Indicateurs et conjoncture

Pays pétrolier grand comme trois fois la France et ne dépassant pas les 7M d’habitants, la Libye, pays à revenu intermédiaire de tranche supérieure, dispose d’un des PIB/habitant les plus élevés d’Afrique, mais souffre d’une économie très volatile en raison de sa totale dépendance aux variations de la production et des prix pétroliers. Après une année 2022 en dents de scie entre blocages pétroliers (avril-juillet) et hausse des recettes portée par des cours internationaux élevés, l’économie libyenne a bénéficié en 2023 d’une stabilité précaire lui permettant de maintenir un rythme de production pétrolière régulier d’environ 1,2 Mb/j. La persistance de la partition institutionnelle du pays, la corruption, les trafics et contrebande et l’absence de développement d’un réel secteur privé continuent cependant d’exposer l’économie libyenne aux chocs internes et externes et de retarder son urgente diversification. Le retour du FMI (premier article IV depuis dix ans publié cette année) et l’activité de la Banque mondiale (coordination des partenaires du développement, assistance technique et suivi économique) permettent d’améliorer un tant soit peu la fiabilité de l’analyse macroéconomique et financière. Il n’en demeure pas moins que les données utilisées doivent être considérées avec une grande précaution.

Volatile et tributaire de l’évolution de la situation sécuritaire et des recettes pétrolières, l’activité économique, quasiment entièrement dépendante du secteur des hydrocarbures, a connu une croissance soutenue en 2023[i]. Les hydrocarbures représentent encore en 2023 les deux-tiers du PIB, 95% des exportations et 97% des revenus de l’Etat. Après une année 2022 marquée par trois mois de blocages pétroliers[ii] dus à l’instabilité politique et sécuritaire, la production pétrolière a été préservée en 2023 à un niveau proche de la capacité maximale définie par la National Oil Corporation (NOC). Sur les dix premiers mois de l’année 2023, la Libye a produit en moyenne 1,19 M de barils par jour, reprenant ainsi la 2e place du continent africain derrière le Nigéria, devant l’Angola. Les exportations de gaz naturel vers l’Italie via le gazoduc Greenstream devraient s’élever pour 2023 à environ 2,5 Md m3, légèrement plus qu’en 2022, point bas depuis 2011. En 2023, la croissance est repartie à la hausse (+14,1% selon la Banque Mondiale, +18,8% selon le FMI) après une chute (-1,2% selon la BM, -11,4% selon le FMI) en 2022 due aux blocages pétroliers dont les conséquences ont néanmoins été limitées par la hausse des cours mondiaux. La catastrophe de Derna survenue en septembre 2023 suite à la rupture de deux barrages en amont de cette ville côtière de l’Est libyen ne devrait pas avoir de conséquences significatives sur la croissance, les activités pétrolières n’ayant pas été touchées et Derna ne représentant que moins de 2% du PIB libyen.

L’échange direct de brut contre produit raffiné par la NOC amputerait cependant de plus de 20% les recettes pétrolières. Si les recettes pétrolières et gazières brutes devraient atteindre 33 Md USD en 2023, un niveau proche de 2022, les échanges de pétrole brut contre produits raffinés effectués directement par la NOC, évalués à près de 7 Md USD, ramènent les recettes nettes à 26,5 Md USD, après 27 Md USD en 2022.

 

Graphique 1: Evolution de la production pétrolière libyenne

La reprise puis le maintien à niveau soutenu de la production pétrolière depuis août 2022 et la hausse des cours des hydrocarbures ont rétabli les comptes extérieurs libyens en alimentant la hausse des recettes d’exportations. Plusieurs facteurs tels qu’une baisse durable des cours du pétrole, la poursuite d’importations couteuses de produits raffinés combinés à une hausse des importations portée par les dépenses en salaires et subventions pourraient néanmoins menacer à moyen terme les excédents courants de la Libye. Ainsi selon la Banque mondiale, l’excédent courant qui a atteint 21% du PIB en 2022, serait déjà ramené à 7,8% du PIB en 2023 en dépit de recettes pétrolières équivalentes.

Graphique 2:  Evolution du solde de la balance courante et des réserves en devises

L’exécution des finances publiques reste marquée par la division institutionnelle et le poids des dépenses en salaires et subventions. Faute d’adoption d’une loi de finances depuis 2014 ou d’arrangement financier depuis 2020 en raison de la partition institutionnelle du pays, la BCL applique théoriquement la règle du douzième provisoire[iii] pour financer le Gouvernement d’Unité Nationale (GUN) basé à Tripoli. Ce dernier bénéficie de la plupart des recettes issues des hydrocarbures. Le Gouvernement de Stabilité Nationale (GSN), basé à Benghazi bénéficie théoriquement des budgets votés par la Chambre des représentants basée à Tobrouk mais ceux-ci n’ont jusqu’à présent jamais été financés par la BCL. Les revenus du GUN pour les dix premiers mois 2023 s’élèvent selon la BCL à 96,6 Md LYD (20 Md USD) contre 83,6 Md LYD (17,3 Md USD) de dépenses. Les salaires de la fonction publique (2,2 M de personnes pour moins de 7 M d’habitants) représentent plus de 50% des dépenses et ont considérablement augmentés depuis la dévaluation du LYD de janvier 2021. Les subventions (essence, médicaments, allocations pour les familles, officiellement 17% des dépenses) ont également été augmentées par le GUN. L’essence la moins chère du monde après le Venezuela (3 cts EUR par litre), pourtant en très grande partie importée faute de capacités de raffinage suffisantes, constitue une aubaine pour la contrebande organisée vers les pays voisins. Cette contrebande couterait autour de 2 Md USD par an à la Libye et contribue au financement des groupes armés.

 

Graphique 3 : Evolution de la composition du budget de l’Etat

 

Graphique 4: répartition des dépenses publiques sur les dix premiers mois de 2023

En dépit d’une décennie de conflit qui a entrainé une chute de 54% du PIB par habitant et ponctuée de blocages pétroliers, la BCL est parvenue à maintenir un niveau de réserves en devises très confortables grâce à un contrôle strict des sorties de capitaux (à travers le contrôle de l’octroi des lettres de crédit notamment) et divers arrangements temporaires. D’après le FMI, les réserves libyennes s’élèveraient en 2023 à 85 Md USD soit 200% du PIB et environ quatre ans d’importations. La Libye dispose également d'un fonds souverain (la Libyen Investment Authority, LIA) avec des actifs estimés à 70 Md USD qui demeurent non accessibles en raison des sanctions en vigueur depuis 2011.

L’endettement extérieur de la Libye demeure nul. Néanmoins, au cours des dernières années, le gouvernement a dû compter sur le financement monétaire pour couvrir les déficits lors des années où les revenus pétroliers se sont montrés trop faibles pour couvrir les dépenses. D’après la BCL, le gouvernement était endetté en 2022 à hauteur de 90,5% auprès de la Banque centrale. Il ne s’agit toutefois pas, selon le FMI, d’une dette au sens habituel du terme car libellée en monnaie locale, sans taux d’intérêt ni calendrier de remboursement. Depuis 2014, les autorités de l’Est, via la branche de la BCL, se sont par ailleurs largement endettées auprès des banques commerciales (71 Md LYD selon la BM).

L’annonce de réunification des deux branches de la Banque Centrale Libyenne a été considérée comme une avancée positive. En août 2023, la BCL divisée depuis 2014 entre l’Est et l’Ouest a annoncé sa réunification. Le processus a été facilité par la nomination d’un nouveau Vice-gouverneur à l’Est ayant permis la reprise du dialogue au sein de l’institution. L’une des premières décisions de la BCL « réunifiée » a été de soutenir le bilan des banques à hauteur de 9 Md LYD pour soutenir le LYD, éviter le décrochage du taux de change parallèle et résorber la crise de liquidités. Des changements organisationnels sont également intervenus. La réunification de cette institution souveraine, à la tête des cinq banques publiques qui possèdent 90% des avoirs du système bancaire et jouant un rôle exorbitant, entre définition de la politique monétaire, gestion des réserves en devises, supervision du secteur bancaire et financement des dépenses publiques, était un prérequis au renforcement de la stabilité économique libyenne. Cette réunification de façade ne résout toutefois pas à ce stade totalement les défis d'amélioration de la gouvernance de l’institution ainsi que les questions liées à la dette domestique contractée par les autorités de l’Est.

Les pressions inflationnistes se sont réduites en 2023. Fortement exposée aux évolutions du prix des céréales et des biens importés et à la faveur d’une augmentation des salaires et subventions, la Libye a connu en 2022 une inflation relativement soutenue, estimée à 4,1% par le FMI (pics à 5,7% relevés par les autorités de Tripoli) mais probablement sous-évaluée[iv]. En 2023, les pressions inflationnistes se sont atténuées, le CPI estimé par le FMI est de 2,9%.

Graphique 5 : Evolution du CPI

En novembre 2023, des signaux de tensions apparaissent sur l’économie libyenne. Fin octobre, la BCL a annoncé dans son rapport mensuel un déficit de 10,9 Md USD dans les mouvements de devises sur les dix premiers mois de l’année 2023 (19,7 Md USD d’entrées, 30,6 Md USD de sorties). Cela peut en partie s’expliquer par la rétention des transferts de la NOC vers la BCL mais également par l’accroissement des sorties de devises (+33% en faveur des importations du secteur privé et +274% pour le secteur public, en grande partie pour des arriérés).  Dans le même temps, le dinar libyen a connu son décrochage le plus important sur le marché parallèle depuis le rapprochement des taux officiels et parallèles. D’un niveau relativement stable ces derniers mois, autour de 5,2 LYD pour 1 USD, le taux de change parallèle est monté à 6,22 LYD/USD début novembre, avant de se stabiliser autour de 5,9 LYD/1 USD. Cela témoigne d’un resserrement de la politique d’octroi de lettres de crédit par la BCL et fait craindre une reprise des tensions inflationnistes.

Graphique 6 : Evolution du taux de change LYD/USD sur les marchés officiels et parallèles

Faute de diversification et de consolidation de son secteur pétrolier, l’économie libyenne reste particulièrement exposée aux aléas sécuritaires et à la conjoncture internationale. Si les réserves en devises constituent un matelas confortable permettant à la Libye de faire face pendant plusieurs mois à de nouveaux blocages pétroliers ou à une poursuite de la baisse des cours du pétrole, la trajectoire actuelle pourrait rapidement devenir insoutenable. L’explosion des dépenses en salaires de la fonction publique depuis la dévaluation de 2021, le coût économique croissant de la politique de subventions sur les carburants, la généralisation de la prédation économique organisée ou les besoins de financement émanant de deux gouvernements parallèles mettent la BCL sous pression et les réserves pourraient rapidement décliner sans correction de la trajectoire des dépenses. Du côté des recettes, la production pétrolière est aujourd’hui à son niveau maximal compte tenu de l’état des infrastructures. Selon le président de la NOC, 17 Md USD seraient nécessaires pour que l’objectif de renforcement de la production à 2 Mb/j soit atteint dans cinq ans. Soumise à de fortes pressions politiques, la NOC peine à absorber les investissements. Faute de vote de budget et de stabilité institutionnelle, la nécessaire diversification économique n’est toujours pas impulsée et le secteur privé demeure balbutiant grevant les chances de la Libye d’opérer une transition réussie vers une économie post-pétrole.



[i] La Libye dispose des plus importantes réserves de pétrole d’Afrique et les 10èmes à l’échelle mondiale (48,4 Md de barils). La Libye possède également les 5èmes réserves d’Afrique en gaz naturel, les 22èmes à l’échelle mondiale

[ii] Blocages survenus entre avril et juillet 2022. Pertes estimées à 3,5 Md USD

[iii] Si le budget n’est pas arrêté définitivement à l’ouverture de l’exercice, les dépenses peuvent être effectuées mensuellement dans la limite du douzième des crédits existants dans le budget de l’exercice précédent.

[iv] La Banque Mondiale estime de son côté que la hausse annuelle du prix du panier de dépenses minimum en mai 2022 atteignait 32,2 % contre encore 12,6% en décembre 2021

 

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