Grâce à son émergence récente, à son fort potentiel disruptif et aux nouveaux marchés qu’il crée, le double secteur de la réalité augmentée (AR) et de la réalité virtuelle (VR) est perçu, dans le monde comme à Taïwan, comme un secteur d’avenir clé, et l’île a su profiter de la phase d’expansion du secteur pour s’y positionner rapidement, mais de manière inégale. Concentrées sur le matériel, les entreprises taïwanaises y présentent des avantages réels ; en revanche le positionnement de Taïwan en aval, dans le secteur du logiciel, reste fragile. Les initiatives de soutien au développement du secteur se heurtent encore au conservatisme des grandes entreprises, aux doutes sur la démocratisation de ces technologies et au manque de moyens des PME, freinant ainsi le développement de l’activité sur ses champs les plus profitables. Néanmoins, le marché taïwanais présente quelques opportunités pour les entreprises françaises, en particulier grâce à une coopération existante dans l’audiovisuel, principal atout de l’AR/VR français.

Le secteur de l’AR/VR taïwanais, en pleine expansion, se concentre sur le hardware et le contenu end-user

Malgré la présence de certains géants tels HTC et Asus (1), le secteur taïwanais de l’AR/VR compte principalement des PME. La Taiwan Association for Virtual and Augmented Reality (TAVAR) recense ainsi 52 entreprises (voir annexe 1) (2), dont 90% comptent moins de 50 employés. Suivant la tendance mondiale du secteur (voir annexe 2), le secteur est en phase d’expansion : l’offre y est redondante, les entreprises peu profitables mais en croissance. En 2016, 65% des entreprises recensées n’étaient pas profitables, mais 80% ont connu une croissance de leur chiffre d’affaire, et 73% ont recruté.

Le hardware constitue la principale force de Taïwan, et comprend la majorité des entreprises taïwanaises du secteur. Grâce à une importante industrie des composants électroniques, des assembleurs comme Foxconn, et des entreprises de taille mondiale dans le secteur du matériel électronique comme HTC, Asus et Acer, l’île présente une chaîne de valeur pour le hardware complète et éprouvée. HTC permet notamment à Taïwan de figurer sur le devant de la scène du matériel VR, le casque HTC Vive – issu d’un partenariat avec Dassault Systèmes - possédant la seconde base installée de casques VR au monde fin 2016 (voir annexe 3). Le développement de la réalité virtuelle et augmentée représente une opportunité importante pour l’industrie du hardware taïwanaise, notamment pour une industrie des composants électroniques qui représente 11% du PIB taïwanais et près d’1/3 du secteur manufacturier. La démocratisation de la VR, puis de l’AR, attendue pour les deux à trois années à venir, nécessiterait en effet un rééquipement massif des particuliers comme des entreprises, tirant ainsi l’activité de cette industrie à un moment où les marchés des ordinateurs, des smartphones et des tablettes sont arrivés à maturité.

Nécessaire à cette démocratisation, le contenu représente une plus faible part des efforts des entreprises taïwanaises. Celles-ci se concentrent sur les produits et services destinés aux utilisateurs finaux, et notamment dans le marketing et le divertissement (jeux vidéo, vidéos 360°, etc.). Un tel positionnement permet de répondre aux problèmes posés par la petite taille du marché taïwanais, car les jeux VR ont un coût de développement plus faible que les autres produits VR, ciblent une clientèle ayant une plus grande propension à payer, et ont des coûts d’acquisition-client réduits en raison de la nouveauté du marché. Par ailleurs, les entreprises taïwanaises peuvent profiter de vitrines pour leur contenu, comme l’HTCViveland à Taipei et le VR+ Experiment Room à Kaohsiung. Enfin, bien que ces producteurs de contenus soient encore trop petits pour pouvoir s’exporter, la proximité linguistique leur faciliterait l’accès au marché de la Chine, qui s’est jusqu’alors concentrée sur le matériel.

Malgré de réelles opportunités, l’émergence du secteur de l’AR/VR à Taïwan est freinée par quelques barrières structurelles et l’absence d’une stratégie nationale de développement

Si le secteur taïwanais de l’AR/VR présente des atouts pour se développer, les entreprises du secteur et notamment les PME font face à d’importants freins à leur développement en matière d’investissement, de main-d’œuvre et d’infrastructures. De manière générale, les entreprises taïwanaises sont confrontées à des difficultés à lever des fonds et à une faiblesse des investissements, accentuée dans ce secteur notamment par l’attitude dissuasive du gouvernement à l’égard de certains investissements étrangers, alors qu’il n’existe pas à Taïwan de fonds d’investissement spécialisé dans celui-ci. Il est aussi difficile de trouver du personnel qualifié, notamment dans le domaine du développement logiciel (3) ; la TAVAR déplore en outre le manque de connaissances des élites techniques à propos du marché taïwanais, alors que celles-ci sont nécessaires dans un domaine d’activités aussi transversal que l’AR/VR. Enfin, malgré la qualité des infrastructures réseau taïwanaises, celles-ci n’ont pas encore un débit suffisant pour transmettre du contenu VR tels des vidéo 360° en direct, entravant ainsi le développement du marché du contenu end-user (4).

À ces difficultés structurelles s’ajoute l’absence d’une stratégie nationale de développement et un certain manque de coordination entre les différents acteurs du secteur. Avoir une industrie unie (derrière un géant comme HTC) pourrait être un atout, à un moment où le secteur mondial du matériel rentre en phase de consolidation. Cependant, d’une part HTC a exporté ses efforts de recherche sur la VR en Chine continentale, et notamment à Shenzhen avec le projet d’International Virtual Reality Research Center, d’autre part, le retard pris par HTC en termes de ventes par rapport aux concurrents, combiné à la crainte persistante d’un nouvel échec de la VR à l’échelle mondiale, dissuade les entreprises en amont de la chaîne d’investir dans la VR, alors qu’elles font partie d’une chaîne de valeur matérielle remarquablement intégrée. Ces entreprises préfèrent en effet attendre l’apparition d’un constructeur dominant qui fixerait les normes et standards. De la même manière, cette absence de standards rend fragile le positionnement en aval des créateurs de contenu : en l’absence d’une coopération plus poussée entre matériel et logiciel à l’échelle nationale, ces derniers sont contraints de s’assurer une certaine flexibilité en limitant la complexité de leurs contenus, ou en ne développant que sur des plateformes déjà standardisées comme le mobile, afin d’anticiper tout futur changement de plateforme. Enfin, si le marché taïwanais est réceptif aux contenus end-user, les industries présentant le plus gros potentiel de marché pour l’AR/VR y sont trop peu développées et ne peuvent donc pas tirer ce secteur grâce à leurs investissements (5). L’effort d’éducation à l’égard des grandes entreprises a bien été réalisé et les avantages apportés par ces technologies sont perçus, mais ces dernières restent très prudentes. Quant aux PME taïwanaises, l’équipement en matériel AR/VR représente un surcoût qu’elles ne peuvent pas supporter (6).

Les réels efforts, publics comme privés, de soutien au développement du secteur, mériteraient d’être accentués

Bien que le secteur de l’AR/VR ne soit pas prioritaire au même titre que celui des objets connectés (IoT) (7), les mesures destinées à l’IoT ciblent tout de même parfois le secteur de l’AR/VR, en raison des synergies, notamment en matière de formation de personnel, qui existent aussi bien dans le domaine matériel que logiciel. L’AR/VR pourrait par exemple faire l’objet d’investissements du futur fonds souverain Taiwania Capital (8). Les autorités taïwanaises ont également mis en place des mesures plus spécifiquement destinées à l’AR/VR. En mai 2017, le cluster Eyemax VR Innovation Campus a été établi à Kaohsiung par le ministère des Affaires Economiques en coopération avec Eyemax, afin de renforcer l’intégration verticale du secteur et de stimuler la recherche dans le domaine. Parallèlement, l’Institute for Information Industry (III) a organisé des concours de start-ups VR avec des aides financières à la clé (9).

À ces initiatives publiques s’ajoutent des actions privées, notamment en matière d’éducation concernant la technologie. TrendMicro Inc. et la fondation Taiwan Care ont ainsi lancé le projet de VR Bus au début de l’année afin de permettre à tous de découvrir la technologie, et d’intéresser les plus jeunes à suivre des études dans le domaine. Par ailleurs, l’existence d’organisations rassemblant des acteurs privés comme la TAVAR déjà mentionnée, mais aussi Taiwan VR et Taiwan AR, souligne l’effort d’organisation du secteur privé dans le domaine et la volonté de coopérer avec les autorités.

En l’absence de stratégie nationale, ces efforts pourraient cependant être peu productifs. Les subventions risquent ainsi d’être captées par des entreprises dans le secteur des contenus end-user, au détriment du développement des secteurs d’avenir. Ces efforts sont à mettre en regard des ambitieuses stratégies nationales chinoises et coréennes (10). Taïwan risque par exemple de se voir confrontée à une concurrence du matériel, mais aussi de l’industrie montante du logiciel chinois, ce qui la priverait d’un avantage comparatif de taille. Ce contexte pourrait enfin entraîner une fuite des  cerveaux, déjà illustrée dans le cas HTC susmentionné.

Dans son premier rapport, paru en mars 2017, la TAVAR appelle donc le gouvernement à mettre en place une stratégie de développement de l’AR/VR plus poussée et coordonnée, incluant des aides financières aux entreprises du secteur, un renforcement de la coopération entre le secteur privé et les universités, ainsi qu’une attitude plus ouverte à l’égard des investissements chinois. Surtout, en investissant dans les logiciels AR/VR destinés à l’éducation, le gouvernement pourrait d’une part stimuler le développement d’une grande partie de la chaîne de valeur, y compris en amont, et d’autre part participer à la démocratisation de la technologie en habituant les jeunes générations à l’utiliser (11).

Des opportunités pour les entreprises françaises dans le contenu end- user et le matériel

Les entreprises françaises de l’AR/VR sont bien positionnées dans le secteur du contenu end-user, notamment dans le divertissement. En particulier, la France s’illustre comme un des leaders mondiaux en matière de création de contenus audiovisuels VR, avec des entreprises comme OKIO, Agat Films, Camera Lucida et Innerspace VR, grâce à un savoir-faire technique, une originalité du contenu et surtout un système de financement de la production favorable au développement de projets indépendants et innovants. S’il est difficile de pénétrer le marché taïwanais sans contenu en chinois, les producteurs français peuvent profiter d’une coopération déjà existante dans l’audiovisuel avec Taïwan12. On notera ainsi que Taïwan a montré son intérêt pour les œuvres et techniques françaises avec un projet de Hackathon VR en septembre 2017 qui servira de vitrine pour le contenu français, ainsi qu’avec les bourses d’études délivrées aux Taïwanais partant étudier l’animation en France. Lorsque de telles formations spécialisées existeront en France, l’établissement d’une bourse spécifique à la VR par les autorités taïwanaises pourrait être envisagé.

Plus en amont, Taïwan pourrait représenter un marché pour des entreprises françaises proposant des solutions B2B. Les producteurs de contenu taïwanais pourraient être intéressés par des logiciels tels que la solution de production VR de Wonda. Dans le domaine de l’AR, le National Palace Museum a déjà signalé sa volonté d’utiliser cette technologie pour renforcer l’expérience des visiteurs. Une émulation des autres musées pourrait créer un marché pour des entreprises proposant des solutions AR dans le secteur du tourisme, comme Histovery.

Enfin, l’industrie française pourrait accroître sa coopération avec le secteur matériel taïwanais afin de développer les usages industriels de la technologie. Dassault Systèmes est déjà bien implanté à Taïwan, et dispose d’un réseau solide de grands clients dans de nombreux secteurs industriels. Plus minoritaires, les acteurs français du matériel pourraient aussi profiter d’une coopération avec une chaîne de production aussi intégrée et développée que celle taïwanaise lorsque les normes et standards de l’industrie seront déterminés.

Illustration Pixabay

1 HTC a développé le casque VR HTC Vive en partenariat avec Dassault Systemes qui fournit son software Katya et l’entreprise américaine Valve, qui gère Steam, la plus grande plateforme de vente de jeux vidéo au monde. Asus a développé le second téléphone au monde à être équipé de la technologie AR Tango de Google, et commercialisera un casque VR développé avec Microsoft dans le courant de l’année 2017.
2 La TAVAR estime cependant que Taïwan compterait plus d’une centaine d’entreprises dans le secteur de l’AR/VR.
3 Selon 1111 Job Bank, 80% des entreprises du secteur de l’AR/VR rencontraient des difficultés à recruter en 2017.
4 Les infrastructures réseau taïwanaises sont les troisièmes plus rapides au monde, avec une vitesse de téléchargement moyenne de 34,4 MB/s, derrière Singapour (55,1) et la Suède (40,2). Cette insuffisance des capacités des infrastructures réseau pour la transmission de contenu VR est donc un problème mondial, la vitesse nécessaire étant estimée à environ 100 MB/s.
5 Selon PwC, les cinq secteurs qui investissent le plus dans l’AR/VR à l’échelle mondiale sont l’automobile, NTIC et média, la santé, la vente au détail (dont e-commerce) et le secteur manufacturier.
6 Ce qui est d’autant plus un frein pour le secteur de l’AR/VR à Taïwan que 96% des entreprises taïwanaises sont des PME.
7 L’Internet of Things (IoT) fait partie des « 5+2 » secteurs prioritaires identifiés par le gouvernement.
8 Tawania Capital est un fonds souverain de capital-risque qui devrait être établi formellement à la fin du mois d’août 2017, et qui est destiné à investir principalement (mais pas exclusivement) dans les « 5+2 » secteurs.
9 Ces aides sont d’un montant variable. Le premier prix d’un concours organisé en 2014 s’élevait à 100 000 USD.
10 L’AR/VR est mentionné comme secteur prioritaire par la Chine dans différents projets nationaux, dont le 13e Plan Quinquennal, Internet+, ainsi qu’un plan de développement de l’industrie des objets intelligents. Le secteur fait aussi l’objet d’initiatives locales consistant en des aides financières et à la formation (Xi’an, Fuzhou, Nanchang), en l’établissement d’écosystèmes VR (Shenzhen, Chongqing), et dans le renforcement de la coopération public-privé en matière de recherche et de normes (province du Shandong). Jusqu’alors concentrés sur le matériel, les efforts chinois portent de plus en plus sur le développement des logiciels. La Corée du Sud, elle, a fait du développement de l’AR/VR une priorité nationale dans des programmes gouvernementaux, consistant à renforcer les efforts de recherche, créer des champions nationaux et développer des écosystèmes AR/VR. L’objectif est de se servir des JO d’hiver de 2018 comme vitrine technologique.
11 Voir par exemple l’étude menée par le Centre des sciences de l’éducation de l’Université Normale de Taiwan sur l’utilisation des technologies multimedia dans le cadre du projet de « Smart Classroom 2.0 » : un environnement d’apprentissage immersif en RV/RA est espéré par 72% des étudiants de l’enseignement supérieur.

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