Le monde n’a pas mis à profit les 10 dernières années de croissance économique pour réduire le niveau de la dette. L’endettement s’est aggravé dans les pays asiatiques pourtant moteurs de la croissance mondiale. Les politiques monétaires ultra-accommodantes ont contribué à la dérive de la dette. Le retour vers un équilibre budgétaire reste très hypothétique. Tels sont les enseignements du forum des économistes franco-japonais organisé à Tokyo sur le thème des dettes publiques le 17 avril 2019.

 

Le monde n’a pas mis à profit les 10 dernières années de croissance économique pour réduire le niveau de la dette, tant publique que privée. L’endettement s’est aggravé dans les pays asiatiques pourtant moteurs de la croissance mondiale, avec une inquiétude marquée pour l’endettement privé chinois. A travers le monde les politiques monétaires ultra-accommodantes ont contribué à la dérive de la dette en allégeant les contraintes de financements. Le retour vers un équilibre budgétaire reste très hypothétique et sera contraint par le vieillissement de la population. Tels sont les enseignements du 1er forum des économistes franco-japonais organisé à Tokyo autour du thème des dettes publiques.
Désireux de relancer son économie atone depuis 25 ans et de sortir d’un état d’esprit déflationniste, le Japon cumule un déficit budgétaire récurrent (-3,7% du PIB) et la plus forte dette publique des pays de l’OCDE à 238% du PIB. La politique monétaire menée par la Banque du Japon, bien qu’ultra-accommodante, peine à relancer l’inflation.

 

Forum des économistes franco-japonais à Tokyo le 17/04/2019

 

Les dettes publiques sont à la dérive, avec une hausse concomitante des dettes privées en Asie

Conférencier principal du séminaire franco-japonais, l’économiste français Frédéric Burguière, membre du Cercle Turgot et auteur d’un ouvrage sur les « dettes publiques à la dérive » en 2018, a rappelé que le cycle actuel de la dette publique date de seulement 45 ans, soit deux générations : en 2018, la dette publique représente 100% du PIB mondial et la dette globale (publique et privée) atteint 225% du PIB mondial. Il a regretté que les pays n’aient pas tiré profit des dernières années de croissance économique pour réduire leur déficit public. Il s'est notamment montré pessimiste, sur la Chine: l’endettement privé y apparaît également excessif au regard du ralentissement de l'économie et la population vieillit, avec des évolutions comparables à celles que le Japon connaissait en 1990. L’économiste anticipe un changement de structure de l’économie chinoise comparable à celui de l’économie japonaise, ce qui obligera l’Etat chinois à intervenir davantage pour soutenir son économie et à s’endetter.

Par crainte de la déflation, les politiques monétaires ont euthanasié le marché et allégé les contraintes de financement pour les États

Face à l’ampleur de la crise financière de 2008 et aux craintes de propagation d’ondes déflationnistes, les banques centrales ont adopté des mesures de politique monétaire non conventionnelles et accommodantes: assouplissement quantitatif communément appelé « quantitative easing » (les banques centrales ont offert une quantité illimitée de monnaie aux banques commerciales) et mesures d’assouplissement du crédit « credit easing » (rachat d’obligations d’émetteurs publics et privés pour résorber des tensions sur certains marchés et contourner la trappe à liquidité). Au niveau mondial, au cours des 10 dernières années, 12 000 milliards USD de dettes obligataires gouvernementales ont été achetées par les banques centrales, soit 14% de la dette publique mondiale (85 000 milliards USD). Le Japon est clairement le "plus mauvais élève", avec 43% de la dette publique japonaise entre les mains de la Banque du Japon. Selon Frédéric Burguière, les politiques monétaires ultra accommodantes dans la durée ont enlevé toute contrainte de financement aux Etats, facilitant ainsi la dérive des dettes publiques. Elles ont également remis au goût du jour le concept keynésien d’euthanasie du rentier: le capital est devenu pléthorique et sa rémunération n’est plus justifiée, les intérêts perçus ne reflètent plus suffisamment le risque associé au placement; l’offre a asphyxié la demande et la formation des prix ne répond plus à celle d’une économie de marché.

Au-delà de ses effets secondaires, Frédéric Burguière interroge sur le bienfondé de la lutte contre la pression baissière des prix : depuis 2008, la crainte de la déflation l’a emporté sur toute autre considération dans la définition des politiques économiques. Le cas du Japon est patent, avec un objectif d'inflation à 2% fixé depuis janvier 2013 et jamais atteint (l'inflation en 2019 atteint difficilement 1%).

Or, les pressions baissières sur les prix sont selon lui inéluctables. Les politiques monétaires ont réussi à enrayer la dynamique dépressive mais elles n’ont fait que retarder la dynamique déflationniste: la concurrence accrue générée par la mondialisation, les surcapacités de production alimentées par la Chine, l’effet négatif de richesse subi par le rentier et le vieillissement de la population sont tous des facteurs baissiers des prix. Nous semblons nous diriger vers un monde radicalement différent: un monde sans inflation de manière structurelle, avec un impact sur l'ensemble de nos modèles économiques.

A l’aube du vieillissement accéléré de la population japonaise, il sera difficile de corriger le déficit budgétaire à court et moyen terme

Second conférencier principal, l’économiste japonais Osamu Shimizu, ancien élève de l’ENA et professeur à l’Université de Waseda, a mis en avant l’endettement excessif du Japon, de loin le pays le plus endetté du G7 avec un ratio de dette publique proche de 240% de son PIB. Cette dette s’explique par un déficit budgétaire persistant, aggravé par le vieillissement de la population : 28% de la population est âgé de plus de 65 ans contre 20% en France, et 15% aux Etats-Unis. La situation devrait d’ailleurs s’aggraver au regard du déclin démographique : le FMI table sur une réduction d’un quart du PIB du pays sur les quarante prochaines années.

Le déficit budgétaire nippon n’est pas récent : dès les années 80, des objectifs de réduction de la dette par rapport au PIB ont été décidés et maintes fois reportés, parce que les recettes fiscales ont baissé ou au mieux stagné de 1990 à 2009 alors que les dépenses de l’Etat progressaient. A son pic en 2009, le déficit public annuel a atteint plus de 9% du PIB, creusant inlassablement la dette publique. Depuis 2010, les recettes fiscales progressent de nouveau mais insuffisamment au regard de dépenses nécessitées par le vieillissement de la population.

Le changement démographique est lourd de conséquences sur les finances publiques japonaises. Le vieillissement génère une hausse continue des dépenses de santé, qui ont presque doublé entre 2000 (~ 140 Mds €) et 2018 (~ 260 Mds €), contraignant les marges de manœuvre du gouvernement en termes d’allocation des ressources. L’équilibre primaire est d’autant plus instable que le vieillissement et le déclin démographique sont un frein à la croissance et donc à la progression des recettes fiscales. Le gouvernement japonais se trouve donc dans une situation délicate, où il doit constamment choisir entre rigueur budgétaire et relance de son économie.

Ce séminaire franco-japonais tenu à Tokyo a fait l’objet d’échanges nourris. Tour à tour, les économistes présents ont évoqué des pistes pour enrayer la hausse de dette publique japonaise: hausse de la taxe à la consommation bien au-delà de la hausse prévue de 8 à 10% prévue en octobre 2019 (pour mémoire, l'OCDE prône une hausse à 26%), non remboursement de la dette publique détenue à 90% par les résidents, introduction d'une taxe sur la richesse... Cette dernière solution aurait un impact non négligeable compte-tenu de l’épargne conséquente des ménages japonais (17 000 Milliards USD) mais apparaît très compliquée à mettre en place politiquement.

 

Avec la plus forte dette publique des pays de l'OCDE, le Japon peut faire figure de laboratoire intéressant pour le traitement des dettes publiques à l'échelle mondiale, avec des dérives a priori difficiles à corriger à l’aune de la croissance potentielle réduite du pays et de l’impact négatif de la démographie sur les dépenses publiques.

Le Japon apparaît pourtant aussi comme un cas de figure assumé, avec une dette qui apparaît soutenable grâce à une situation patrimoniale exceptionnelle (position extérieure nette de l'ordre de 60% du PIB) et une dette publique finançable par l’épargne privée domestique (les actifs financiers des ménages et des entreprises représentent 600% du PIB).