Bien que légèrement plus inégalitaire que la France, du fait de mécanismes redistributifs moins efficaces, le Canada reste néanmoins le pays le plus égalitaire d’Amérique du Nord. Ce constat, qui cache toutefois des situations plus contrastées, n’a pour l’instant pas encore été remis en question par la crise sanitaire, grâce notamment à l’efficacité des mesures d’urgence. La reprise progressive de l’activité pourrait cependant reposer la question des inégalités au sein de la société canadienne.

1/ Des inégalités limitées, qui chachent toutefois de fortes disparités et des dynamiques internes aux déciles

Les inégalités de revenu demeurent relativement mesurées au Canada. L’indice de Gini (après redistribution) est globalement stable depuis le début des années 2000, aux alentours de 0,3, un niveau comparable à celui observé en France et significativement inférieur à celui des Etats-Unis (0,4). En 2019 (OCDE), le rapport inter-décile D9/D1[1] au Canada était de 4, contre 3,5 en France et 6 aux Etats-Unis. A noter toutefois, ainsi que le précisait le dernier rapport Article IV du FMI[2], que le Canada se situe en-dessous de la moyenne des pays de l’OCDE en termes d’inégalités avant redistribution, mais au-dessus de la moyenne après redistribution, ce qui suggère une relative inefficacité du système de redistribution canadien.

Cette relative stabilité globale cache toutefois des disparités importantes. D’abord entre provinces (Annexe 1) : les inégalités après redistribution sont en effet plus importantes dans les provinces les plus dynamiques économiquement (Ontario, Colombie-Britannique), tandis qu’elles restent plus limitées dans les provinces maritimes. Ensuite entre sexes : l’OCDE a ainsi fréquemment rappelé que le Canada occupait une mauvaise position vis-à-vis des inégalités salariales entre les femmes et les hommes, soulignant que l’écart salarial moyen se situait 5 points au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE (Annexe 2).

 

Plus structurellement encore, cette relative stabilité recouvre des réalités très différentes au sein des déciles. Les données utilisées par Bowlus, Gouin-Bonenfant, Liu, Lochner et Park dans un article récent[3] permettent ainsi d’isoler deux phénomènes de long-terme distincts :

(i) un effet de rattrapage entre les ménages les plus modestes et le ménage médian, illustrée par la baisse du rapport D5/D1. Selon Statistiques Canada, le niveau de vie des quatre derniers déciles de la distribution a augmenté en moyenne de 1,6% par an depuis le début des années 2000, tandis que le taux de pauvreté[4] est passé de 14,5% de la population en 2015 à 10,1% en 2019. Cette baisse s’explique notamment par les fortes hausses de salaire minimum mises en place dans la plupart des provinces canadiennes en 2018 (+20,7% en Ontario, +29,3% en Alberta, +11,5% en Colombie-Britannique).

(ii) une « échappée » des ménages les plus aisés vis-à-vis du reste de la population, mise en exergue par la hausse continue du rapport D9/D5 (Annexe 3). Cette tendance s’accentue d’ailleurs à mesure de la progression dans l’échelle des revenus, puisque le 0,01% des revenus les plus élevés représentait 0,46% du revenu total en 1985 et près du double (0,86%) en 2015 (Annexe 4). Enfin cette hausse des inégalités par le haut s’illustre par des phénomènes importants de concentration patrimoniale (Annexe 5).
 
2/ Les mesures d'urgence mises en oeuvre ont permis d'absorber les effets immédiats de la crise sanitaire mais la fin programmée de ces dernières pourrait relancer le débat sur les inégalités
 

Alors que l’on pouvait craindre une augmentation des inégalités du fait de la crise, les mesures d’urgence ont permis de compenser, et même au-delà, les pertes de revenus des catégories les plus précaires. Le brusque arrêt de l’activité économique survenu en mars 2020 et la hausse significative du taux de chômage qui l’a accompagné (de 5,7% en janvier à 13,7% en mai 2020) ont fait craindre une progression rapide des inégalités. Cette crainte s’expliquait notamment par le fait que les secteurs les plus affectés par la pandémie (tourisme, restauration, hôtellerie, commerce de détail) comptent beaucoup d’employés se situant dans les catégories inférieures de l’échelle des revenus. Or, ces craintes se sont finalement révélées infondées, grâce notamment à l’efficacité des mesures d’urgence. Les programmes fédéraux visant à compenser les pertes de revenu liées à la pandémie – en premier lieu la Prestation canadienne d’urgence (PCU)[5] – ont ainsi permis de fortement atténuer son impact socioéconomique, en sachant que plus d’un canadien sur 4 (28,3 %) en âge de travailler a reçu des revenus de transfert fédéraux au cours des premiers mois de la pandémie. Statistiques Canada estime qu’entre février et avril 2020, les revenus du travail du ménage médian ont chuté de 22%, mais que cette baisse a été entièrement compensée par les programmes fédéraux. Les ménages ayant les revenus les plus faibles ont même vu leur revenu disponible progresser de 36,8 % au cours des trois premiers trimestres de l’année 2020 (StatCan), contre seulement 5,5 % pour les ménages aux revenus les plus élevés. Statistiques Canada précise également que la part des familles ayant un faible revenu d’emploi a été significativement réduite entre février (23,3 %) et avril 2020 (14,6 %), avant de progressivement remonter à un niveau toutefois inférieur à la période pré-pandémie en décembre 2020 (17,8 %).

La fin programmée des aides d’urgence, ainsi que l’a annoncé le gouvernement, et son potentiel impact sur les inégalités ont alimenté les débats politiques de la rentrée. En effet, si les ménages appartenant au quintile de revenu supérieur ont relativement peu profité des programmes de soutien fédéraux, conduisant à réduire les inégalités de revenus inter-déciles, c’est d’abord parce que leurs revenus du travail ont été significativement moins affectés par la pandémie (Annexe 6). Or, ce sont ces ménages qui ont également été les premiers à bénéficier de la reprise de l’activité économique à partir du 3ème trimestre 2020 (hausse du revenu disponible de 5,5 % contre 2,4 % pour les ménages du 1er quintile ou une baisse de 0,8 % pour les ménages du 2ème quintile de la distribution). La perspective d’une réduction progressive des aides d’urgence – par exemple la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC), principal dispositif permettant aux employeurs de couvrir leurs pertes de revenus en faisant prendre en charge par le gouvernement fédéral les salaires de leurs employés – a ainsi alimenté les débats politiques en amont des élections fédérales (20 septembre). Les discussions devraient se prolonger au Parlement au cours des prochaines semaines, tandis que certains plaident pour une révision plus globale des prestations sociales, notamment par la possible création d’un « Revenu de base garanti »[6].

 

 

[1] Rapport entre le revenu moyen des 10% les plus riches (D9) et celui des 10% les plus pauvres (D1)

[3] Four Decades of Canadian Earnings Inequality and Dynamics Across Workers and Firms, Audra Bowlus, Émilien Gouin-Bonenfant, Huju Liu, Lance Lochner and Youngmin Park, 2021 (BANK OF CANADA, Working Paper)

[4] Défini par le Market Basket Measure, qui correspond au coût d’un panier de biens et de services correspondant à un niveau de vie de base modeste pour les personnes seules et les familles.

[5] Prestation de 500 CAD/semaine versée aux personnes ayant perdu leur emploi en raison de la pandémie ; le dispositif a été arrêté en octobre 2020 et les bénéficiaires ont été redirigés vers le régime général d’assurance-chômage.