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Zoom de la semaine : l’économie russe face aux sanctions, première analyse

Frappée par un train de sanctions sans précédent, la Russie a réagi dans un premier temps en instaurant un contrôle des capitaux. La riposte au plan économique s'organise avec notamment la mise en place annoncée d’un blocage des sorties de participation pour les entreprises étrangères. La séquence débutée le 21 février a occasionné un impact considérable sur le taux de change du rouble (qui accuse une dépréciation de plus de 40% depuis fin novembre 2021) que la Banque de Russie contient avec difficultés ainsi que sur les autres marchés et notamment celui de la dette souveraine. Le système bancaire a également immédiatement ressenti les effets des sanctions mais tient pour l'instant le choc, en l'absence de mouvement de panique des déposants à ce stade. La poussée inflationniste déjà à l’œuvre devrait être considérablement renforcée d’une part par la dépréciation du rouble, d’autre part par les perturbations logistiques de grande ampleur occasionnées par la crise. Cela fragilisera le niveau de vie des ménages qui n'a jamais récupéré des conséquences de la crise de 2014/2015. Cette nouvelle crise stoppe net la franche reprise de l’économie russe observée en 2021 et une récession de grande ampleur, et en tout état de cause sans commune mesure avec celle de 2015 (- 2%), est à prévoir en 2022.

1. Depuis le 21 février 2022, de multiples trains de sanctions internationales ont été décidé, notamment par l’Union européenne, les Etats-Unis, les Royaume-Uni et la Suisse. Ces sanctions d’une ampleur inédite, pour l’essentiel :

  • limitent drastiquement les capacités de financement externe de l’Etat russe, des banques notamment publiques et de certaines entreprises publiques ;
  • restreignent les possibilités pour la Russie d’importer des biens et équipements dans des secteurs clés comme l’aéronautique, le raffinage, le secteur technologique, les biens à double usage ;
  • empêche la Banque de Russie de mobiliser ses avoirs en devises placés à l’étranger ;
  • restreignent l’accès du système bancaire russe au système de messagerie financière SWIFT et aux correspondances bancaire en devises ;
  • gèlent les avoirs d’une grande liste de personnalités du monde politique et des affaires et d’un certaines entités notamment bancaires ;
  • ferment un certain nombre d’espaces aériens (UE notamment) aux compagnies aériennes russes.

2. Empêchée de mobiliser ses réserves internationales en devises (643 md USD au 25 février 2022, dont près de 50% en EUR et USD) pour soutenir son économie et sa monnaie, la Russie a logiquement pris un ensemble de mesures de contrôles des capitaux. Sont interdits les transactions sur titres pour le compte de non-résidents, les transferts par les résidents de devises sur des comptes à l’étranger, les transferts de devises de la part des résidents à destination de non-résidents dans le cadre de remboursements de prêts, les paiements aux non-résidents de coupons sur les obligations d’Etat (en rouble) et de dividendes. Les entreprises exportatrices ont obligation de vendre à la Banque centrale 80 % des devises reçues dans le cadre de leurs opérations. A noter que le Gouvernement a aussi annoncé de nouvelles mesures d’amnistie fiscale pour les résidents qui rapatrieraient des actifs off shore non déclarés.

3. Au plan économique, la réaction russe aux sanctions passera aussi par l’instauration d’un lockdown économique, visant à conserver les investissements directs étrangers sur le sol russe (505 Md USD dont près de 60% en provenance de l’UE). Si des mesures d’assez faible ampleur ont été annoncées (e.g. soutien aux projets de substitution aux importations, soutien au secteur IT, volonté de réduire la charge administrative des entreprises, utilisation du Fond souverain pour acheter des actions d’entreprises publiques), l’annonce principale est celle d’un décret présidentiel visant à « limiter » les cessions de participations par les entreprises étrangères présentes en Russie. Le 4 mars 2022, le premier vice-premier ministre a indiqué que la Russie que les entreprises étrangères auraient trois options : rester sur le marché russe, céder leurs participations à des entités russes et le cas échéant revenir ensuite sur le marché, cesser leurs activités ce qui serait considéré comme une faillite délibérée.

4. La séquence démarrée le 21 février a occasionné un impact considérable sur le change, que la Banque de Russie contient avec difficultés. Le cours du rouble, qui était de l’ordre de 95 pour 1 euro en fin de semaine dernière, a violemment décroché lundi 28 à l’ouverture, atteignant jusqu’à 130 au cours de la journée du 3 mars. Il s’est stabilisé depuis lors autour de 120. Le cours officiel en date de valeur au 5 mars ressort à 116, soit un décrochage de 24% sur une semaine et de 42% depuis début novembre 2021. La Banque de Russie a accru son taux directeur principal de 9,5% à 20%. Après avoir vendu environ 104 Md RUB (environ 900 M EUR) lors des journées des 25 et 28 février, elle a interrompu ses interventions de change.

5. Le système bancaire russe a immédiatement ressenti les effets des sanctions. Structurellement en situation d’excédent de liquidité par rapport à la Banque centrale, le système bancaire est passé dès le 28 février en situation de déficit (i.e. le système bancaire a besoin d’un apport en liquidités de la Banque centrale), celui-ci atteignant l’équivalent de 61 Md EUR le 3 mars. La Banque de Russie a utilisé toute la palette de ses instruments pour tenter de stabiliser le système financier : opérations exceptionnelles d’apport de liquidité aux banques et élargissement du collatéral éligible à ce type d’opération, assouplissement de certains dispositifs prudentiels. Le stress de liquidité émanant du comportement des ménages est resté contenu : après une forte hausse des billets en circulation le 25 février (+12 Md EUR en amont du week-end, les banques ont largement approvisionné les distributeurs), la circulation fiduciaire a ralenti sans toutefois se normaliser (+2,3 Md EUR / jour depuis le 28 février).

6. L’Etat russe n’a plus accès aux marchés financiers, aux plans interne et externe. Le marché de la dette souveraine domestique (OFZ) est fermé depuis le 28 février (le 25 février, le rendement zéro coupon pour une maturité 10 ans atteignait déjà près de 13%). Le ministère des Finances a suspendu ses émissions jusqu’à nouvel ordre. Il semble envisager une restauration du marché par le biais d’achats sur le marché secondaire via le Fonds souverain, ce qui permettrait, dans un deuxième temps, d’utiliser le système bancaire local pour absorber les nouvelles émissions. Au plan externe, la valorisation de la dette russe correspond à une situation de défaut de fait avec un spread moyen pondéré s’élevant actuellement à près de 4000 points de base. Les agences de notation ont abaissé la notation de la Russie ces derniers jours, la dernière dégradation en date provenant de l’agence S&P de BBB à CCC- (3 crans avant le défaut). Si le faible niveau de dette publique (18% du PIB dont 3,5% de dette externe) laisse penser que la Russie est en mesure d’assurer le service de sa dette, un défaut sur la dette externe n’est pas totalement à écarter.  

7. La poussée inflationniste déjà à l’œuvre devrait être considérablement renforcée d’une part par la dépréciation du rouble, d’autre part par les perturbations logistiques occasionnées par la crise. L’inflation s’est établie à 8,7% au mois de janvier et est majoritairement tirée par la composante alimentaire de l’indice des prix. Même si l’effet de transmission de variations de change aux prix à la consommation s’est réduit depuis 2014, la violence de la dépréciation actuelle, couplée aux difficultés logistiques d’approvisionnement du pays (hausse des temps de latence en douanes, perturbation du fret, difficultés liées à la mise en conformité au nouveau cadre de sanctions) aura un impact, probablement très fort sur l’inflation. Le pouvoir d’achat des ménages, qui n’a jamais récupéré son niveau de 2013 en sera fortement affecté, dans un contexte où la dépense publique ne pourra pas être mobilisée. 

8. La crise stoppe net la franche reprise de l’économie russe et récession de grande ampleur, et en tout état de cause sans commune mesure avec celle de 2015 (-2%) est à prévoir en 2022. La consommation, principal moteur de la croissance en 2021 (contribution de 4,8 points à la croissance du PIB de 4,7% après -2,7% en 2020 selon Rosstat) sera fortement affectée par la hausse des prix et la dégradation à prévoir du marché du travail. L’investissement devrait très fortement pâtir du contexte d’incertitude, de l’isolement international croissant de la Russie, du désengagement des entreprises étrangères et des hausses de taux d’intérêt. Les plans d’investissement public (projets nationaux, utilisation du fonds souverain pour développer les infrastructures) souffriront du contexte et de la nécessité de prioriser les dépenses. L’industrie russe aura à pâtir du cadre considérablement élargi en matière de contrôles/prohibition des exportations de ses partenaires occidentaux. Ne resterait que le commerce extérieur pour atténuer le choc. D’un côté, l’effet de la crise sur les cours de matières premières (énergétiques au premier chef, le baril de Brent dépassant les 110 USD/b) profite à Russie ; de plus le nouveau cadre de sanctions maintient à ce stade un cordon énergétique qui permettra de faire entrer des devises au sein de l’économie et d’alimenter le budget. D’un autre, au plan des volumes, on note, alors que les sanctions pourraient s’étendre à ce secteur, que la demande de pétrole russe est en très forte baisse. Plus généralement, la montée de l’aversion au risque russe pourrait contaminer l’ensemble des secteurs exportateurs de l’économie.