À l’instar du développement observé aux Etats-Unis, les cryptoactifs connaissent une très forte croissance au Canada depuis le début de l’année 2021. L’émergence de cette nouvelle classe d’actifs a ainsi fait apparaître de multiples enjeux de régulation, auxquels les régulateurs, scindés entre le niveau fédéral et provincial, doivent s'atteler. De son côté, la Banque du Canada a lancé des travaux sur le développement d’une monnaie banque centrale.

1/ Un marché en pleine croissance depuis le début de l'année 2021

Au Canada, on estime à environ 1,2 million de personnes (3,2% de la population) les détenteurs des cryptoactifs, contre près de 6,3 % de la population aux Etats-Unis, et 7% en Europe. De nombreuses initiatives privées sont ainsi apparues au cours des derniers mois au Canada : en avril 2021, plusieurs Exchange-Traded Funds (ETFs) arrimés aux cours des cryptomonnaies ont ainsi été lancés à la Bourse de Toronto (Toronto Stock Exchange, TSX), générant d’importants volumes de transaction. Le jour de leur lancement, près du tiers des 25 ETFs faisant l’objet des plus importantes transactions étaient d’ores et déjà des ETFs spécialisés dans les cryptomonnaies (principalement le Bitcoin et l’Ether). Fin septembre, le TSX a par ailleurs vu l’apparition du premier ETF multi-monnaies (Evolve Cryptocurrencies ETF), une première sur le marché nord-américain puisque ce type de plateforme n’est pas autorisé aux Etats-Unis.

Seuls quelques acteurs dédiés aux cryptoactifs ont cependant obtenu l’autorisation d’opérer sur les marchés canadiens. Le premier d’entre eux, Wealthsimple, a en effet reçu dès 2020 l’autorisation de l’Ontario Securities Commission (OSC), le régulateur des marchés financiers de la province de l’Ontario – qui représente plus de la moitié des activités de marché du pays -, tandis que CoinBerry a obtenu cette autorisation en août 2021 ; la plateforme CoinSmart a également déposé une demande auprès de l’OSC en avril 2021.

Considérés comme moins risqués– notamment en raison d’une moindre volatilité – les stablecoins (cryptoactifs dont l’émetteur garantit en permanence la parité avec un cours de référence) ont également connu un développement rapide au Canada. Si la majorité des stablecoins sont adossés au dollar américain (USD), les entreprises canadiennes StableCorp et Versabank développent un projet (encore en phase de test à ce jour) de coin adossé au dollar canadien (CAD). En août dernier, l’OSC a annoncé une interdiction de transaction pour le Tether, un stablecoin initialement adossé au dollar (USD) mais dont les contreparties comprennent désormais d’autres actifs (notamment des prêts).

2/ Le développement des cryptoactifs soulève des enjeux juridiques d'autant plus importants que le cadre réglementaire canadien est éclaté entre le niveau fédéral et celui des provinces

Le principal enjeu actuellement débattu la qualification éventuelle de ces actifs d’instruments financiers (ou monétaires), qui emporterait des conséquences pratiques sur l’encadrement des plateformes qui en font le commerce. En effet, si l’Agence du Revenu Canada (ARC) tend à considérer les cryptyomonnaies comme des marchandises (« commodities »), les autorités boursières provinciales, dans le cadre de l’association Canadian Securities Administrators (CSA), reconnaissaient dès 2017 qu’une partie des actifs pouvaient être considérés comme des valeurs mobilières (« securities ») et que les plateformes devaient donc respecter les lois sur les valeurs mobilières -  une position réaffirmée à plusieurs reprises depuis. En janvier 2020, la CSA et l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM) ont ainsi publié un document conjoint[1] précisant les différents cas de figure dans lesquels la législation sur les valeurs mobilières s’appliquait aux plateformes crypto, reposant principalement sur l’idée de la livraison immédiate à l’acheteur de l’objet de la transaction (auquel cas le régulateur ne considère plus les cryptoactifs comme des valeurs mobilières). Il est toutefois malgré tout possible que cette législation s’applique à des plateformes dont les principaux actifs ne sont pas, pris individuellement, considérés comme des valeurs mobilières : le droit de propriété de l’acheteur est alors considéré comme un dérivé attaché à une marchandise, et par conséquent la transaction est encadrée par la loi sur les valeurs mobilières. Par ailleurs, en mars 2021, ces mêmes organisations ont publié des lignes directrices[2]  à destination des plateformes actives sur le marché des cryptoactifs, faisant notamment une distinction entre les « dealer platforms », qui proposent à leurs clients des cryptoactifs, et les « marketplace platforms », qui réunissent au même endroit plusieurs plateformes d’échange de cryptoactifs, et proposant des cadres intérimaires visant à garantir la stabilité de l’environnement réglementaire dans un secteur en pleine croissance. L’association CSA a par ailleurs mis en place, dès 2016, un bac à sable réglementaire (« regulatory sandbox ») permettant aux entreprises du secteur de la fintech d’expérimenter leurs modèles d’affaires, pour une durée limitée, en-dehors de la réglementation sur les valeurs mobilières – une initiative dont la plateforme Wealthsimple bénéficie depuis son inscription auprès de l’OSC, en août 2020.                              

Lorsqu’un cryptoactif est reconnu comme étant une valeur mobilière, les plateformes concernées ont l’obligation de se conformer aux régulations provinciales, à commencer par l’inscription auprès des autorités boursières (comme l’OSC en Ontario). Si les législations peuvent varier d’une province à l’autre, plusieurs constantes se dégagent des règles sur le commerce des valeurs mobilières, notamment l’obligation de publication de documents financiers, comptables ou de gouvernance (« prospectus »). À l’inverse, si les cryptoactifs ne sont pas soumis aux lois sur les valeurs mobilières – et sont donc, à ce titre, considérés comme de simples marchandises – les obligations de transparence sont moins importantes pour les plateformes. Cependant, ce statut de « marchandise » a d’autres implications, par exemple fiscales, puisque les transactions sur les cryptoactifs sont alors assujetties à la taxe sur les biens et services (GST/HST).

Le développement rapide du secteur crypto-financier a également fait apparaître de nouvelles problématiques juridiques pour les détenteurs de cryptoactifs. Les différents régulateurs (CSA, Banque du Canada) ont en effet souligné les risques liés à la détention de cryptoactifs, en particulier lorsque les plateformes servant d’intermédiaires ne sont pas inscrites auprès des gendarmes boursiers. À ce titre, la CSA a alerté au mois de septembre 2021 sur les pratiques trompeuses auxquelles se livraient certaines plateformes, notamment dans le cadre de campagnes marketing visant à encourager l’achat de cryptoactifs par des systèmes de promotions s’apparentant à des jeux de hasard (« gambling-style »). Une autre problématique est celle de la régulation bancaire applicable pour les institutions bancaires « traditionnelles » détenant des cryptoactifs, dans la mesure où le traitement prudentiel de ces actifs reste à ce jour incertain. Sur la base des travaux ouverts par le comité de Bâle en juin dernier, le régulateur bancaire fédéral canadien (BSIF) a lancé en juillet 2021 une consultation à destination des institutions bancaires, afin d’adapter le cadre prudentiel existant à cette nouvelle classe d’actifs. En effet, la grande volatilité des actifs ainsi que la forte exposition des acteurs de ce marché pourrait conduire le régulateur à exiger des institutions bancaires une contrepartie plus élevée en termes de fonds propres pour l’inscription de cryptoactifs à leur bilan que pour les actifs financiers traditionnels. Enfin, l’encadrement du développement des cryptoactifs au Canada passe également par la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités criminelles. À ce titre, les plateformes faisant des opérations avec des cryptoactifs ont l’obligation de se déclarer auprès de FinTrac (ministère des Finances) depuis 2019, et de fournir des informations au gendarme financier sur leurs activités.

3/ Les projets de monnaie numérique Banque centrale restent pour le moment au stade de la réflexion

Si les autorités canadiennes ont d’emblée précisé que les cryptomonnaies ne pouvaient pas être considérées comme des monnaies à part entière, la Banque du Canada a lancé des travaux de recherche autour d’une monnaie banque centrale numérique (Central Bank Digital Currency, CBDC). La Banque du Canada n’a toutefois pour le moment donné aucun horizon pour le développement d’une telle initiative. Toutefois, reconnaissant la baisse tendancielle de l’utilisation des paiements en liquide et le développement rapide des initiatives privées, la Banque entend structurer ses travaux en amont, de sorte à avoir un plan prêt à l’emploi dans l’éventualité où la demande politique deviendrait plus pressante.

En lien avec Paiements Canada[3], la Banque s’est notamment penchée sur la possibilité d’émission d’une monnaie utilisable dans le commerce de détail (Retail CBDC). Les acteurs auraient la possibilité de détenir, à coût nul, un portefeuille virtuel de monnaie banque centrale numérique, dont les unités seraient utilisables dans le commerce. La Banque identifie toutefois plusieurs problématiques qui, à ce jour, restent des obstacles importants : l’accessibilité universelle, la confidentialité et la protection données, ou encore la mise en place d’un modèle de gestion efficace (par rapport à l’émission de monnaie fiduciaire. Enfin, les banques canadiennes sont largement défavorables à cette initiative en l’état, dans la mesure où elle impliquerait un risque important de désintermédiation.