Le secteur financier indien s’est beaucoup transformé au cours des dernières décennies, notamment depuis l’apparition de nouveaux acteurs dès le début des années 2000. Le secteur non-bancaire en a profité et a connu un développement spectaculaire, facilité par une relative atonie du système bancaire classique, au point de jouer désormais un rôle significatif dans le financement de l’économie.

Or, les récents déboires du secteur, via une exposition sensible au risque de liquidité, ont induit une contraction massive de l’offre de crédit pour certains secteurs clés de l’économie indienne. Ces difficultés se traduisent par un ajustement du système de régulation et de supervision des institutions non-bancaire, dans un contexte où certains considèrent que ces mêmes maux font peser un risque à caractère systémique au vu de l’interconnexion croissante avec le secteur bancaire.

L’émergence du secteur financier non-bancaire, alternative au financement bancaire classique ?

Dans un contexte bancaire marqué par la persistance d’un niveau élevé d’actifs non-performants[1], le secteur financier non-bancaire (NBFCs) a connu une expansion sensible ces dernières années. Ses actifs ont enregistré une hausse substantielle pour passer de 14,5 à 22,8 Mds ₹ entre 2014 et 2018. Cet essor est notamment lié à la relative atonie du système bancaire traditionnel, qui n’a su répondre qu’imparfaitement aux besoins financiers des petites et moyennes entreprises, notamment celles qui opèrent au sein du tissu industriel indien (60% des crédits totaux des NBFCs sont destinés à l’industrie).

Dans un contexte où les besoins de financements de certains secteurs sont considérables, les exigences financières imposées par les établissements de crédit demeurent souvent trop difficiles à respecter pour les PME traditionnelles et mal adaptées pour les grandes sociétés. Ainsi, ces nouvelles entités financières se sont très rapidement développées pour répondre à cette demande croissante.

Différence avec le secteur bancaire classique

Le système financier non-bancaire est constitué d’un ensemble d’entités financières (compagnies d’assurance, fonds de pension, sociétés de courtage ou banque d’investissement) qui réalisent des activités d’intermédiation financière. Les opérations d’intermédiation financière se basent sur l’activité de prêts, adossée non pas à des dépôts à l’instar des banques mais à des emprunts sur les marchés financiers, la transformation d’actifs, la titrisation (via une chaîne d’intermédiations plus ou moins complexes selon la qualité des actifs sous-jacents) et la transformation de maturité (prêts à long terme risqués en instruments liquides de court terme et inversement). Ces entités opèrent par définition sans licence bancaire et sont donc soumises à une réglementation différente de celle du secteur bancaire traditionnel. Elles n’ont pas accès aux liquidités de la Banque centrale ou aux garanties implicites publiques. Ainsi, les intermédiaires financiers non bancaires ne font généralement pas l’objet d’une surveillance prudentielle, ni d’exigences de fonds propres comme les banques commerciales classiques.

En outre, ces institutions financières se sont spécialisées pour offrir une gamme de services personnalisées, via l’utilisation croissante de technologies et d’opérations sur mesure, notamment pour répondre à la demande de prêts dans plusieurs secteurs clés de l’économie indienne comme l’industrie, la distribution ou l’immobilier.

Le secteur financier non-bancaire indien se caractérise par une hétérogénéité d’acteurs. Outre les institutions spécialistes en valeurs du Trésor et les institutions financière publiques (à l’instar de l’Exim Bank), près de 10 190 sociétés financières non bancaires composaient les NBFCs à fin septembre 2018. Selon le recensement de la Banque centrale indienne (RBI), celles-ci détiendraient environ 75 % des actifs totaux du secteur financier non-bancaire, pour un montant d’actif de 22 760 Mds INR, et seraient répertoriées au sein de 12 catégories d’activité définies par la RBI. Les NBFCs apparaissent en outre principalement dominées par quelques 300 sociétés, pour la plupart publiques et considérées comme systémiques. Selon la RBI, les NBFCs seraient surtout composées de sociétés sans capacité de dépôts (10 082 recensées), avec près de 85% des actifs totaux du secteur des NBFCs, dont près de 276 évaluées comme systémiques[2] (actifs supérieurs à 5 Mds ₹). En outre, le marché est très majoritairement concentré sur les institutions de financement des infrastructures et des prêts à la personne. Enfin, la moitié des prêts octroyés sont accordés au secteur industriel. A fin mars 2018, 52 % d’entre eux étaient destinés au développement du secteur secondaire, 18 % étaient dédiés au secteur tertiaire et 22 % été octroyés à des ménages pour financer des besoins personnels (notamment pour des achats automobiles). Enfin, seulement 3 % des prêts bénéficiaient au secteur agricole.

Pour ce qui est de leurs sources de financement, les NBFCs affichent une dépendance croissante à l’égard du système bancaire. Si l’endettement était opéré historiquement par des émissions d’obligations non-garanties pour lever des fonds, l’endettement auprès de banques commerciales est désormais en forte hausse. En effet, sur l’année 2018, les encours de crédit en direction des NBFCs affichent une croissance mensuelle moyenne de 38% tandis que les encours totaux du secteur bancaire croissent de seulement 11% en moyenne sur la même période. L’endettement des institutions financières non-bancaires auprès du segment bancaire est passé de 3,2 Mds ₹ en 2017 à 6,2 Mds ₹ en 2019, soit un quasi-doublement des prêts obtenus en deux ans.

La dégradation visible de la santé financière des NBFCs ...

Contrairement aux banques qui disposent de produits diversifiés et d’une large base de dépôts, les NBFCs dépendent largement des fonds mutuels et sont particulièrement sensibles aux retards accumulés dans la réalisation de plusieurs projets, notamment dans le secteur des infrastructures. En effet, en parallèle de la fourniture de services financiers, le succès des NBFCs a été tributaire de sa capacité de mise à disposition de liquidités. Ainsi, elles offrent de façon croissante des facilités de paiements, des contrats de dépôt ou des lignes de crédit pour soutenir la gestion de trésorerie des petites et moyennes entreprises, notamment dans le secteur industriel. Pour répondre à l’augmentation continu de la demande de liquidité des entreprises, et ce, malgré l’absence de collecte des dépôts, les NBFCs ont été contraintes à détenir des portefeuilles d’actifs non-liquide, sensibles à l’information publique sur les contreparties, et à financer ces positions par des dettes liquides et de valeur sûre. Ainsi, et suite à la crise de la société IL&FS (voir encadré), la désaffection des fonds mutuels[3] pour ce type les fonds monétaires et de liquidité, comme le souligne l’Association des fonds mutuels (AMFI) sur les derniers mois, réduit la disponibilité de liquidités sur les marchés et accentue encore plus la crise de liquidité du secteur.

Plusieurs observateurs ont souligné que les fonds mutuels ont pratiquement cessé d’investir dans les instruments des sociétés de services financiers ; or, leurs encours de dette vis-à-vis du secteur sont aujourd’hui estimés à 4 200 Mds ₹, dont 2 200 Mds ₹ (30 Mds $) doivent arriver à maturité au cours des 12 prochains mois, ce qui fait peser, en cas de non-renouvellement, des risques réels sur la capacité de financement des projets d’infrastructures (malgré les espoirs fondés par une partie des commentateurs sur la capacité du secteur bancaire traditionnel à prendre à nouveau le relais des SFNB), voire sur la stabilité du système financier dans son ensemble.

Dans ce contexte, la part nette des prêts non-performants du secteur n’a cessé de croître : elle s’établissait, selon la RBI, à un record de 6,6% des actifs sur l’exercice 2018-19 (contre seulement 4,5% en 2015-16), soit encore nettement en-deçà de celle du secteur bancaire. Selon le rapport de stabilité de la Banque centrale, en cas de choc exogène sévère, les stress tests menés par la RBI indiquent que 13% des entreprises du secteur ne seraient plus en mesure de respecter le ratio d’adéquation des fonds propres.

A l’origine de la crise du secteur, la faillite du géant IL&FS

L’actuelle crise que traverse le secteur des NBFCs trouve son origine, en juin dernier, lorsque la société Infrastructure Leasing & Financial Services (IL & FS), géant du secteur et spécialisé dans le secteur des infrastructures, se retrouve en défaut de paiements vis-à-vis de ses créanciers pour une valeur de 4,5 Mds ₹. A la suite de cet évènement, et alors que les défauts de paiements se multiplient, l’agence de notation India Ratings dégrade sa notation en septembre, qui passe de « AAA » à « D », ce qui indique l’insolvabilité de la société. Une situation qui s’accentue sur les mois suivants avec, en novembre 2018 et janvier 2019, de nouveaux défauts de paiements. La dette totale du groupe est estimée à 940 Mds ₹.

Les autorités indiennes ont alors multiplié les déclarations pour rassurer les marchés. Elles ont en parallèle entrepris de nombreuses inspections financières, tout en demandant le changement de la gouvernance de la société, dans un contexte où la dégradation continue de la santé financière de la compagnie s’est traduite par une perte de confiance généralisée envers les fonds mutuels. Cette situation a aussi entrainé une contraction marquée des liquidités sur le marché secondaire, ce qui a affecté à son tour l’ensemble des acteurs du secteur et notamment l’annulation de près de 1700 licences d’activités au cours de l’exercice 2018-19 (contre seulement 26 cas enregistrés sur l’exercice antécédent). 779 annulations sur les seuls mois d’octobre et novembre 2018. Cette crise s’est étendue désormais à d’autres acteurs clés du secteur, à l’instar de Dewan Housing Finance (DHFL). Celle-ci a notamment vu sa notation être abaissée à « D » en juin dernier, avec une dette cumulée estimée à hauteur de 10 Mds ₹).

… a rendu nécessaire une réaction des autorités indiennes

Face à la crise du secteur, la RBI a assoupli les contraintes réglementaires de liquidité, pour permettre aux banques l’injection de liquidités supplémentaires dans le système financier. Ainsi, et dans un contexte marqué par une perte de confiance des investisseurs[4], la Banque centrale a relevé le ratio de couverture de liquidité (Facility to avail liquidity for liquidity coverage ratio) des banques : après un premier relèvement de deux points du ratio FALLCR en septembre 2018, la RBI a de nouveau rehaussé ce ratio de deux points en avril 2019. De plus, la Banque centrale a également assoupli la règlementation des prêts aux sociétés financières non-bancaires, via une hausse du plafond d’exposition des banques vis-à-vis des intermédiaires financiers non-bancaires (dont les sociétés de crédit immobilier) de 10 à 15%. Par ailleurs, le gouvernement a officialisé, suite à la publication de la loi de finances 2019-20, la mise en place d’une ligne de crédit spécial pour les banques publiques, sur les six prochains mois, afin de soutenir l’allocation de crédit en direction des NBFCs. Enfin, elle propose de rehausser la limite d’exposition des banques à une société financière non-bancaire, au-delà du seuil actuel de 15%, pour le porter à 20% des fonds propres de base (Tier 1). Enfin, elle entend également, selon certaines conditions, permettre de classifier l’allocation de crédits aux NBFCs dans la catégorie des secteurs d’investissement prioritaires.

En parallèle, la Banque centrale a également renforcé la règlementation du secteur. Elle a notamment instauré un ratio net de liquidité pour les NBFCs[5] : ainsi, ce nouveau ratio prudentiel serait fixée à 60% au 1er avril 2020, avant d’augmenter progressivement et d’atteindre 100%, à l’instar du secteur bancaire, à l’horizon 2024. Enfin, la Banque centrale a par ailleurs assoupli la règlementation d’endettement extérieur des NBFCs : les nouvelles dispositions, via un assouplissement des modalités d’endettement au titre des emprunts commerciaux extérieurs (ECB), permettront ainsi à sociétés financières non-bancaires de s’endetter au titre des besoins de fonds de roulement ou bien du remboursement de dette en roupies.

Situation du secteur financier non-bancaire

Situation du secteur financier non-bancaire


[1] Le ratio de PNP s’affiche, selon le Rapport semestriel sur la stabilité financière de la Banque centrale, à 10,8% des encours totaux des banques commerciales à fin septembre 2018.

[2] A cet égard, on notera que seulement 29 NBFCs, publiques, détiendraient 30% des actifs totaux du secteur, tandis qu’en parallèle, 201 entités privées disposeraient, quant à elles, de 50% des actifs totaux du secteur.

[3] Les fonds mutuels auraient soustraient l’équivalent de 3 160 Mds ₹ (42 Mds $) au cours du seul mois de septembre 2018, soit juste après la dégradation de la notation d’IL&FS par IndiaRatings, une tendance qui s’est confirmée sur les mois suivants.

[4] Les fonds mutuels, qui étaient devenus l’une des principales sources de financement des intermédiaires non-bancaires, continuent à réduire leur exposition au secteur.

[5] Disposant de capacité de dépôts et à partir de 50 Mds ₹ d’actifs pour les autres.