions pour l’heure non transparentes), ensuite pour financer plusieurs recapitalisations de structures publiques : Aeroflot (déjà recapitalisée en 2020), RZhD (équivalent russe de la SNCF, 250 Md RUB), DOM.RF (institution publique de développement du secteur du logement) et l’établissement de crédit Gazprom Bank (voir plus haut).   

Passée la phase de « transformation structurelle », la Russie semble tabler pour le moment sur un retour progressif vers une croissance normale de l’activité. La BdR prévoit ainsi une progression du PIB de 2,5 à 3,5% en 2024, faisant suite à une année 2023 où, au mieux, l’économie stagnerait (variation du PIB attendue entre -3 et 0%). Le Consensus prévoit quant à lui une croissance nulle en 2023 suivie d’une reprise de 1,7% en 2024. Le Fonds monétaire international anticipe de son côté une forte récession en 2023 (-2,3% après -8,5% en 2022) puis une reprise de l’activité limitée à 1,5% en 2024, suivie d’un ralentissement graduel, la croissance atteignant 0,7% en 2027.

D’importants enjeux existent en matière de poursuite du développement économique. D’un côté, la Russie va devoir faire face à des contraintes de taille s’agissant du moteur principal et historique de son économie au plan sectoriel : la production et les échanges de combustibles fossiles. En particulier, les sanctions occidentales ciblant le secteur de l’énergie (investissements, acquisition d’équipements et de services, financements) risquent de limiter la capacité de la Russie à maintenir sa capacité de production et à mettre en route de nouveaux projets d’extraction de grande ampleur, dans le domaine du pétrole ou du gaz, notamment liquéfié. La question de l’accès technologique se posera par ailleurs pour l’ensemble de l’économie. Dans le contexte actuel, la question clé est probablement celle de l’impact de long terme des sanctions en matière d’investissements directs (2/3 du stock d’IDE avant-guerre provenaient de l’UE, des Etats-Unis et du Royaume-Uni), de transferts technologiques et d’accès aux composants et équipements à forte valeur ajoutée.

 

[1] Par consensus nous entendons ici le panel de 36 économistes (y compris opérant dans des établissements étrangers) interrogés par la Banque de Russie, la dernière consultation ayant été effectuée entre le 13 et le 19 avril. Le chiffre de prévision de PIB est une médiane. Les prévisions s’étalent de -14% à -5%.

[2] S’agissant de l’industrie, il faut néanmoins souligner que l’indicateur avancé d’activité PMI (purchasing manager index) pour le secteur manufacturier – donc hors industrie extractive -, qui avait chuté entre février et mars de 48.6 à 44.1, s’est redressé en avril, à 48.2. Les 250 entreprises sondées font état d’une dégradation des conditions de production d’un mois sur l’autre (produit, commandes), mais l’ampleur de la dégradation est moindre. Cela pourrait signaler une meilleure résilience qu’attendue de cette frange de l’industrie.

[3] Financing Putin’s war on Europe: Fossil fuel imports from Russia during the invasion of Ukraine – Centre for Research on Energy and Clean Air.

[4] VTB et Otkritie sont respectivement les 2ème et 7ème établissements de crédit de Russie par la taille des actifs.

[5] Voir : bulletin_21-05.pdf (cbr.ru) [en russe uniquement].