Le Canada a fêté les 3 ans de la loi fédérale sur le cannabis (utilisation récréative du produit). Portée par les Libéraux en 2015 avec des objectifs de sécurité et de santé publique, la légalisation s’est traduite par la mise en place d’un cadre règlementaire strict. L’objectif était également de sortir les consommateurs du marché noir avec production nationale robuste. Alors que le marché connaît actuellement une phase de consolidation, ces objectifs initiaux semblent partiellement remplis.

1/ La révision à la baisse des perspectives du secteur, conjuguée à un cadre fiscal toujours aussi peu incitatif pour les petites structures, conduisent à une consolidation douloureuse du marché

Une révision à la baisse des perspectives du secteur, qui affecte le dynamisme du marché. Au lendemain de la légalisation, les entreprises du secteur ont investi massivement dans leurs capacités de production alors que les distributeurs multipliaient les points de vente. Cette tendance a eu pour conséquence une baisse importante du prix du gramme du cannabis légal[1], mais a également engendré une surproduction sur le marché légal canadien. Or, celle-ci n’a été absorbée ni par une baisse relative du marché noir, le prix constaté sur ce dernier s’étant également ajusté à la baisse, ni par des exportations plus importantes, notamment sur le marché américain. Les industriels du secteur avaient en effet initialement fait le pari que l’élection d’une administration démocrate pourrait, à terme, se traduire par une légalisation (graduelle) du cannabis aux Etats-Unis. Or, près d’un an après la victoire de J. Biden, cette prophétie ne s’est toujours pas réalisée, l’administration américaine adoptant une approche plus circonscrite du sujet, à travers la dépénalisation de la possession ou encore l’accord de grâces aux individus interpellés pour possession ou consommation du cannabis.

Des grands acteurs désormais contraints de revoir à la baisse leurs objectifs de production. Le géant canadien Aurora Cannabis a récemment publié des résultats trimestriels en-deçà des attentes, immédiatement sanctionnés en bourse. La société canadienne, leader mondial du cannabis médical, a ainsi perdu près de 11% de sa valeur boursière depuis le début de l’année, et même 136% depuis son point haut historique de février 2021. En réaction, Aurora a annoncé la fermeture d'une de ses installations en Alberta, Aurora Polaris à Edmonton (Alberta), dans le but « d'alléger la structure de l'entreprise et de la rendre plus agile ». Cette fermeture a également conduit l’entreprise à licencier 8% de son personnel[2].

Ces difficultés touchent tous les grands acteurs du secteur, malgré la crise sanitaire qui a conduit à une augmentation globale de la consommation. Ainsi, l’entreprise Tilray a récemment annoncé la fermeture d’un de ses plus grands sites de production de cannabis (près de 6000 m²) en Colombie-Britannique suite à des difficultés financières (perte de 34,6 M US lors de son plus récent trimestre, contre 21,7 M US pour la même période l’an dernier) et ce, malgré sa récente fusion avec son concurrent principal Aphria Inc[3]. De même, l’un des acteurs historiques du secteur, Canopy Growth, n’échappe pas à ces difficultés puisque l’entreprise a annoncé une série de licenciements entre 2020 et 2021 (près d’un tiers de ses employés), ainsi que la fermeture de plusieurs de ses magasins Tweed.

Des difficultés qui affectent également les petits producteurs, qui pâtissent de surcroît d’un cadre fiscal toujours aussi peu incitatif. Au-delà de la charge administrative liée aux procédures d’obtention des licences et des autorisations de Santé Canada (Ministère canadien de la Santé) pour la culture, la transformation et la vente du cannabis sur le marché, le gouvernement fédéral impose une taxe d’accise fédérale plafonnée à 1 CAD/gramme (ou 10% des ventes)[4], à laquelle s’ajoute la TVA applicable à chaque province. La taxe d’accise fédérale crée une distorsion importante dans le marché en pénalisant les petits et moyens producteurs. Le montant en taxe de ces derniers est en effet parfois plus élevé que les profits de ces derniers : les représentants de ces petites entités estiment que la taxe d’accise fédérale représente 20 à 30% de leur chiffre d’affaires. Or, à la différence des gros producteurs qui disposent de la surface financière pour absorber ce surcoût, les petites structures, communément appelées Craft Licensed Producers, ne peuvent y faire face. Aussi ont-elles lancé une campagne publique[5] afin de faire évoluer ce cadre fiscal. Mais nombreuses sont celles qui ont simplement quitté le marché, ce qui est problématique pour la lutte contre le marché noir. En effet, face à des consommateurs de plus en plus exigeants sur l’origine et la qualité des produits vendus, ces petits producteurs constituent un des leviers essentiels pour attirer sur le marché légal des consommateurs se fournissant toujours sur le marché noir.

2/ Faire baisser le marché noir : une bataille engagée, mais difficile à gagner
 

La légalisation a permis de faire revenir dans le marché officiel environ un consommateur sur deux. En juin dernier, la Société québécoise du cannabis (SQDC) estime avoir attiré environ un peu plus de 50 % du marché illicite du Québec[6], alors que la Société Ontarienne du Cannabis (OCS) estime que le marché noir représente encore près de 60 % du secteur du cannabis récréatif en 2021, contre 75 % il y a un an[7]. Plusieurs leviers existent pour favoriser ce report, dont la diversification de la gamme de produits ainsi que la sensibilisation des consommateurs. Depuis 2019, de nouveaux produits contenant du cannabis à doses variées peuvent être commercialisés et font concurrence à la diversité de produits proposés sur le marché illégal. En 2020, 400 produits ont été soumis à l’approbation de la Société Ontarienne du Cannabis, alors que plus de 2 000 demandes ont été soumises depuis le début de l’année. Les produits qui gagnent en popularité sont les stylos à vapoter, les pré-roulés et les produits comestibles. Ces derniers restent un marché de niche mais ont tout de même représenté pour la première année de commercialisation 109 M CAD, soit 4,2 % des ventes légales. Las, la lenteur du processus d’approbation de Santé Canada, les limites strictes en matière de teneur en THC et les limites de campagnes de marketing (publicités, affiches…), contrairement aux boissons alcoolisées, constituent des freins objectifs pour la consolidation du marché légal.

La capacité à attirer d’autres consommateurs sur le marché légal apparaît ainsi aujourd’hui plus limitée. Les experts s’accordent en effet sur le constat que les consommateurs s’approvisionnant sur le marché noir sont encouragés par des facteurs structurants : la différence du prix au gramme, la facilité d’accès aux produits, le caractère anonyme de la transaction et surtout l’accès à une panoplie de produits encore pas approuvés sur le marché légal. Autant de barrières qu’il conviendra de franchir si le gouvernement veut continuer à réduire la place relative du marché noir.


 

[1] Selon Statistique Canada, le prix moyen du cannabis légal est passé à 10,30 CAD le gramme entre octobre et décembre 2019, comparativement à 9,69 CAD le gramme un an plus tôt.

[4] EDN60 Calcul du droit sur le cannabis et du droit additionnel sur le cannabis relativement à l’huile de cannabis, au cannabis comestible, aux extraits de cannabis et au cannabis pour usage topique, Agence du Revenu du Canada

[5] Lancée en septembre dernier par Dan Sutton, PDG de l’entreprise Tantalus Lab, la campagne vise à rassembler l’ensemble des petits producteurs de cannabis. Une lettre ouverte a été envoyée à Santé Canada, au Ministère des finances et à l’Agence Canadienne du Revenu.

[6] Rapport annuel 2021 de la SQDC : Pour une consommation responsable                

[7] Rapport annuel 2021 Ontario Cannabis Store : A year in review